Aujourd’hui, je vous propose une interview de l’illustratrice Clémence Monnet qui vient de sortir Les trois chatons chez Didier Jeunesse. Ensuite, on se glissera dans l’atelier de l’auteur-illustrateur Stéphane Nicolet, qui sortira la semaine prochaine le second tome de sa série Ma tribu pieds nus chez Casterman, afin de voir comment il crée.
L’interview du mercredi : Clémence Monnet
J’aimerais que vous nous présentiez Les trois chatons, l’album écrit par Muriel Bloch que vous venez de sortir chez Didier Jeunesse
Cet album s’intègre dans une collection qui reprend des contes traditionnels du monde entier. Ici Muriel Bloch a revisité un conte d’origine russe.
Ce que j’ai aimé c’est le parallèle entre les chatons en apprentissage de propreté et les enfants en apprentissage d’autonomie. Il y a la notion de la mère comme tutrice mais qui laisse ses petits expérimenter librement pour mieux grandir de façon autonome. Au programme donc, des tâches, des salissures, des éclaboussures comme autant de terrain de jeu et de bêtises pour ces petits êtres sauvages, un régal pour moi qui ai grandi en accumulant les maladresses, la vaisselle cassée et les pantalons déchirés, que j’ai pu à loisir exprimer avec l’encre projetée sur le papier, le découpage, mis en opposition à la grande douceur et finesse de la mère.
Et il y a également La danse des flammes qui vient également de sortir à L’étagère du bas… Pouvez-vous nous en parler ?
Pour cet album, qui trace l’histoire d’une rencontre entre deux mondes opposés, et qui parle d’un renard aux pouvoirs liés au feu, j’avais envie de confronter les éléments entre eux, la terre, le feu, les bois, face à l’eau et au vent, j’ai aimé retranscrire la circulation de ces énergies avec mes outils.
Du coup, en prenant appui sur le monde des bois et du feu d’un côté, je suis allée rechercher l’opposé dans le monde sous-marin, en m’attardant sur les lumières et énergies électriques produites par les poissons des eaux profondes. Un sujet passionnant pour moi à traiter que celui du choc des énergies entre elles et de leurs harmonies.
Comment se passent vos collaborations avec les auteurs et les autrices, travaillez-vous en totale indépendance ou ils et elles interviennent sur vos illustrations ?
Généralement nous avons un échange au départ sur l’intention globale du livre, sur ce que mon dessin pourrait apporter à la narration. À ce moment-là je fais mes recherches, d’attitudes de personnage, de couleur et de lumière, de lieu, d’émotion. Nous nous mettons alors au diapason sur une sensibilité commune, puis je fais mes recherches, et je renvoie quelques croquis, je présente mon point de vue à l’autrice·teur et à l’éditrice·teur, et ensuite je poursuis seule.
Comment choisissez-vous vos projets ?
Je cherche par le dessin à retranscrire une émotion, à faire ressentir des choses en plus des mots. J’ai toujours eu du mal à exprimer clairement les choses, et c’est pour cela que je me suis tournée vers le dessin. Aussi, quand on me présente un texte, je m’en imprègne en le regardant sous différents axes avant de savoir comment il résonne en moi, et ça devient très vite évident — ou pas — pour moi de le mettre en images.
Quelles techniques d’illustrations utilisez-vous ?
Je travaille en technique mixte, d’abord à l’aquarelle car j’aime composer avec « l’accident » : l’aquarelle a ce côté irréversible dans son utilisation, car le blanc n’est pas additionnel, on utilise le blanc du papier, donc si je recouvre certaines zones, « j’éteins » la lumière du dessin. J’aime cet équilibre fragile à trouver qui me force à ne pas chercher à tout maîtriser. Ensuite je rehausse de crayons de couleur, et d’encre de Chine à la plume pour les traits fins des personnages.
Il y a-t-il des illustrateurs et des illustratrices dont le travail vous touche ou influence votre travail ?
J’ai grandi avec Sempé et Quino dans ma table de chevet, qui me faisaient tellement rire et qui en même temps parviennent à dégager une énorme tendresse chez leurs personnages. Petite, je me suis sentie si proche de Marcelin Cailloux que j’ai eu envie d’être de cette famille d’illustrateurs.
Il y a eu aussi John Burningham que j’admire car dans ses albums la beauté est accessoire et ne sert pas le dessin, il va à l’essentiel dans ce qu’il veut raconter. Il me touche très personnellement aussi car je suis assez gauche et pas très soigneuse depuis l’enfance, et lorsque je regardais ses livres je me disais que ce métier donnait un espace de parole aux maladroits.
Plus récemment je suis tombée en amour devant l’univers de Brecht Evens, dont je tente de comprendre la psychologie à chaque lecture. J’aime voir comment sa pensée se déploie en direct sous nos yeux, comme si l’on avait une discussion avec un hyperactif qui a mille idées à décrire et à démêler. Une grande tendresse aussi dans ses personnages pas tout à fait dans le moule.
Qu’est-ce qui vous inspire, où trouvez-vous votre inspiration ?
Avant de commencer un livre, je vais marcher. J’habite à proximité de sentiers assez plats bordés de champs avec des vaches dont je trouve la présence rassurante. Je regarde aussi la lumière du matin, celle du soir, celle de l’été, de l’hiver. Les petites choses de la nature qui ne se ressemblent jamais d’un jour à l’autre.
Je regarde mes enfants aussi, je leur demande leur avis quand je vais à la bibliothèque pour trouver de la documentation. Et puis je tente à chaque début de projet d’aller voir au moins une expo, avec mon carnet et mes crayons, mais ce n’est pas systématique, et il le faudrait car ça débloque toutes mes idées.
Parlez-nous de votre parcours
J’ai suivi des études à l’Institut d’Art Visuels à Orléans, puis, cherchant du travail un peu partout, j’ai été acceptée dans un bureau de style textile pour la marque Chipie à Carcassonne, où mes collègues m’ont beaucoup apporté et appris toutes les ficelles du métier de dessinatrice textile, je leur en suis très reconnaissante car je n’avais pas cette formation de base. Puis je suis revenue en région parisienne et me suis installée à mon compte, et j’ai rencontré des amies stylistes et graphistes avec qui je partage un atelier quelques jours par semaine, en travaillant la majorité du temps pour du textile, ensuite j’ai doucement tenté d’intégrer en parallèle le monde de l’édition tout en gardant une pratique très personnelle du dessin. Un jour une amie qui tient un restaurant, (les Inséparables, à Paris dans le 18e), m’a fait ma première grande commande et m’a donné ma chance pour exposer. Grâce à son encouragement et celui de mes proches, j’ai continué à produire des séries de dessins et une éditrice jeunesse, Angèle Cambournac a remarqué mon travail.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Sempé, comme dit plus haut, et puis le couple Roal Dahl et Quentin Blake aussi ! Et puis, le petit plaisir de lire les schtroumpfs et le journal de Mickey que je piquais à ma sœur qui était abonnée.
Plus tard on m’a offert un livre de John Fante, et j’ai découvert une écriture plus corrosive que j’ai beaucoup aimé. J’ai aussi un vif souvenir, de l’écriture de Paul Auster, qui m’a emmenée aux États-Unis en même temps que les films de Jim Jarmush, c’est là la première fois que je me sentais voyager sans bouger. Et puis Boris Vian, dont j’ai lu plusieurs fois L’herbe rouge, qui est un de mes livres préférés, car enfin quelqu’un avait réussi à décrire la mécanique du secret et de l’oubli, et ce sujet me passionne depuis toujours car il n’y a pas mal de silences dans ma famille.
Quelques mots sur vos prochains ouvrages ?
Je pars au Japon ! Pas en vrai hélas, ce serait mon rêve, mais par le texte d’un auteur que je ne connaissais pas encore très bien mais qui m’a beaucoup touchée, Didier Lévy.
Une relation de transmission entre une grand-mère et sa petite fille. Il est question de ces antagonismes qui sont propres au Japon, tradition et modernité, nature et technologie, humilité et excentricité. Et je fais également partie de l’agence 002.
Bibliographie :
- Les trois chatons, illustration d’un texte de Muriel Bloch, Didier Jeunesse (2021).
- La danse des flammes, illustration d’un texte d’Anahita Ettehadi, L’étagère du bas (2021).
- On a fait un vœu, illustration d’un texte de Séverine Vidal, Mango Jeunesse (2021).
- Ööfrreut la chouette, illustration d’un texte de Cécile Roumiguière, Seuil Jeunesse (2020).
- Le petit secret, illustration d’un texte de Séverine Vidal, Les Éditions des Éléphants (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Hector et les bêtes sauvages, illustration d’un texte de Cécile Roumiguière, Seuil jeunesse (2019), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez Clémence Monnet sur son site : https://clemencemonnet.blogspot.com et sur Instagram.
Quand je crée… Stéphane Nicolet
Le processus de création est quelque chose d’étrange pour les gens qui ne sont pas créateur·trice·s eux-mêmes. Comment viennent les idées ? Et est-ce que les auteur·trice·s peuvent écrire dans le métro ? Les illustrateur·trice·s, dessiner dans leur salon devant la télé ? Peut-on créer avec des enfants qui courent à côté ? Faut-il de la musique ou du silence complet ? Régulièrement, nous demandons à des auteur·trice·s et/ou illustrateur·trice·s que nous aimons de nous parler de comment et où ils·elles créent. Cette semaine, c’est Stéphane Nicolet qui nous parle de quand il crée.
« Dessiner, c’est une feuille, un crayon, et basta ! » m’a dit un jour Joëlle Jolivet. Je suis plutôt d’accord avec Joëlle, c’est la base, mais comme on m’offre cette tribune je ne vais pas me priver d’un peu de bavardage !
J’ai la chance de vivre dans une grande maison, mais pas chauffée partout. Et comme mon métier n’est pas saisonnier (ce ne serait pas une mauvaise idée pourtant), j’ai dû réquisitionner une chambre d’amis pas trop loin du poêle à bois pour me faire un atelier.
Je sais que c’est un luxe incroyable d’avoir un endroit « pour créer », mais c’est plutôt intimidant alors, quand la pression est trop forte, je travaille aussi dans la cuisine, au milieu de toute la famille en râlant « taisez-vous ». C’est quand même plus convivial !
Je peux croquer n’importe où, c’est sûr, mais pour dessiner vraiment et mettre en couleur, le TGV c’est NON, ça bouge trop. Pour trouver les idées de dessins, j’ai besoin d’un calme relatif, mais quand je passe à la couleur, alors là je débranche mon cerveau et je peux être dans le barouf le plus total, ça ne me dérange pas du tout (sauf les bruits de bouche, c’est terrible les bruits de bouche).
J’écoute n’importe quoi pendant le coloriage (la mise en couleur, si tu préfères), ça va de Damon Albarn à Gogol Bordello en passant par Purcell… même très fort.
Par contre, pour écrire, c’est porte fermée et silence ou alors écouteurs avec de la musique strictement instrumentale ou à la limite avec des chants sibyllins comme Wim Mertens par exemple. Des fois, je mets des musiques de concentration zen de 5 h sur YouTube et c’est vraiment très très moche.
Je suis admiratif des gens qui ont une routine. J’aimerais bien savoir faire ça. Je travaille quand j’ai du temps et il m’en faut beaucoup pour démarrer, car la concentration, c’est pas mon fort. Je profite à nouveau de cette tribune pour maudire les créateurs de réseaux sociaux sur plusieurs générations. Par contre, une fois lancé, je suis efficace, et je bosse en apnée. Je dois faire des pauses popote ou jardinage pour éviter l’anoxie cérébrale majeure…
J’ai une méthode d’organisation carrément avant-gardiste : les post-its ! Je répartis mes tâches à venir sur trois colonnes : 1 « ça vaaaa, j’ai grave le temps », 2 « va falloir songer à s’activer grosse feignasse » et 3 « comment ça, pour demain ? ». Rien n’est plus plaisant que de les rouler enfin en boules et de les jeter par terre avec une saine violence.
J’ai aussi un tableau presque noir où je note toutes mes idées pour un roman. C’est le bazar total mais, au moins, j’ai tout sous les yeux en permanence.
Stéphane Nicolet est auteur et illustrateur. Le second tome de sa série de romans jeune lecteur·rice Ma tribu pieds nus, intitulé Passion blaireau, sortira le 3 novembre prochain chez Casterman.
Bibliographie sélective :
- Série Ma Tribu pieds nus, romans, texte et illustrations, Casterman (2021).
- Bonne nuit ?, album, illustration d’un texte d’Étienne Archambault, Tom Poche (2021).
- J’aurais dû écouter papa et maman, album, illustration d’un texte d’Étienne Archambault, Tom Poche (2021).
- Comme si de rien n’était, album, texte illustré par Richard Marnier, Orso Editions (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Ce matin-là, album, illustration d’un texte de Véronique Massenot, Nathan (2021).
- Mon chien est une princesse, album, illustration d’un texte de Sandra Le Guen, Casterman (2020).
- Refuge, album, illustration d’un texte de Sandra le Guen, Les P’tits Bérets (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Mes 150 pourquoi – Les animaux, documentaire, illustration de textes d’Emmanuel Trédez, Père Castor (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Le Cerf-volant de Toshiro, album, illustration d’un texte de Ghislaine Roman, Nathan (2018).
- Terriens mode d’emploi, documentaire, illustration de textes de Muriel Zürcher, Casterman (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Inspecteur Londubec, la cigogne marche sur des œufs, BD, dessins sur un scénario d’Emmanuel Trédez, Éditions du Long Bec (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Les États-Unis, documentaire, illustration de textes de Gérard Dhôtel, Nathan (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Grands personnages du XXe siècle, documentaire, illustration de textes de Christophe Quillien, Nathan (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Auprès de mon arbre, collectif d’illustrateurs sur un texte de Benoît Broyart, La maison est en carton (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Zizi, lolos, smack, documentaire, illustration de textes de Delphine Godard et Nathalie Weil, Nathan (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Carnet de voyage en Gitanie, documentaire, avec Emmanuelle Garcia, Mama Josefa (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Grandes capitales du monde, documentaire, illustration de textes de Christophe Quillien, Nathan (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Youpi, Oups, Beurk !, documentaire, illustration de textes de Muriel Zürcher, Nathan (2012).
Retrouvez Stéphane Nicolet sur son site : https://www.behance.net/nicoletstephane.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !