On vous parle régulièrement de ses livres, mais on n’avait pas encore interviewé Charlotte Roederer ! La sortie de la très bonne série Je rentre en CP qu’elle vient d’illustrer était l’occasion de lui poser quelques questions sur son travail et sur son parcours. Ensuite, c’est l’autrice Florence Cadier qui nous livre ses coups de cœur et coups de gueule, un texte qu’on est vraiment fières et fier de diffuser. Bon mercredi à vous !
L’interview du mercredi : Charlotte Roederer
Vous venez d’illustrer la très chouette collection, dont les textes sont signés Magdalena, Je rentre en CP. Racontez-nous ce projet.
Cette toute nouvelle série Je rentre en… s’inscrit dans le fil de la collection à succès créée par Magdalena et Flammarion jeunesse Je suis en… sauf que dans cette nouvelle série Magdalena s’adresse spécifiquement aux enfants en tout début de CP.
Je reviens du salon Le livre sur la place de Nancy où j’ai eu l’occasion de rencontrer des enseignants de CP qui m’ont dit combien ils attendaient cette déclinaison destinée aux enfants en tout début d’apprentissage de la lecture. La prouesse est que chaque titre raconte une véritable petite histoire tout en étant centré sur un son. Les enfants ne sont pas « intimidés » par le texte joyeux et ludique, et surtout très fiers de lire une véritable histoire !
J’aimerais que vous nous disiez aussi quelques mots sur le très joli Petit cœur, sorti il y a quelques mois chez Nathan.
Petit Cœur est un projet qui mijotait dans mes cahiers et que je porte depuis des années…
Il a fallu qu’à Montreuil, une éditrice l’aperçoive dans un de mes carnets pour qu’il puisse exister. Elle a eu un gros coup de cœur, et n’a plus lâché le projet ^_^
Le thème trace métaphoriquement le chemin de la cellule vers l’étoile.
Mon idée était de faire voyager le lecteur du très près vers le très loin, de la nuit vers la lumière, de l’intime vers l’extérieur, du tout petit vers l’immensité, du visible vers l’invisible, avec comme colonne vertébrale le souffle, la pulsation du cœur, la vie, l’infini.
J’utilise au fil des pages un procédé de dé-zoomage pour cheminer du très petit vers l’infiniment grand.
La présence d’un petit personnage permet au lecteur de s’identifier au fil des pages. On le devine progressivement dans le ventre de sa mère, invitation pour les lecteurs à « écouter » la multiplicité des battements de cœurs.
Au début il y a eu une idée, puis mots et dessins se sont mêlés, et enfin j’ai monté une petite maquette du déroulé du livre. C’est précisément sur ce mini livre que l’équipe Nathan a eu un gros coup de cœur.
Ensuite je me suis mise à écrire plus en détail, mais comme avec les mots je cherchais à évoquer le rythme du battement d’un cœur, j’ai alors demandé à Clémentine si elle voulait bien me rejoindre sur l’écriture. Elle connaissait bien mon projet pour lequel elle avait aussi un vrai coup de cœur. De mon côté je connais son travail d’écriture, que j’aime depuis longtemps, particulièrement ses chansons, dans lesquelles elle joue avec les sonorités des mots et aussi le rythme des phrases. Nous avons donc ciselé les mots, pesé les phrases à quatre mains, deux cerveaux, deux cœurs. Cette co-écriture m’a permis de m’approcher de ma petite musique intérieure.
Pour le réaliser je suis sortie de ma zone de confort en travaillant en noir et blanc plus une couleur comme si mon dessin était nu.
Avec Petit Cœur j’avais envie d’installer un véritable temps de pause pour le lecteur, c’est un livre qui propose un autre rythme.
J’ai été très touchée de découvrir combien ce livre suscitait d’émotion chez les petits et les grands, les futurs parents, les personnes âgées. Cela va même jusqu’aux larmes pour les adultes, certains me parlent de frissons. Chacun y projette quelque chose. C’est très troublant.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Oh ! oh ! quel voyage !
J’ai eu une enfance à la fois très sauvage et structurée, j’ai grandi à la campagne au milieu d’une famille de 5 filles, et ça ce n’est pas rien ! Élevant mes deux enfants à Paris, je mesure la chance immense d’avoir eu cette liberté totale d’aller et venir à vélo sur les routes de campagne dès l’âge de 7 ans, par tous les temps et toutes les saisons, impensable aujourd’hui. (Les enfants mal coiffés qui courent dans tous les sens dans mes dessins sont des traces de cette enfance) !
C’est aussi une grande richesse d’avoir vu naître et grandir mes deux petites sœurs et d’avoir grandi sous le regard de deux grandes sœurs, l’une d’entre elles dessinait et peignait très bien, alors petite, je m’asseyais à côté d’elle, l’observais en train de dessiner et j’essayais de l’imiter, nous avons passé de longues heures à dessiner côte à côte.
Mes parents sont arrivés de Tunisie en 1960, mon père avait une passion pour les fleurs et les arbres il n’a cessé d’en planter quasiment jusqu’à sa mort, il avait le talent des bouquets. Ma mère connaissait le nom des constellations, des étoiles, le grec et le latin.
J’ai passé un bac littéraire et artistique, puis après un passage aux arts appliqués de Lyon et à la fac d’histoire de l’art je suis entrée aux arts décoratifs de Strasbourg dans l’atelier très dynamique de Claude Lapointe, j’en suis sortie en 1993. Deux ans avant mon diplôme je commençais déjà à travailler pour la communication et la presse, l’accélérateur a été ma sélection à Bologne en 1992 (ou 93 ?) et la participation à Figure Future qu’organisait Montreuil au début des années 90.
Où trouvez-vous l’inspiration ?
Tout ce que je vois et entends, la nature, les enfants, petits et grands, la vie quotidienne. Les livres, les films, les expos, la musique, la créativité des humains me fascine de plus en plus.
Souvent les idées me visitent la nuit dans mon sommeil, alors j’ai des petits papiers, des carnets à proximité pour les noter dans le noir. Au réveil je découvre des phrases toutes biscornues, mais les idées sont souvent intéressantes.
Quelles techniques d’illustrations utilisez-vous ?
Dans mon parcours d’école d’art j’ai essayé des tas de techniques, mais c’est mon travail au pastel, gouache et pigments qui m’a fait entrer dans l’édition jeunesse (il y a près de 30 ans…) puis progressivement j’ai intégré l’ordinateur dans mon travail avec Photoshop pour ne faire presque plus que cela aujourd’hui.
L’ordinateur n’est pas une fin en soi, j’ai la sensation que c’est un outil supplémentaire, pratique, commode permettant certaines choses, par exemple je l’utilise comme quand je dessinais avec mes bouts de papiers calques superposés dans les maquettes, je me suis vraiment amusée à créer mes propres crayons/outils dans Photoshop. Le champ des possibles est immense.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Enfants nous avions une véritable culture de la bibliothèque municipale, nous y allions au minimum une fois par semaine. Et grâce à ma position du milieu dans la famille j’ai pu bénéficier d’un spectre très large de lecture : Dinomir le géant que j’adorais (avec les images de Quentin Blake et qui n’est plus édité, hélas !), les premiers Dick Bruna pour ma toute petite sœur, j’adorais les albums de la collection Enfants du Monde chez Fernand Nathan de Dominique Darbois, mais aussi les premières éditions françaises de Moumine le Troll que j’ai encore dans la fameuse très jolie « bibliothèque Fernand Nathan » dans cette même collection nous avions aussi plusieurs Contes et Légendes de… j’ai aussi été une enfant Bayard, héritant des 1ers Pomme d’api et Okapi de mes grandes sœurs, j’ai personnellement été abonnée aux 1ers numéros de Belles Histoires, et ai lu avec mes petites sœurs les 1ers Astrapi !
Les Barbapapa, la bibliothèque Rose et verte avec la série Les sœurs Parker, les Alice, j’adorais Le Club des cinq et on était fan des Fantômette, La bête est morte était une institution à la maison comme les Astérix.
Nous avions des tas de recueils de contes : de Grimm, d’Andersen, de Perrault, du monde entier. Je voue une passion particulière pour Le Petit Poucet.
Plus tard la lecture d’un recueil de poésie de Rimbaud (en 5e ?) a été un véritable choc esthétique, et là je suis entrée dans l’adolescence ! J’ai alors lu beaucoup de poésie et les classiques en théâtre, roman (Balzac, Maupassant, Zola, Flaubert, etc.) des livres historiques, des biographies. Puis plus tard des essais philosophiques, esthétiques.
Mais la grande affaire par-dessus tout, quand j’étais adolescente, c’était la musique, j’en écoutais beaucoup, beaucoup !!
Des projets en préparation ?
Je travaille actuellement sur les prochains Mes premières découvertes sonores de Gallimard Musique, d’ailleurs un titre sur Noël sort tout bientôt, c’est très joyeux et ludique à dessiner, j’adore.
Depuis Petit Cœur je suis invitée à de nombreux salons pour des rencontres avec le public et signatures, plusieurs dates jusqu’en décembre. Autour de cet album, j’aimerais aussi monter une expo promenade-lecture conçue comme une expérience sonore et visuelle dans laquelle le promeneur-lecteur serait immergé. Matthieu Deniau (ingénieur du son) a réalisé une maquette sonore que nous avons testée lors de la lecture-expo organisée au joli lieu La Manufacture Parisienne dans le 18e. Coïncidence ou pas d’ailleurs, lors de la prochaine Fête du Livre de Saint-Étienne les chœurs de l’Opéra de Saint-Étienne proposeront un chant-lecture de « Petit Cœur ». Je n’en sais pas plus, c’est une surprise !
Mes petits cahiers fourmillent de projets, ils infusent ou germinent en attendant le bon moment, je leur accorde un peu de temps ici ou là régulièrement… certains dans l’esprit de petit cœur.
J’ai aussi monté des idées de développement de collection tout petit avec un de mes éditeurs… de belles choses en perspective mais encore top secret !
Je réfléchis aussi avec mes crayons et mes ciseaux à de très jolies collections ou one-shot en tandem avec des co-autrices-teurs de talent. C’est très stimulant, de belles rencontres, des concepts intelligents et de très beaux textes, mais là encore top secret !
Bibliographie sélective :
- J’aime Noël, Gallimard Jeunesse (2019).
- Série Je rentre en CP, illustration de textes de Magdalena, Flammarion Jeunesse (2019).
- Petit cœur, texte coécrit avec Clémentine du Pontavice et illustrations, Nathan (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Je joue et j’apprends à me concentrer, illustration d’un texte de Cécile Zamorano, Nathan (2018).
- Mes plus belles berceuses jazz et autres musiques douces pour les petits, avec Elsa Fouquier, Alexandra Huard et Clotilde Perrin, Gallimard Jeunesse (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Mon imagier des chansons de la maternelle, Gallimard Jeunesse (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Mes plus belles musiques classiques pour les petits 2, avec Aurélie Guillerey, Clotilde Perrin et Vincent Mathy, Gallimard Jeunesse (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Tous les bébés, avec Claude Delafosse, Gallimard Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Mon imagier des comptines de la maternelle, illustration de textes de Jean-Philippe Crespin et Bernard Davois, Gallimard Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Le nouveau doudou, illustration d’un texte d’Hubert Ben Kemoun, Nathan (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Mes cinq premières histoires à la petite école, illustration d’un texte d’Agnès Bertron-Martin, Éditions Lito (2012), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez Charlotte Roederer sur tumblr et sur instagram.
Le coup de cœur et le coup de gueule de… Florence Cadier
Régulièrement, une personnalité de l’édition jeunesse (auteur·trice, illustrateur·trice, éditeur·trice…) nous parle de deux choses qui lui tiennent à cœur. Une chose qui l’a touché·e, ému·e ou qui lui a tout simplement plu et sur laquelle il·elle veut mettre un coup de projecteur, et au contraire quelque chose qui l’a énervé·e. Cette semaine, c’est Florence Cadier qui nous livre ses coups de cœur et ses coups de gueule.
Merci de me laisser m’exprimer dans cette tribune, mais… un seul coup de gueule, un seul coup de cœur alors que de nombreux coups au cœur me donnent envie soit de mordre soit de me réjouir.
Mon coup de gueule sera un coup de ras-le-bol.
Pif, paf, en plein dans l’actualité. La ville de Rouen est envahie par une fumée noire (non, ce n’est pas le bûcher de Jeanne d’Arc) mais une usine, celle de Lubrizol, qui brûle et laisse des dépôts de suie, des résidus d’hydrocarbures un peu partout dans la région. Encore une catastrophe écologique. Au secours Greta Thunberg, venez faire un tour dans notre belle Normandie, y’a du boulot.
Heureusement, Agnès Buzin est rassurante, si, si promis. D’accord, l’odeur est horrible, la suie (additifs d’huiles de moteur et d’hydrocarbures) est grasse — je vous laisse imaginer comment on se débarrasse de cette suie quand elle est collée à nos baskets — il ne faut pas manger légumes et fruits qui ont été touchés, mais, MAIS pour les autorités « les produits peuvent être irritants sur le moment et il n’y a pas de polluants anormaux dans les prélèvements effectués » dixit leurs mots dans Le Monde. Bonnes gens de Rouen, continuez à vivre normalement, sans crainte car tout va bien. Vous pouvez continuer à boire l’eau du robinet (personnellement, je n’hésiterais pas à acheter des tonnes de bouteilles d’eau en plastique), à respirer à pleins poumons le bon air de la campagne normande, à faire de longues balades le long de la Seine et pourquoi pas, un shopping dans les rues de la ville de Rouen !
Ah, quand même, une chercheuse de l’INSERM nous dit qu’on « ne peut écarter la toxicité à long terme. Ce nuage qui est passé au-dessus de Rouen est chargé en poussière hautement toxique au minimum cancérogène. » (Le Monde)
Ça me fait frémir. Je pense aux habitants qui sont cloitrés chez eux (enfin, c’est ce que je ferais), aux agriculteurs dont les récoltes vont être sûrement à jeter (de quelles couleurs sont les pommes en ce moment ?), aux éleveurs dont les vaches broutent de l’herbe noire (et le camembert alors ?), aux apiculteurs et leurs abeilles qui butinent des fleurs huileuses… À tous ceux à qui on dit de ne pas s’affoler. Devant ces photos apocalyptiques, je suis plus qu’inquiète, je suis démoralisée. Par les catastrophes écologiques à répétition, les pics de chaleur, le réchauffement climatique, les oiseaux et les animaux en perdition, les papillons qu’on voit de moins en moins, les abeilles qui sont de moins en moins présentes…
Mon coup de gueule se termine en coup de blues. Quel sera le monde dans 50 ans ?
PS : Un autre coup de gueule contre les « fake news » qui pourrissent les réseaux sociaux. Les rumeurs qui intensifient la peur légitime des habitants ont de beaux jours devant elles. On n’est pas prêt de se débarrasser de la bêtise !
Heureusement, il y a les livres. D’abord l’objet « livre », avec ses couvertures qui attirent parfois l’œil, l’excitation qui s’empare de nous avant de commencer la lecture, l’odeur de la colle et du papier neuf, la lourdeur si c’est un pavé ou au contraire, sa légèreté, bref, un régal des sens.
Mon coup de cœur est pour une trilogie de Greg Ilses, parue chez Actes Sud noir. Trois fois 1000 pages, vous imaginez le régal. Un grand roman historique-policier-politique, inspirés de faits réels, racontant, avec moult rebondissements, la petite et la grande histoire des États-Unis entre les années 1960 et 2005 (après Katrina) à Natchez, Mississippi. Une peinture des mensonges et des trahisons de la suprématie blanche (encore d’actualité, hélas). Une plongée au cœur du Ku Klux Klan, de la ségrégation raciale, de la Mafia, des assassinats de John Kennedy, Robert Kennedy et Martin Luther King. Des destins croisés, une saga comme je les aime. Les personnages sont incroyablement attachants (et imparfaits ce qui les rend proches) et l’intrigue ne vous lâche pas, un vrai suspense ! J’ai avalé les deux premiers tomes, j’attends le troisième qui va paraître en octobre. Ce dont je suis sûre, c’est que je n’oublierai jamais ces romans. Je ne dévoilerai pas l’intrigue, c’est un exercice périlleux tant l’histoire est foisonnante. Et puis j’ai un argument, ce serait dommage si vous êtes tenté de les lire !
Bibliographie sélective :
- Série Chevalier Louison, illustrée par Caroline Ayrault, Belin Jeunesse (2019).
- Je les entends nous suivre, Le Muscadier (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Dans l’ourlet de nos jupes, Talents Hauts (2017).
- Gabriel a un secret, illustré par Stéphanie Rubini, Belin Jeunesse (2016).
- L’ombre d’un père, Thierry Magnier (2013).
- La faute de Rose, Thierry Magnier (2012).
- Je ne t’oublierai jamais, illustré par Thierry Pasquet, Gallimard Jeunesse (2010).
- Le poids d’un rêve, illustré par Anna Ladecka, Oskar jeunesse (2009).
- Les miens aussi ils divorcent !, illustré par Michal Szlazak, La Martinière jeunesse (2008), que nous avons chroniqué ici.
- Le rêve de Sam, Gallimard Jeunesse (2008).
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !