Aujourd’hui j’ai choisi de recevoir l’autrice Amélie Antoine pour son roman Ne vois-tu rien venir ? paru en début d’année aux éditions Syros. Ensuite, c’est Marjolaine Leray, une illustratrice dont je suis le travail depuis des années, qui est l’invitée de la rubrique Quand je crée.
L’interview du mercredi : Amélie Antoine
En début d’année est paru Ne vois-tu rien venir ?, un récit à deux voix bouleversant qui reprend une histoire déjà parue en édition pour adulte il y a quelques années. Pouvez-vous nous raconter ce projet et comment vous avez travaillé pour l’adapter aux adolescent·es ?
Lorsque j’ai écrit Raisons obscures, ce qui m’intéressait en premier lieu, c’était de réfléchir au problème du harcèlement scolaire à travers les yeux des parents impliqués (ceux de l’enfant harcelé / de l’enfant harceleur) : comment peut-on, en tant que parent, en venir à complètement passer à côté de ce qui arrive à son enfant ? Comment peut-on être aveugle sans pour autant être coupable ? Le roman était vraiment focalisé sur les deux couples de parents (ceux d’Orlane et de Sarah, donc) et le lecteur était mis dans leur position à eux, avant de revivre la même année scolaire par le prisme des deux adolescentes.
Si j’ai eu envie de retravailler sur cette histoire, de reprendre ce texte, c’est parce que j’avais envie qu’il puisse être lu par les principaux concernés : les adolescents de l’âge d’Orlane et Sarah. J’avais envie qu’ils découvrent leur histoire, qu’ils s’identifient à elles, que leur relation fictive résonne dans leur réel à eux. Je me suis donc concentrée sur ce qui constituait la seconde moitié de Raisons obscures : la relation d’Orlane et Sarah, narrée alternativement par l’une et l’autre.
Comment naissent vos histoires ?
Question difficile ! Les sources d’inspiration, les étincelles qui finissent par mener à un roman sont nombreuses : ce peut être des choses que je vis, des anecdotes que l’on me raconte, des faits divers… Ou, parfois, ce peut être davantage une idée de narration, de construction d’une intrigue, avant même de savoir de quoi parlera le roman ! Ce qui m’intéresse, c’est non seulement de trouver quelle histoire je veux raconter, mais aussi de quelle manière je vais la raconter…
Savez-vous à l’avance comment vont se terminer vos romans ?
Toujours, oui. Le plus souvent, j’ai d’abord en tête la scène de fin, d’ailleurs. Puis je remonte le fil pour comprendre et expliquer ce qui a pu mener à cette issue…
Qui sont vos premier·ères lecteur·rices ?
Mon père, toujours. Ensuite, pour les romans jeunesse, ma fille aînée, qui a 12 ans.
À part Stephen King, quelles étaient vos lectures d’enfant ? Certaines œuvres vous ont-elles inspirée ?
Enfant, j’aimais surtout les romans d’épouvante, en particulier les histoires de fantômes. En dehors de Stephen King, je retiens deux lectures importantes dans mon enfance, c’est-à-dire des romans que j’ai lus, relus, et re-relus… Toute la série des Trois jeunes détectives d’Alfred Hitchcock, dans la Bibliothèque verte, et la saga des Enfants Tillerman de Cynthia Voigt !
Depuis quand écrivez-vous ?
J’ai toujours aimé écrire : enfant, j’écrivais des histoires, ado, des nouvelles… Jusqu’à passer le pas d’un premier roman, à l’âge de 30 ans !
Que lisez-vous en ce moment ? Un coup de cœur à partager ?
En ce moment, je lis énormément de témoignages et de récits se déroulant durant la Seconde Guerre mondiale, pour un projet de roman sur lequel j’aimerais travailler. J’essaye de ménager malgré tout un peu de temps pour la “lecture-plaisir” : mon dernier coup de cœur est Un faux pas dans la vie d’Emma Picard, de Mathieu Belezi, qui m’a particulièrement émue, et j’ai bon espoir de bientôt me lancer dans la lecture de 19, River street, de Laure Rollier, qui me tente beaucoup !
Vous avez récemment sorti un nouvel album, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Bien sûr ! Mes deux chez-moi est sorti le 27 mars ; c’est un album qui raconte le quotidien d’une petite fille en garde alternée, ses joies et ses peines, la relation qui est à reconstruire avec chacun des parents, les nouveaux rituels, etc. C’est un projet qui me tenait à cœur depuis plusieurs années et qui est magnifiquement illustré par Édith Chambon !
Bibliographie jeunesse :
- Mes deux chez moi, album, illustré par Édith Chambon, Casterman, (2024).
- Ne vois-tu rien venir ?, roman, Syros, (2024), que nous avons chroniqué ici.
- Mauvais joueur, roman, Casterman, (2023).
- Ma moche-mère et moi, roman, Nathan, (2023).
- À poings fermés, roman, Syros, (2023), que nous avons chroniqué ici.
- Revi3ns, roman, Magnard Jeunesse, (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Maudite poupée, roman, Casterman, (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Ce que je fais… avec papa !/Ce que je fais… avec maman !, album, illustré par Isabelle Maroger, Gründ, (2020).
- Ernest et moi, album, illustré par Jack Koch, Michel Lafon, (2019).
Retrouvez Amélie Antoine sur son site internet ou sur Instagram.
Quand je crée… Marjolaine Leray
Le processus de création est quelque chose d’étrange pour celles et ceux qui ne sont pas créateur·trices eux·elles-mêmes. Comment viennent les idées ? Est-ce que les auteur·trices peuvent écrire dans le métro ? Les illustrateur·trices, dessiner dans leur salon devant la télé ? Peut-on créer avec des enfants qui courent à côté ? Faut-il de la musique ou du silence complet ? Régulièrement, nous demandons à des auteur·trices et/ou illustrateur·trices que nous aimons de nous parler de comment et où ils·elles créent. Cette semaine, c’est Marjolaine Leray qui nous parle de quand elle crée.
Je créé sans trop savoir ce que je fais.
Je griffonne comme ça vient. Des fois (souvent) ça ne vient pas du tout. Des fois les dessins se bousculent.
Mon environnement :
Le plus souvent à ma table de travail. Pas trop de bruit, sauf mes colocataires d’atelier qui mangent des chocolats ou se racontent des histoires incroyables du quotidien.
Un plaid pour l’hiver.
Du thé (pas mal de thé) et des tisanes.
Des chaussettes sans trous : comme j’enlève souvent mes chaussures pour me mettre en tailleur sur ma chaise c’est plus approprié.
Beaucoup de feuilles blanches : pour chaque livre, je fais une grosse pile de dessins et je n’en sélectionne que quelques-uns.
Des criterium, sticks de graphite et crayons de couleur.
Un scanner, une table lumineuse et un ordinateur.
Une feuille de carton en sous-main : pour atténuer le bruit de scratchscreutchachechr que je fais en appuyant trop et trop vite sur mes crayons.
Internet parfois pour savoir comment dessiner tel ou tel animal.
Ceci dit, ce qui a la plus grande influence sur mes projets, c’est le temps.
J’aime les débuts. Saisir un élan. Soit je le fais tout de suite, soit ça sera dans 2 ans (l’art de la demi-mesure).
Je travaille dans l’urgence, et en même temps je suis assez perfectionniste. À force, j’ai appris à organiser mes urgences et à trouver des points d’équilibre. C’est-à-dire le moment limite où je ne vais plus pouvoir bouger librement si je tarde trop.
La création d’un album (On va dire Et Moi ?, comme ça, par exemple) s’organise donc à peu près suivant ces 5 phases :
Phase 1 : l’enthousiasme
C’est nouveau, alors je fonce !
À ce stade, il me faut du silence. J’ai plein d’idée de situations, de mises en page, de personnages. Les croquis c’est toujours grisant. Pas besoin de trop rentrer dans les détails. Je découpe les textes, je calibre le nombre de pages et je découpe le chemin de fer. Je fais le livre en minuscule, et en flou aussi (enfin du flou gribouillé).
Phase 2 : ah bon, il faut des détails ?
Quand il faut dessiner les personnages plus précisément, ça coince un peu. J’évacue sur le papier toutes mes premières idées très bateau et je patauge un peu en faisant des chimères. Puis avec quelques conseils avisés de mon éditrice Angèle et de Marie-Sabine (l’autrice drôle et géniale du Grand Grrrr et de Et Moi ? sans qui le Grognou n’aurait jamais eu de doudou), j’arrive à quelque chose qui se tient.
Phase 3 : procrastiner jusqu’à ne plus procrastiner
Ce n’est plus du brouillon, il faut se lancer en grand. Là, je traîne des pieds. J’essaie de retrouver la spontanéité du début alors que je sais que ça va être publié. Évidemment, ça ne marche pas.
C’est un moment où je cherche à être interrompue. Je fuis le travail et je saute sur n’importe quelle occasion pour faire autre chose. Je réponds à des emails. J’organise mes déplacements. Je négocie mes contrats. Ou bien je pars faire des ateliers dans les classes et des dédicaces. Ou juste je discute le plus longtemps possible avec mes colocataires d’atelier.
Et quand enfin j’y vais, c’est le retour à la case départ.
Je me rends compte que ça va être très long (comme je dessine vite, je m’imagine tout le temps que je vais finir un livre en 2 temps 3 mouvements. Spoiler alert : non !).
Je tâtonne, j’hésite. Puis arrive un moment où je sais comment le personnage se comporte, ce qu’il ressent, quelle tête il fait dans les situations du livre. Tout commence enfin à se dérouler tout seul.
Là, je peux passer aux podcasts dans les oreilles et dessiner comme on ferait du sport. Je dessine vite, je ne gomme presque pas. Certains dessins se font en un jet, et c’est très étonnant de les voir déjà là. D’autres me prennent un temps fou, juste pour avoir la bonne expression. Dans ce cas, je recommence encore et encore le même dessin en changeant un détail, un trait. Mais toujours avec les crayons qui font la course sur la feuille pour laisser le dessin se faire tout seul. Parce que si je ralentis, les personnages se figent.
Phase 4 : retoucher les doigts dans le nez
Je scanne. Et ensuite je retouche. J’enlève les pétouilles et je colle ensemble les morceaux les plus réussis. C’est presque mécanique. À ce stade, le bruit autour de moi ne me dérange pas. J’écoute souvent des podcasts (France Culture, Binge audio, Slate, France Inter…). Ce sont de longs moments où je suis dans une bulle sans voir le temps passer. Je peux déborder tard sur la nuit.
Phase 5 : bim bam boum voilà !
J’ai tout envoyé. Je suis soulagée.
Pas le temps de se reposer : Marie-Sabine vient de m’envoyer un nouveau texte bien poilant et trois autres projets attendent depuis longtemps d’être enfin urgents !
Marjolaine Leray est autrice-illustratrice pour l’édition jeunesse. Son dernier album Et moi ?, écrit par Marie-Sabine Roger, sort cette semaine aux éditions Seuil Jeunesse.
Bibliographie sélective :
- Et moi ?, album, illustration d’un texte de Marie-Sabine Roger, Seuil Jeunesse, (2024).
- Série Crocodingue et les mystères de Paris, albums, illustration de textes d’Anna Bellamy-Lemarchant, Éditions Courtes et longues (2023-2024), que nous avons chroniqué ici.
- Le Vilain Petit Machin, album, illustration d’un texte de Marie-Sabine Roger, Seuil Jeunesse, (2023).
- La collection, album, texte et illustrations, Courtes et Longues (2022).
- Le grand Grrrrr, album, illustration d’un texte de Marie-Sabine Roger, Seuil Jeunesse, (2022).
- La petite créature, album, texte et illustration, Éditions Courtes et Longues, (2021).
- L’affaire méchant loup, album, illustration d’un texte de Marie-Sabine Roger, Seuil Jeunesse, (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Fantomelette, album, illustration d’un texte de Charlotte Erlih, Gallimard Jeunesse, (2019).
- Comme tout le monde, album, illustration d’une texte de Charlotte Erlih, Talents Hauts, (2017), que nous avons chronique ici.
- Avril le poisson rouge, album, texte et illustration, Actes Sud Junior, (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Je chante avec mon bébé, livre-CD, illustration d’un texte d’Agnès Chaumié, avec Loren Capelli, Bénédicte Guettier et Louise Heugel, Enfance et Musique (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Un petit chaperon rouge, album, texte et illustrations, Actes Sud Junior, (2009).
Retrouvez Marjolaine Leray sur son site internet ou sur Instagram.
Née un livre à la main, elle aime les mots et leur résonance, s’évader et découvrir de nouveaux univers. Elle fait partie de ces gens qui croient fermement qu’un livre peut changer une vie.