Une fois par mois, avec Véronique Soulé, nous mettons en avant deux invité·es lié·es par un livre. Cette fois-ci, c’est l’album Ni l’un ni l’autre, sorti chez Casterman, qui nous a fait réunir la directrice éditoriale Céline Charvet et l’autrice-illustratrice Anne Herbauts. La première est mon invitée pour l’interview, la seconde répond à la rubrique (sonore !) Du tac au tac de Véronique Soulé. Bonne lecture, bonne écoute et bon mercredi !
L’interview du mercredi : Céline Charvet
Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?
J’ai un pur parcours d’éditrice, et vingt-cinq ans plus tard j’aime toujours autant ce métier 😊
Après des études à Normale Sup et à Sciences-Po, je suis entrée dans l’édition par le livre d’art, en faisant un stage à la Réunion des musées nationaux… où je suis finalement restée neuf ans, passionnants. J’ai eu envie ensuite, à partir de mon expérience des livres d’art pour enfants à la RMN, de creuser davantage ce côté jeunesse, plus créatif que tous les autres, et je suis rentrée chez Nathan, d’abord pour m’occuper du documentaire, puis du pôle 8 ans et plus, qui comprenait aussi les romans. Enfin, j’ai été recrutée il y a cinq ans par Casterman, où je suis responsable du département Jeunesse.
Quel est votre rôle au sein des éditions Casterman ?
Je suis directrice du département Jeunesse de la maison Casterman – moins connu que le département Bande dessinée qui accueille Tintin, mais très actif et dynamique. C’est une petite maison dans la grande, et un petit éditeur Jeunesse à côté des grandes maisons, mais un gros à côté des toutes petites, qui peut avoir des projets ambitieux, et où souffle une belle liberté. J’encadre une équipe de dix personnes, toutes des femmes, éditrices, graphistes, responsable presse.
Pour vous, qu’est-ce qu’un bon éditeur jeunesse ?
Un bon éditeur jeunesse, pour moi, et c’est bête à dire parce que cela semble aller de soi mais n’est pas si répandu, c’est quelqu’un qui fait d’abord des livres pour les enfants – des livres qui feront plaisir à des enfants, répondront à leurs envies et leurs besoins, les feront rire, s’évader, apprendre, comprendre, s’ouvrir, grandir. C’est quelqu’un qui a des convictions, une vision, une sensibilité à l’air du temps mais aussi un sens des livres qui durent ; quelqu’un qui a de la créativité à revendre mais met cette créativité au service d’une belle exigence, sur les contenus, sur l’objet, sur tous les aspects et les multiples choix qu’implique la vie d’un ouvrage du projet au livre terminé. C’est quelqu’un qui veut faire des livres pour aujourd’hui mais qui auront aussi du sens demain, des livres différents de ceux que publieront les éditeurs concurrents, des livres avec une personnalité qui est celle de sa maison qui est aussi faite de la sienne propre.
Et un bon livre jeunesse ?
C’est un livre pas interchangeable, un livre qui apporte quelque chose de neuf – pas original pour être original, gratuitement et pour l’être, mais original parce que son auteur et/ou son éditeur invente avec lui. C’est un livre qui malgré sa singularité, et en raison d’elle, peut devenir un classique, un livre fondateur. C’est un livre qui change quelque chose pour son lecteur, et un livre qui lui donnera envie de le relire souvent et longtemps.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
J’étais enfant et ado à une époque où le choix était moins vaste qu’aujourd’hui… mais j’ai dévoré avec gourmandise tout ce qui existait : Fantômette et Le clan des sept, Le petit Nicolas, puis les premiers romans jeunesse traduits de la collection de la Bibliothèque internationale, puis, ado, des grands romans universels comme Le seigneur des anneaux, Le lion de Kessel, les Barjavel, etc. J’aurais adoré pouvoir lire les livres que j’ai lus plus tard à mes enfants, avec un immense plaisir, et ceux que je publie aujourd’hui.
On ne présente plus Casterman et son incroyable catalogue, mais si vous deviez parler de cette magnifique maison à quelqu’un qui n’en n’aurait pas entendu parler, que diriez-vous ?
C’est en effet une magnifique maison, merci beaucoup de partager cet avis 😊
C’est la maison de Tintin bien sûr, une maison franco-belge connue surtout pour ses bandes dessinées et dont on connaît moins le versant Jeunesse, même si on connaît souvent très bien ses héros ou séries, de Martine (notre héroïne qui a fait le bonheur de plusieurs générations de lectrices) à Cherub (la série phénomène d’espionnage aux 3,2 millions de lecteurs, dont nous sommes très fiers parce qu’elle a fait lire tant d’ados qui étaient auparavant des non-lecteurs).
C’est une maison généraliste au meilleur sens du terme, qui publie des livres pour les bébés aussi bien que pour les jeunes adultes, des albums, des romans, des BD documentaires ou de fiction, des documentaires, pour des enfants ou ados qui adorent lire comme pour ceux qui ont un rapport au livre moins évident. C’est une maison qui accorde une grande importance à l’image, et au plaisir que procure le livre, dans une vraie liberté. C’est une maison qui valorise beaucoup les auteurs et les illustrateurs – avec une joyeuse famille d’auteurs fidèles depuis de nombreuses années, de recrues plus récentes et de nouveaux venus talentueux, et je ne vais pas en citer quelques-uns parce que ce serait évidemment en laisser d’autres de côté -, mais sait aussi innover en créant de nouveaux concepts, expérimenter en jouant avec les frontières des genres et catégories, initier des projets. C’est une maison animée aujourd’hui par une belle dynamique, avec une petite équipe jeune et impliquée qui veut inventer, en s’appuyant sur ses atouts, ce que sera Casterman demain. Chez nous les idées fusent et se partagent, les envies aussi, c’est un vrai bonheur.
Une des choses remarquables chez Casterman, c’est son engagement (chose assez rare dans les grandes maisons), je pense par exemple (mais il y en aurait tant à citer) à des livres féministes comme le documentaire Prenez le pouvoir, les filles ou le roman l’année de Grâce ou encore le très beau documentaire sur l’identité sexuelle, Je suis qui je suis quoi. J’aimerai que vous me disiez quelques mots sur cet engagement.
Cet engagement, il reflète les convictions de l’équipe, qui sont d’une double nature : d’abord les valeurs auxquels nous croyons personnellement et que nous partageons collectivement, que je pourrais résumer par la lutte contre toutes les formes de discrimination, et contre ce qui nous fait mal dans notre monde ; ensuite l’envie d’agir à travers l’exercice de notre métier, de jouer un rôle, fondée sur la certitude que les livres sont le meilleur vecteur qui soit auprès des enfants : quoi de plus important que de leur expliquer le monde dans lequel ils vont grandir, pour les aider justement à bien grandir, en femmes et hommes éclairés, ouverts, respectueux, libres?
Nous avons la chance de faire un métier qui a du sens, on l’éprouve dans chacun de nos livres avec cet enjeu de transmission – mais dans certains plus encore que dans d’autres, et ceux que vous citez en sont de très bons exemples.
Pour nous Je suis qui ? je suis quoi ?, le premier guide qui explique dès le collège le droit qu’on a de choisir son identité sexuelle et de la vivre librement, est presque un livre d’utilité publique, il devrait être dans toutes les bibliothèques d’établissements scolaires comme municipales.
Il y a aussi des livres féministes en effet, documentaires comme romans – L’année de grâce, formidable dystopie militante sans en avoir l’air, quel livre incroyable! Il est rare d’en croiser de tels dans un parcours d’éditrice. Des livres contre les discriminations raciales comme le I have a dream qui décrit les parcours de 52 personnalités noires qui ont marqué l’Histoire, ou le formidable roman Sortir d’ici. Des livres sur l’écologie comme le très beau et instructif Halte aux déchets. Des livres de sensibilisation à des travers de notre monde, comme La consommation en BD, qui déjoue les pièges des manipulations marketing auxquelles les enfants sont confrontés.
Et il y en aura bien d’autres à l’avenir, nos envies et urgences en la matière sont plus fortes que jamais.
À la suite de votre interview, on retrouve une autrice illustratrice que vous connaissez bien chez Casterman, Anne Herbauts, quelques mots sur son dernier album et sur votre collaboration ?
Anne Herbauts a publié son premier livre chez Casterman quand elle était toute jeune, avant même d’avoir obtenu son diplôme de fin d’études, et depuis elle est restée fidèle à la maison Casterman, belge comme elle. Elle dit aimer la liberté qu’on lui laisse. Et c’est vrai que c’est rare, cette liberté-là, mais qu’avec elle, elle s’impose comme une évidence : Anne est une artiste, une vraie, qui trace un sillon magnifique, loin de toutes les modes, très personnel, profond mais non dénué de légèreté. Elle écrit aussi bien qu’elle dessine et peint, et inversement – et c’est très rare, souvent ceux qui font les deux dans un livre sont plus auteur qu’illustrateur ou plus illustrateur qu’auteur, elle non. J’ai la conviction que, chez Casterman, on la suivra partout où elle voudra nous emmener.
J’adore son dernier livre, Ni l’un ni l’autre, très très subtil et intelligent et sensible comme toujours, du grand art : elle ouvre des pistes, elle réunit des idées qui ne vont pas ensemble, elle mêle deux trames et ce faisant elle laisse à ses lecteurs une place infinie, très belle, pour explorer la filiation et le caractère irréductiblement unique de chaque enfant, de chaque personne.
Quelques mots sur de prochains titres à sortir ?
Il y a en a plein qui m’enthousiasment, en voici quelques aperçus sans hiérarchie ni lien ni calendrier :
- Les 40 ans d’Ernest et Célestine, le duo irrésistible de la grande Gabrielle Vincent
- Plein de créations en éveil et petite enfance, avec en particulier des pop-ups, des nouveaux formats de livres marionnettes
- Bande de poètes, un roman en vers mais très contemporain d’Alexandre Chardin, qui fait rimer cité avec solidarité et amitié
- Gaston grognon reviendra en tout-carton ET en bande dessinée, et on n’a pas fini de rigoler
- Casterman va se lancer dans les premiers romans avec Prem’s, qui accueillera deux séries très drôles et une plus imaginaire
- L’année où je suis devenue ado, un journal intime en bande dessinée d’origine scandinave, un vrai coup de cœur
- Des romans ados extrêmement réussis, dont Jusqu’au dernier en fantasy, une formidable vengeance de sorcière, Ash House, un livre fantastique à la Miss Pérégrine, Robin Hood, la nouvelle série de l’auteur de Cherub qui a réinventé le personnage de Robin des bois dans notre monde contemporain, et bien d’autres
- Une première mythologie en BD très attendue, pour les plus jeunes, après Ma première histoire de France en BD
- Et côté engagé, citons par exemple Vert planète, une nouvelle collection engagée pour l’environnement en joignant le fonds (les sujets abordés) et la forme (chaque acteur de la chaîne du livre s’engagera à réduire au maximum son empreinte écologique, de la fabrication à la distribution)
- Mais aussi un livre formidable sur les droits des animaux par l’autrice de Halte aux déchets, Petit mais écolo, un imagier des gestes à adopter dès le plus jeune âge, et Agir pour la planète, un livre qui mêle BD et documentaire.
Du tac au tac… Anne Herbauts
Une fois par mois, Véronique Soulé (de l’émission Écoute, il y a un éléphant dans le jardin) nous propose une capsule sonore, Du tac au tac. Avec la complicité du comédien Lionel Chenail, elle pose des questions (im)pertinentes à un·e invité·e que nous avons déjà reçu·e sur La mare aux mots. Aujourd’hui, c’est Anne Herbauts qui répond à ses questions à l’occasion de la sortie de Ni l’un ni l’autre. Dans son émission, Véronique Soulé propose une version plus longue de cet entretien, vous pourrez l’écouter ici.
Anne Herbauts est autrice et illustratrice
Bibliographie sélective :
- Ni l’un ni l’autre, texte et illustration, Casterman (2020).
- En coup de vent, texte et illustration, Casterman (2019).
- Les koalas ne lisent pas de livres, texte et illustration, Esperluète (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Une histoire grande comme la main, texte et illustration, Casterman (2017).
- Broutille, texte et illustration, Casterman (2016), que nous avons chroniqué ici.
- L’Arbre Merveilleux, texte et illustration, Casterman (2016).
- Sous la montagne, texte et illustration, Casterman (2015).
- un jour Moineau, texte et illustration, Casterman (2014), que nous avons chroniqué ici.
- je t’aime tellement que, texte et illustration, Casterman (2013), que nous avons chroniqué ici.
- de quelle couleur est le vent ?, texte et illustration, Casterman (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Theferless, texte et illustration, Casterman (2012).
- les moindres petites choses, texte et illustration, Casterman (2012).
- La Galette et la Grande Ourse, texte et illustration, Casterman (2009).
- Lundi, texte et illustration, Casterman (2004).
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !