Aujourd’hui, on reçoit tout d’abord Elsa Oriol qui vient d’illustrer le grand et bel album Dracula et moi, puis c’est Guillaume Nail, qui vient de sortir Le cri du homard, qui nous livrera ses coups de cœur et coups de gueule. Bon mercredi à vous !
L’interview du mercredi : Elsa Oriol
Pouvez-vous nous présenter l’album Dracula et moi et nous dire comment s’est passée la collaboration avec son autrice, Nathalie Wolff ?
Dracula et moi est né de l’histoire familiale de l’autrice Nathalie Wolff. C’est un véritable voyage initiatique pour la narratrice que ce retour sur les traces de ses grands-parents, dans un pays où durant leur jeunesse ils avaient dû fuir une dictature. Le pays en question n’est pas nommé en raison de la malheureuse universalité des dictatures, mais entre les lignes, on comprend… La neige, le paysage, et le souvenir du grand-père mimant le Comte Dracula, mythe effrayant que la narratrice perçoit dans un cauchemar comme une métaphore de la tyrannie et de l’obscurantisme. Ce voyage, c’est aussi un devoir de mémoire et de transmission à travers la recherche d’un manuscrit, commencé et abandonné par le grand-père lors de son déracinement.
Ce fut une merveilleuse entente avec Nathalie Wolff pour ce deuxième album réalisé ensemble après Le jour où les lettres quittèrent les mots, et avec les éditions Drôle de zèbre. Éditions un peu marginales dans l’univers de la jeunesse puisqu’il s’agit d’une branche des éditions d’art et de sciences humaines Mare & Martin (qui publie notamment de sublimes livres d’art pour les musées). À cela s’ajoute le privilège d’avoir eu la participation du dessinateur Pancho (Le Monde, The New York Review of Books, Le Canard Enchaîné…).
Nathalie Wolff est par ailleurs et surtout Maître de conférences à l’université, et enseignante à l’école Polytechnique dans le domaine des libertés et des droits fondamentaux. C’est dire si elle connaît bien le sujet pour avoir écrit un livre aussi humaniste que Dracula et moi, et nous rappeler que nos libertés sont précieuses et fragiles. Chérissons-les !
Vous avez fait des recherches pour ce livre (par exemple pour la planche dans la rue) ?
Oui, je me suis documentée, inspirée des architectures et couleurs des pays de l’Est.
Quelles techniques d’illustrations avez-vous utilisées ici et en utilisez-vous d’autres parfois ?
Sur toile ou sur papier, je travaille essentiellement à l’huile dont j’aime tout : la texture, l’odeur, la lenteur du séchage… Je mixe volontiers avec du crayon noir ou couleur.
Comment choisissez-vous vos projets ?
Pour avoir beaucoup travaillé avec les éditions Kaléidoscope qui ont su m’associer à des projets où prime l’émotion, j’aime les projets où l’enfant — parfois l’adulte — va dépasser quelque chose, quelque chose qui va l’amener à grandir, à se construire, à gagner en confiance. Cela ne passe pas forcément par des actes héroïques… Un non-dit, une pudeur ou un effacement révèlent des personnages aussi intéressants, si ce n’est plus, qu’un tempérament intrépide.
Où trouvez-vous votre inspiration ?
Pour l’écriture il me semble que ça commence par un déclic, qui peut ou pas se nourrir du vécu. Pour les images, les sources sont multiples et souvent visuelles ; un fragment de photo peut déclencher une envie, l’univers d’un peintre, l’atmosphère d’un film…
Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?
J’ai débuté par des études de graphisme dans un lycée parisien où je m’ennuyais profondément, puis j’ai bifurqué sur des études d’architecture d’intérieur. Révélation. J’ai travaillé une dizaine d’années en bureaux d’études à la création/conception de projets, avant d’être rattrapée par un furieux désir de peindre. J’ai alors fait une formation de peinture/décoration au sein de la Fédération Compagnonnique, et tout en m’éloignant du monde de l’architecture j’avançais dans ma peinture et commençais à exposer. Entre temps, l’arrivée de mon fils m’a sensibilisée à l’univers des albums, qui au début des années 2000 s’ouvrait à des styles très « peinture », ce qui m’a énormément séduite !
Je me suis constitué un book d’illustrations en complément de ma peinture, j’ai rencontré des éditeurs·trices, écouté les conseils, reçu moult encouragements, collectionné des promesses sans suite, jusqu’au jour où… Isabel Finkenstaedt des éditions Kaléidoscope m’a envoyé un texte à illustrer. Ce fut le début d’une fidèle et inoubliable collaboration. J’ai aussi illustré pour la presse (Le Petit Quotidien, Télérama, Psychologies Magazine…).
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
J’ai longtemps préféré les images aux mots. Enfant, les histoires me touchaient plus par l’illustration que par le texte. Le goût des mots est venu plus tardivement, en dehors des contraintes scolaires. Adolescente, j’étais plutôt portée sur Herman Hesse ou les nouvelles de Dino Buzzati.
Vous avez déjà illustré plusieurs contes, est-ce qu’il y en a un en particulier que vous rêvez d’illustrer ?
Le rêve s’est réalisé avec Riquet (d’après Riquet à la houppe de Perrault) aux éditions de L’Étagère du bas (2018), conte qui m’avait marquée enfant mais s’était fait rare au fil du temps. J’adore cette histoire où les complexes des protagonistes se métamorphosent par la grâce de l’amour. Ça dit à quel point le regard bienveillant qui est porté sur quelqu’un peut révéler sa confiance en lui. Aussi dans un tout autre genre, Barbe bleue aux éditions Kaléidoscope (2007) est un super souvenir qui m’a ouvert les portes du conte.
Quelques mots sur vos prochains ouvrages ?
Je retrouve avec bonheur les éditions de L’Étagère du bas pour une création avec l’autrice Magdalena Guirao-Jullien, c’est l’histoire d’un secret, il faudra attendre septembre 2021 pour le découvrir…
Bibliographie sélective :
- Dracula et moi, illustration d’un texte de Nathalie Wolff, Drôle de zèbre (2019).
- Que d’émotions !, illustration d’un texte de Christine Naumann-Villemin, Kaléidoscope (2019).
- Riquet, texte et illustrations, L’étagère du bas (2018).
- Le jour où les lettres quittèrent les mots, illustration d’un texte de Nathalie Wolff, Drôle de zèbre (2018).
- La fille en bleu, texte et illustrations, Kaléidoscope (2015).
- Le magicien et la funambule, texte et illustrations, Kaléidoscope (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Cendrillon, illustration d’un texte d’après Charles Perrault, Kaléidoscope (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Le cauchemar, texte et illustrations, Kaléidoscope (2011).
- Le pipi de Barnabé, illustration d’un texte de Christine Naumann-Villemin, Kaléidoscope (2010), que nous avons chroniqué ici.
- La Barbe bleue, illustration d’un texte d’après Charles Perrault, Kaléidoscope (2007).
Pour rester avec Elsa Oriol je vous conseille l’émission Envie de lecture où elle était il y a quelques jours, la vidéo est à voir ici : https://www.tv78.com/livre-jeunesse.
Le site d’Elsa Oriol : elsaoriol.com.
Le coup de cœur et le coup de gueule de… Guillaume Nail
Régulièrement, une personnalité de l’édition jeunesse (auteur·trice, illustrateur·trice, éditeur·trice…) nous parle de deux choses qui lui tiennent à cœur. Une chose qui l’a touché·e, ému·e ou qui lui a tout simplement plu et sur laquelle il·elle veut mettre un coup de projecteur, et au contraire quelque chose qui l’a énervé·e. Cette semaine, c’est Guillaume Nail qui nous livre ses coups de cœur et ses coups de gueule.
Mon « Coup de cœur »
Le livre d’Alice Coffin, dont je recommande chaudement la lecture. Loin des caricatures ridicules qu’on a voulu en faire — citations extraites et tournées en boucle pour mieux esquiver les questions fondamentales qu’il pose —, son ouvrage Le génie lesbien (Grasset) éclaire parfaitement sur ce qui coince : notre monde est régi d’un seul point de vue, par un seul et même type de profil : des hommes blancs privilégiés qui, sous couvert d’incarner une prétendue « neutralité » ou modèle à partir duquel s’articulerait le reste, ne cultivent en définitive qu’un communautarisme institutionnalisé, un entre soi d’hommes de pouvoir. Cet ordre patriarcal délétère, qui se veut la norme, ne fléchit pas d’un iota et oblige à lutter avec force pour tendre à plus d’égalité, d’équité et de diversité.
Bien entendu, on peut ne pas être d’accord avec tout ce qu’avance Alice Coffin. Encore faudrait-il prendre la peine de lire ce qu’elle écrit, et d’entendre ce qu’elle a à dire. En taxant les positions qu’elle défend d’« extrémistes » ou « communautaristes », on oublie de s’intéresser aux graves dysfonctionnements à l’œuvre dans nos sociétés, qui rendent pourtant ce genre d’activisme nécessaire.
Si l’exemple d’Alice Coffin est emblématique — c’est sur elle que s’est cristallisée récemment la plus grosse vindicte, pour ne pas dire déferlement de haine —, on retrouve ces mêmes résistances à l’encontre de bien d’autres lanceurs et lanceuses d’alerte, qui dénoncent les travers du monde dans lequel nous vivons. Il est tellement plus facile et confortable de faire l’autruche et caricaturer les positions qui nous dérangent, que de procéder à un véritable examen de conscience et s’interroger sur nos propres biais et conditionnements afin de changer les mentalités.
J’aimerais ainsi, à travers cet exemple, saluer toutes ces voix qu’on n’entend pas assez (ou qu’on refuse d’écouter) alors même qu’elles disent un mal-être, des récits, des vécus et réalités, qui rappellent combien ce qu’on considère comme une « norme » ou une « objectivité » est le fruit d’un système aux mains d’une seule et même caste, arc-boutée sur ses privilèges et pouvoirs, et prompte à les défendre becs et ongles.
Alors dans le désordre, histoire d’ouvrir les esprits et les chakras, quelques lectures bénéfiques pour alimenter le débat (attention, liste très loin d’être exhaustive) :
– Aïssa Maïga et ses différentes prises de position (Noire n’est pas mon métier, Seuil)
– Lilian Thuram. La pensée blanche (Philippe Rey)
– Éliane Viennot, linguiste (oui, on dit Autrice et tout va bien, le monde continue de tourner ;o) https://www.elianeviennot.fr/
– Pauline Harmange. Moi, les hommes, je les déteste (et tous les autres ouvrages de Monstrograph, la maison d’édition de Coline Pierré et Martin Page) https://www.monstrograph.com/
– la newsletter « Les couleurs du racisme » de l’excellent site The Conversation France — https://theconversation.com/ah-ces-chinois-ils-travaillent-dur-quand-le-racisme-se-veut-bienveillant-147305
– le compte @misundergirl sur Twitter, pour mieux comprendre les problèmes de représentations des Asiatiques dans la pop culture
– le podcast « Kiffe ta race » (Binge Audio), de Grace Ly et Rokhaya Diallo — https://www.binge.audio/podcast/kiffetarace
Et pour ce qui concerne plus précisément la littérature jeunesse
(cf. mon « Coup de gueule »)
– le formidable travail de l’association Diversité & Kids (et leur programme de formations) — https://www.diveka.fr/a-propos/
https://lesoursesaplumes.info/2017/08/01/lasso-diversitekids-pour-lutter-contre-les-prejuges-des-le-plus-jeune-age-avec-de-la-culture-jeunesse-inclusive/
– le fil Twitter de Laura Nsafou (alias Mrs Roots). @mrsxroots
– le site bénévole Planète Diversité — https://planetediversite.fr/
– le hashtag #OwnVoice sur Twitter
– l’action de We Need Diverse Books — https://diversebooks.org/
– quelques initiatives intéressantes ici :
https://cheekmagazine.fr/culture/feminisme-anti-racisme-validisme-comment-la-litterature-young-adult-sengage/
– et bien évidemment, le travail engagé par la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, sous la houlette d’Hélène Vignal.
Mon « Coup de gueule »
Je suis sidéré de voir à quel point la littérature jeunesse française continue de souffrir d’une absence criante de diversité — tant dans les représentations données à voir dans les ouvrages — même si des efforts ont été faits ces dernières années —, que des voix éditées.
Où sont les auteurs et autrices racisé·es ? Quid des récits #ownvoices ? Comment est-il possible que les couvertures de certaines traductions soient « blanchies » ? (https://planetediversite.fr/2020/01/22/les-maisons-dedition-francaises-et-leurs-choix-revelateurs-de-couvertures/) Pour mesurer l’étendue du problème, je vous invite à écouter cet épisode de Kiffe ta race — https://www.binge.audio/grandir-avec-des-histoires-qui-nous-ressemblent/. Il suffit toutefois de déambuler dans les allées du salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, ou de n’importe quel salon du livre jeunesse, pour constater combien les tables de dédicaces sont désespérément blanches. (Je vous incite d’ailleurs à jeter un œil sur le trombinoscope des 200 auteur·rices invité·es au SLPJ 2020… — https://slpjplus.fr/salon/200-autrices-et-auteurs-invites/.)
Attention, il ne s’agit pas ici de reporter la faute sur un tel ou une telle, mais bien d’alerter sur le besoin d’une prise de conscience collective.
À l’étranger, des maisons d’édition prennent le problème à bras le corps, des agences littéraires dédient des fonds à l’émergence d’autres voix.
En France, la plupart des autres secteurs culturels — cinéma, télévision, théâtre — se penche sur ces questions. Le Centre national du cinéma s’est doté d’un fonds Diversité. Le collectif 50/50 pour le cinéma classe la promotion d’une plus grande diversité parmi ses priorités. La réalisatrice Houda Benyamina sillonne le territoire avec son association 1000 Visages pour « démocratiser le cinéma ». Ladj Ly et Marie-Antonelle Joubert ont monté une annexe de Kourtajmé à Marseille. Des centres dramatiques nationaux mettent en place des dispositifs d’égalité des chances…
Et nous ? La littérature jeunesse, que faisons-nous ? Quels récits publions-nous ? Par qui les ouvrages sont-ils écrits, illustrés ? Quels livres mettons-nous en avant ? Qui invitons-nous en salon, en librairie, en bibliothèque, en résidence ? À qui attribuons-nous des bourses, des aides ? Il est plus qu’urgent de répondre à ces questions. Et d’agir en conséquence.
Partout, le train d’une plus grande diversité est en marche. Ambition et volontarisme sont plus que jamais nécessaires pour ne pas rater ce coche et continuer de faire en sorte que la littérature jeunesse soit cette porte ouverte sur le monde de demain, et celles et ceux qui l’habiteront. Une société plus juste, riche de toutes ses singularités.
Guillaume Nail est auteur et scénariste.
Bibliographie :
- Le cri du homard, roman, Glénat (2020).
- Tracer, roman, Le Rouergue (2020).
- Série L’inversion des pôles, romans, deux tomes, Slalom (2019-2020).
- Magda, roman, Auzou (2019).
- Cro-man, l’album du film, album, Seuil Jeunesse (2018).
- Cro-man, roman, Seuil Jeunesse (2018).
- Bande de Zazous, roman, Le Rouergue (2017).
- Qui veut la peau de Barack et Angela, roman, Le Rouergue (2016).
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !