C’est un mercredi un peu spécial car à travers nos invité·es du jour je voulais mettre en avant deux livres originaux et beaux que j’ai particulièrement aimés. Deux ouvrages qui ont en commun de parler du fait d’être une femme. Pour l’interview, c’est Caroline Solé qui vient de sortir D’après mon adolescence, journal intime chez Albin Michel qui a accepté de répondre à mes questions. Ensuite, pour la rubrique Parlez-moi de…, c’est Paulina Silva, Véronique Massenot et Vincent Henry qui nous parlent de Femmes et nos pensées au fil du temps, magnifique album qui vient de sortir chez La boîte à bulles. Bonne lecture.
L’interview du mercredi : Caroline Solé
Vous venez de sortir D’après mon adolescence, journal intime, pouvez-vous nous dire de quoi parle ce roman et comment il est né ?
C’est l’histoire d’une femme qui s’interroge sur son adolescence et tente d’accompagner et d’aider à rebours la jeune fille qu’elle a été. J’ai écrit ce livre pour tenter de comprendre pourquoi j’ai eu une crise d’adolescence aussi difficile. J’explore mes journaux intimes pour y chercher des indices.
C’est un roman très intime, est-ce que vous n’avez pas eu peur d’aller trop loin par moment ?
Pour aller au bout de ce projet effectivement très intime, je ne devais pas trop réfléchir, garder une certaine inconscience pour oser me dévoiler. J’ai donc plongé dans mes journaux intimes sans trop penser à une éventuelle publication, plus comme un projet personnel que j’avais besoin de mener.
On y trouve même des mots que vous adresse votre mère, lui en avez-vous parlé ?
J’ai montré à ma mère les deux lettres d’elle que je comptais publier en lui expliquant mon projet, mais sans lui faire lire le manuscrit. Elle m’a tout de suite donné son accord. Une belle preuve de confiance !
Vous dites ne pas avoir réfléchi au moment de l’écriture à sa publication. D’ailleurs, vous dites également, dans le texte, ne rien vouloir filtrer. Quand, finalement, il a été question de publication, avez-vous réussi à ne rien enlever à la relecture ?
Je n’ai pratiquement pas touché à la première version, qui est sortie presque d’une traite et qui représente environ les deux tiers du manuscrit final. Le travail éditorial a plutôt consisté à creuser certains points, accepter de me livrer sur des scènes ou des émotions que je retenais encore. Donc à ajouter des choses, plutôt qu’à réécrire, pour garder la spontanéité et la sincérité du premier jet.
J’imagine que replonger dans ses écrits d’adolescent·e ça peut être violent, non ?
Mes journaux intimes et documents personnels sont classés dans des boîtes. J’avais le cœur noué chaque fois que je passais devant ces boîtes en sachant que j’allais devoir tout relire, me replonger dans ces années difficiles. Un léger malaise m’a accompagnée durant toute l’écriture, mais aussi un sentiment de libération, comme lorsqu’on se lance dans une aventure qui nous fait peur, mais que l’on sait nécessaire.
Le livre est extrêmement intéressant à plusieurs niveaux (par sa forme, ce que vous y dites, etc.), mais notamment je le trouve intéressant pour comprendre votre œuvre. Vous y dites qu’on peut reconnaître le héros de votre premier roman, moi je reconnais surtout Lou (l’héroïne de La fille et le fusil) dans l’adolescente que vous étiez !
Je me livre beaucoup dans la fiction. Je brouille juste un peu plus les pistes… Comme dans un rêve : je mélange différents visages, différents souvenirs, pour tisser une histoire. D’après mon adolescence est différent dans la forme, puisque je m’appuie sur mes journaux intimes, donc sur des faits a priori « réels ». Mais c’est également une réécriture, donc une fiction : sélectionner des passages de mes journaux, c’est déjà choisir un angle, interpréter des moments de ma vie et garder sous silence tout le reste.
D’ailleurs Lou est fascinée par un jeune garçon qui a vécu aux USA tout comme l’adolescente de votre roman est fascinée par son amie qui vient également de là-bas, deux personnages qui ne font que passer dans la vie des deux héroïnes
Lou, l’héroïne de mon troisième roman La fille et le fusil, a le sentiment de ne pas vivre réellement sa vie. Isolée, frustrée, elle se laisse emporter par ses fantasmes. Les autres (ce qu’elle s’imagine d’eux) occupent une place centrale dans ses pensées, mais restent au second plan dans le récit. Car c’est elle que je tente de cerner et à qui j’essaie d’offrir enfin une place.
C’est un processus assez similaire dans D’après mon adolescence, avec un choix encore plus radical puisqu’il n’y a pratiquement aucun personnage secondaire. J’ai accepté de me mettre à nu dans ce récit, ce qui n’est pas le cas de mes proches. Je ne voulais pas les embarquer malgré eux dans ce projet littéraire intime.
J’ai lu à plusieurs reprises que c’était un livre sur le sexe ; il commence d’ailleurs par ces mots. Mais d’après moi, c’est bien plus que cela ; j’aurais tendance à le définir comme un livre sur le fait d’être une femme. Par exemple quand vous découvrez un livre sur la sexualité et que vous vous rendez compte qu’on n’y parle pas de la sexualité féminine (les organes féminins n’y sont même pas nommés contrairement à ceux des hommes) ou quand vous parlez de l’injonction à être mère.
J’avais besoin d’une direction pour explorer mes journaux intimes, car la chronologie ne me semblait pas assez forte ou originale pour suivre les étapes de l’adolescence. La découverte de la sexualité m’a paru un angle intéressant : comment une fille devient-elle femme ? La sexualité n’est pas le thème principal, plus un fil rouge pour décrypter l’itinéraire d’une fille tourmentée, déterminée à devenir une femme libre.
C’est toujours une question difficile, je pense, pour les auteur·rices, mais pour vous à qui s’adresse ce livre ? (je vous pose cette question, car d’après moi il s’adresse aussi clairement aux adultes)
Dans mes précédents romans, j’ai essayé de me mettre dans la peau de mes personnages adolescents. Ils s’adressent particulièrement à ce public, même si des adultes lisent aussi ces livres. Dans mon dernier roman, D’après mon adolescence, je n’écris pas le journal intime d’une adolescente : c’est la femme qui commente ses carnets de jeune fille. Je pose un regard adulte sur l’adolescence. En même temps, je donne aussi la parole à l’adolescente que j’ai été. Je m’adresse donc tout autant aux deux publics : c’est moitié-moitié ! Et c’est cette « double adresse » qui rendait aussi ce projet risqué.
On en sait plus sur votre adolescence grâce à ce très beau livre, mais pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
J’écris depuis mon adolescence, mais j’ai mis des années avant d’être éditée. J’avais 37 ans quand mon premier roman La pyramide des besoins humains a été publié. Pendant toutes ces années, j’ai toujours écrit, mais sans jamais être satisfaite, cela sonnait faux. Alors il a bien fallu que je travaille pour gagner ma vie (en mairie, dans une université). Aujourd’hui, l’écriture occupe une place centrale dans ma vie.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
J’ai été marquée par Bonjour Tristesse de Françoise Sagan, L’attrape-Cœur de Salinger, Chiens perdus sans collier de Gilbert Cesbron… Toujours des personnages qui se sentent en marge et cherchent leur place.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vos projets en cours ou sur les livres à sortir ?
Pendant que j’écrivais D’après mon adolescence, j’ai imaginé une série pour enfants : POM. Le premier tome, « La révolte des enfants sauvages » vient tout juste de paraître. C’est l’histoire d’un village scindé en deux : la zone sauvage où se sont réfugiés des enfants rebelles, des animaux, et la zone urbaine où tout le monde vit connecté. Deux petites filles vont se lier d’amitié et tenter de sauver leur village… C’était étrange, mais finalement assez équilibré, de mener ces deux projets en parallèle : d’un côté je plongeais dans mon passé pour essayer de m’en libérer, de l’autre je me projetais dans un monde futuriste, source de questionnements et, surtout, d’espoir !
Bibliographie :
- Pom, la révolte des enfants sauvages, album illustré par Barbara Brun, Albin Michel Jeunesse (2021).
- D’après mon adolescence, roman, Albin Michel (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Thao et le hamö secret, roman illustré par Gaya Wisniewski, L’école des loisirs (2020).
- La fille et le fusil, roman, Albin Michel (2020).
- Akita et les grizzlys, roman illustré par Gaya Wisniewski, L’école des loisirs (2019), que nous avons chroniqué ici.
- La petite romancière, la star et l’assassin, roman, Albin Michel (2017).
- La pyramide des besoins humains, roman, l’école des loisirs (2015), que nous avons chroniqué ici.
Le site de Caroline Solé : http://carolinesole.com.
Parlez-moi de… Femmes et nos pensées au fil du temps
Régulièrement, on revient sur un livre qu’on a aimé avec son auteur·trice, son illustrateur·trice et son éditeur·trice. L’occasion d’en savoir un peu plus sur un livre qui nous a interpellé·e·s. Cette fois-ci, c’est sur Femmes et nos pensées au fil du temps que nous revenons avec son autrice-illustratrice, Paulina Silva, celle qui l’a adapté en français, Véronique Massenot et son éditeur Vincent Henry (La boîte à bulles). Un grand merci à Véronique Massenot d’avoir traduit la réponse de Paulina Silva.
Paulina Silva (autrice et illustratrice) :
Le projet MUJERES est né il y a huit ans. Lorsque j’en ai posé les premiers mots, je n’imaginais pas qu’un jour un livre en naîtrait — et moins encore qu’il serait traduit en français de façon si magistrale par Véronique Massenot.
MUJERES n’a rien d’une autobiographie. C’est davantage une simulation, une biographie impersonnelle et partagée, un exercice de mémoire et de réconciliation, une conversation…
Je m’y suis lancée parce que je voulais comprendre quelle place nous — les femmes — occupons dans le monde. Je n’étais pas entièrement satisfaite de la perception que l’expérience et l’éducation avaient modelée dans nos têtes. J’avais besoin de comprendre ce que j’en pensais, de mettre de l’ordre dans ces pensées… Pour cela, je devais faire dialoguer ensemble la petite fille que j’étais autrefois, la femme que je suis aujourd’hui et celle que j’espère devenir un jour. Et je voulais qu’en cheminant dans mon livre, chacun puisse vivre à son tour cette rencontre avec les différentes versions de lui ou d’elle-même. C’est aussi une invitation à nous mettre à la place des femmes qui nous ont précédés et de celles qui viendront après nous.
En entrant dans la lecture, on se rend compte que ce livre peut être abordé de deux manières différentes. La première, la plus immédiate, est le récit linéaire : on suit l’histoire d’une femme, depuis ses premiers souvenirs jusqu’à sa fin, dans l’oubli. Cependant, la façon dont le livre est fait invite à une seconde lecture, plus propre à générer des connexions. Comme le fait notre cerveau, qui s’appuie sur des symboles. Notre pensée voyage, crée des liens, avance, recule et comble les lacunes, tantôt grâce à nos souvenirs, tantôt avec ce que nous sommes en mesure d’inventer.
Lorsque j’ai commencé d’écrire, je vivais encore au Chili. Fascinée par le fonctionnement de l’esprit humain, j’étais très en colère de voir la manière dont nous décrit la psychologie traditionnelle. D’autant qu’en travaillant dans le domaine de l’éducation, j’ai réalisé à quel point cela nous affecte, en tant que filles, dès les premières années.
Au même moment, ma grand-mère a été diagnostiquée malade d’Alzheimer. Elle a fait face — et toute la famille avec elle — à la perte de nombreux souvenirs, toutes ces histoires qui n’étaient plus que dans sa tête. J’ai tenté d’avoir un lien plus conscient avec ses expériences, espérant la comprendre vraiment. Puis le temps a passé. J’ai su qu’elle ne pourrait plus me lire, n’aurait plus accès à mon texte… Aux images ? Peut-être. Alors, c’est en pensant à elle que j’ai choisi les principaux éléments de l’histoire : les fleurs, le bleu, les couleurs, l’aquarelle… J’ai essayé d’utiliser ce qui, sensoriellement, attirerait son attention et la divertirait.
Ce que je trouve le plus intéressant, depuis la sortie du livre, c’est le lien inattendu qu’il a créé entre mères et filles, entre sœurs, entre amies. Comme si, nous souvenant, nous retournions toutes à un lieu commun : l’enfance. Parfois consciemment, parfois moins. Parce que ce que nous sommes, ce que nous faisons, ce que nous pensons, a son origine chez cette petite fille que nous étions et dans ce qu’elle pensait du monde…
Véronique Massenot (adaptatrice) :
En découvrant ce qu’a écrit Paulina au sujet de MUJERES, je me suis rendu compte à quel point c’était éclairant pour moi. Notamment sur la manière dont j’ai pu aborder son texte malgré ma non-maîtrise de sa langue : d’abord par les images.
Comme je l’explique à la fin du livre, non seulement traductrice n’est pas mon métier, mais je n’ai pas appris l’espagnol et ne le parle pas. Pourtant, lorsque Vincent m’a envoyé MUJERES, accompagné d’une première traduction sommaire, j’ai tout de suite accepté de réécrire le texte en français.
Pourquoi cette folie (douce) ? Parce que j’avais littéralement plongé dans les images. Été happée par leur infinie poésie, leur finesse et leur profondeur. J’aime leur manière de se suivre, de s’épouser, de s’opposer, de s’interpeller d’une page à l’autre. J’aime ce qu’elles révèlent de l’autrice, de son regard sensible et déjà mûr sur la vie. J’aime ce qu’elles font vibrer en moi de féminin singulier, d’universelle humanité, d’enfance à questionner. J’aime le miroir qu’elles me tendent, les fenêtres qu’elles m’ouvrent… Cette langue-là « me parle » dans l’instant : je la comprends intensément.
Peut-être me suis-je retrouvée devant ce livre magnifique, un peu comme la grand-mère malade de Paulina — y entrant par les sens et non par l’intellect ? Ou comme la petite fille que j’étais autrefois, sans accès encore à ce que les lettres si bavardes disaient ? Pourtant, j’étais sûre de saisir intimement ce que MUJERES me murmurait dans son flot d’aquarelle et pressentais que cette nouvelle aventure littéraire allait me passionner.
Ensuite, j’ai beaucoup « écouté » le texte, essayant de saisir sa musicalité. J’espère que le mien chante aussi. Avec ma voix à moi, différente de celle de Paulina et cependant fidèle à l’esprit de son œuvre, à l’harmonie originale du livre. Vincent, bien sûr, y a veillé.
J’aime infiniment cet art — celui de « l’interprète » comme on dit en français lorsqu’il s’agit de traduction orale. Parce qu’il me faut créer juste. Chercher beaucoup. Choisir chaque mot, peser chaque phrase, avec plus de délicatesse encore que d’habitude, quand je suis seule à bord.
J’avais déjà vécu deux expériences assez similaires avec la réécriture de deux textes illustrés chinois et coréen — deux langues plus éloignées de moi encore que l’espagnol ! — pour L’Élan Vert (La Petite Fille qui cueillait des Histoires de Soojung Myung) et pour HongFei Cultures (Brille encore soleil d’or de Zhu Chengliang et Guo Zhenyuan) : permettre à d’autres artistes de toucher de nouveaux lecteurs grâce à la langue avec laquelle on crée soi-même, c’est une très belle mission, je trouve !
Vincent Henry (éditeur) :
À La Boîte à Bulles, on publie essentiellement des ouvrages de création, très peu de traductions. Uniquement des œuvres narratives, essentiellement des bandes dessinées, plus irrégulièrement des carnets de reportage.
Du coup, nous n’aurions pas dû, rationnellement, publier la traduction française de MUJERES de Paulina Silva. Mais voilà, le coup de cœur a été plus fort que tout, y compris même des mises en garde reçues de collègues nous disant qu’on perdrait de l’argent, à coup sûr, avec ce titre.
Ce livre, on ne l’a pas découvert par nous-mêmes. C’est Raphaël Sarfati, le dessinateur de Little Joséphine, désormais libraire, qui nous l’a signalé en nous envoyant un PDF du livre espagnol ainsi qu’une première traduction intégrale en français. Ce bavard impénitent — comme il se définit lui-même — nous a partagé son enthousiasme et incités à considérer de près l’ouvrage.
Je l’ai donc lu, de même que Morgane, notre graphiste, et qu’Alex, notre stagiaire devenu depuis éditeur. Et nous fûmes tous trois séduits par ces superbes aquarelles, par ces dessins qui s’enchaînent et retracent poétiquement le fil d’une vie de femme.
J’ai donc pris contact avec l’éditeur espagnol pour négocier les droits et recherché une écrivaine qui puisse réécrire ces phrases en français avec sensibilité. Peu importait la maîtrise de la langue espagnole, le texte étant court, ce qui me semblait fondamental, c’était que le texte retrouve en français sa poésie, sa force évocatrice. J’ai donc contacté Véronique Massenot (nous avions déjà apprécié travailler ensemble sur Salaam Palestine) qui, à ma grande joie, a aussitôt accepté de prendre part au projet.
Le livre est donc sorti en octobre 2020, dans un format légèrement plus grand que le format originel (en fait dans le format que je lui avais imaginé en le lisant en PDF), mais sinon, très proche en termes de facture, de graphisme. Malheureusement, les librairies étaient alors fermées en raison du confinement. Nous avons donc fait tout notre possible pour lui donner de la visibilité sur les réseaux sociaux (Morgane bousculant même sa timidité naturelle pour en faire l’éloge en vidéo) et le bouche-à-oreille conjugué au soutien de libraires militants a permis au livre de trouver son public…
Femmes et nos pensées au fil du temps de Paulina Silva (adapté en français par Véronique Massenot) sorti chez La boîte à bulles, dans la collection Carnets de la Boîte à Bulles (2020). Chroniqué ici. |
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !