J’avais envie que mes premier·ères invité·es de 2022 soient les auteur·rices de l’un des plus beaux livres de 2021 : Esther Andersen. Je vous propose donc une interview de son illustratrice, Irène Bonacina puis on a rendez-vous avec son auteur, Timothée de Fombelle afin d’en savoir plus sur son processus d’écriture.
L’interview du mercredi : Irène Bonacina
Pour moi (et pour beaucoup je crois), Esther Andersen est l’un des plus beaux livres de 2021 : pouvez-vous nous dire comment est né ce projet ?
Merci beaucoup. Le projet est arrivé jusqu’à moi de la façon, je dirais, la plus « classique » : l’éditeur m’a contactée par mail pour me proposer ce texte. Je venais de travailler avec Gallimard une première fois en illustrant un concours littéraire pour enfants autour de l’œuvre de Roald Dahl. C’était au printemps 2020. À la fin de l’été, quand le directeur artistique de Gallimard m’a proposé un texte de Timothée de Fombelle, j’étais terriblement excitée. Honorée aussi. Il fallait se montrer à la hauteur. Le manuscrit de Timothée était très particulier : il mêlait plusieurs voix, celle du narrateur, celles des personnages en dialogues directs, et des sortes de didascalies, c’est-à-dire des indications de ce qui devait être montré par le dessin lorsque toutes les autres voix se taisaient. Au début je me suis dit « Comment vais-je dessiner tout ça ? »
Comment s’est passée la collaboration avec Timothée de Fombelle ?
Timothée de Fombelle a été très présent au début du projet, comme toute l’équipe Gallimard. Ensemble on a posé les bases du livre. J’ai esquissé les crayonnés de chaque image en petit format, suivant un découpage que suggérait l’éditeur (légèrement plus court que celui de Timothée) et que j’ai remanié. Puis nous nous sommes tous réunis, moi, l’équipe éditoriale, Timothée, pour caler le déroulé du livre et débloquer les nœuds qui résistaient (principalement des questions de cadrages, des mouvements caméra). C’est un livre particulier où le texte disparaît parfois pour ne laisser place qu’à l’image. Il fallait que tout s’articule parfaitement, sans heurt. Peu de temps après j’ai proposé des esquisses de personnages à Timothée et à Gallimard. Ensuite, j’ai eu le feu vert. C’était parti. Par la suite Timothée de Fombelle a veillé de loin sur l’avancée du projet, avec beaucoup de discrétion. Il m’a laissée libre, j’ai pu m’approprier totalement son texte.
Dans plusieurs articles j’ai lu qu’on comparait vos illustrations à celles de Sempé… Est-ce une référence consciente de votre part ? Est-ce qu’il y a des illustrateurs et des illustratrices dont le travail vous touche ou vous inspire ?
La référence à Sempé est consciente, bien sûr. Ce n’est pas le sujet de mon travail ni mon objectif, c’est un repère. En particulier pour ce livre où il était crucial d’aller vers un graphisme très épuré. Pour d’autres histoires que j’illustre (je pense à la série Les neuf de la rue Barbe ou Oscar et Carosse) je tends davantage vers la caricature, le comique, le foisonnement du détail. Mais pour celle-ci non. L’écriture était tellement poétique, ciselée et pure, sans rien de trop. Timothée avait mené ce travail d’épurement et je devais absolument le poursuivre à travers mes dessins. Ne pas faire des images trop bavardes qui auraient plombé le texte. Le tout, texte et images, devait s’envoler. Esther Andersen est un livre transparent, aérien, comme nous l’avions souhaité. Et en ce qui concerne l’écriture synthétique avec juste le détail qu’il faut, Sempé est un maître.
Par ailleurs les artistes dont le travail nourrit mon imaginaire sont nombreux. Dans le désordre : Maurice Sendak, Quentin Blake, Arnold Lobel, Paul Gauguin, Gabrielle Vincent, Victor Hugo, Steinberg, Catherine Meurisse, Blexbolex, Loren Capelli, Ronan Badel, Edward Gorey. Et bien d’autres.
Où trouvez-vous votre inspiration ?
Où, et quand… C’est un lieu et un moment, souvent celui du déplacement. Le train, la marche, et même le RER. Des moments où je ne fais rien de particulier et alors ma pensée vagabonde : une idée surgit, des questions trouvent leur réponse. L’inspiration est la petite étincelle du début d’une idée, ou du début d’une envie de parler de… mais souvent cette petite étincelle ne suffit pas. Je la note dans un carnet pour la faire exister un peu plus. Par la suite il faut nourrir cette idée. Par les expériences du quotidien, de la vie, par les relations humaines, le rêve, les livres, les expositions, la nature.
Quand j’illustre c’est un peu différent car je pars d’un texte. Je parcours le net et ses banques d’images ou les livres que j’ai chez moi afin de voir des décors, des couleurs, des costumes, des ambiances. Je pense en dessinant, ou dessine en pensant. C’est une façon de creuser le texte et les personnages, de me les approprier. C’est une phase de recherche que j’aime énormément.
Quelles techniques d’illustration utilisez-vous ?
Mon médium favori est l’encre. Pour le trait fin, j’utilise une plume Sergent-Major ou une plume japonaise et de l’encre de Chine. Depuis peu j’ajoute aussi du pastel sec, du crayon de couleur, du fusain, ce qui me permet d’avoir des matières plus rugueuses que le lavis. Ces derniers temps j’ai aussi des envies de gouache !
Comment choisissez-vous vos projets ?
Avec le cœur. Il faut que cela ait du sens à mes yeux. Que j’éprouve une affinité avec le texte. Dessiner sans ce sentiment-là ne fonctionne pas.
Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?
J’ai réalisé un cursus très classique. Au lycée j’étais en section internationale anglaise, et le déclic pour choisir tel ou tel métier ne venait pas. En découvrant un peu par hasard la section arts appliqués de mon lycée, j’ai ressenti un début d’évidence. Deuxième évidence en visitant les portes ouvertes de l’école Estienne : je souhaitais dessiner, et dessiner pour des histoires. Me tenir tout près de l’enfance aussi. Je suis rentrée à l’école Estienne, puis aux Arts décoratifs de Strasbourg, en faisant un passage de cinq mois aux Beaux-Arts de Bratislava qui m’a beaucoup marquée. Mes parents ont toujours aimé le dessin et la sculpture, ils m’ont soutenue.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Je garde des impressions très fortes des livres d’Iwamura, des Derniers des Géants de François Place, de quelques histoires du Père Castor, d’un livre sur les elfes et les fées illustré par Gyo Fujikawa. Plus grande j’ai découvert le suspense avec les romans d’Évelyne Brisou-Pellen, notamment Deux ombres sur le pont. J’ai aussi adoré les Chroniques de Narnia. Les contes oraux étaient aussi très présents dans notre culture familiale : mon père nous lisait des contes de toutes les cultures et nous l’écoutions. Il n’y avait donc pas d’image. Tout naissait dans l’esprit de chacun. Cela aussi était merveilleux. On écoutait, et parfois on racontait à notre tour.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Je poursuis la série Oscar et Carrosse (avec Ludovic Lecomte) qui rencontre un très beau succès en librairie. Je vais également illustrer le cinquième tome des Neuf de la rue Barbe, toujours un plaisir de mettre en dessin cette série écrite par Jo Hoestlandt. Il y a aussi trois textes qui m’accompagneront en 2022 : un de Didier Lévy, un de Pépito Matéo, et un roman de Ludovic Lecomte. Et des expos à venir !
Bibliographie sélective :
- Esther Andersen, album, illustration d’un texte de Timothée de Fombelle, Gallimard Jeunesse (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Boucle d’Or et les trois ours, album, Jean-Louis Le Craver, Didier Jeunesse (2021).
- Série Oscar et Carosse, romans, illustration de textes de Ludovic Lecomte, L’école des loisirs (2020-2021).
- Série Les neuf de la rue Barbe, romans, illustration de textes de Jo Hoestland, Bayard Jeunesse (2020-2021).
- Maskime et les petites choses, album, illustration d’un texte de Nicolas Deleau, Les Éditions des Éléphants (2019).
- Nos chemins, texte et illustration, Albin Michel Jeunesse (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Cinq minutes et des sablés, album, illustration d’un texte de Stéphane Servant, Didier Jeunesse (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Tandem, album, illustration d’un texte de Séverine Vidal, La joie de Lire (2015).
- La drôle de maladie de P’tit Bonhomme, album, illustration d’un texte de Pierre Delye, Didier Jeunesse (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Le voyage de l’âne, album, illustration d’un texte d’Isabelle Grelet, Didier Jeunesse (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Et si tout ça n’était qu’un rêve ?, album, illustration d’un texte de Thierry Lenain, MeMo (2012).
- Dimanche, album, texte et illustrations, La joie de Lire (2011).
Retrouvez Irène Bonacina sur son site et sur son compte Instagram.
Quand je crée… Timothée de Fombelle
Le processus de création est quelque chose d’étrange pour les gens qui ne sont pas créateur·trice·s eux-mêmes. Comment viennent les idées ? Et est-ce que les auteur·trice·s peuvent écrire dans le métro ? Les illustrateur·trice·s, dessiner dans leur salon devant la télé ? Peut-on créer avec des enfants qui courent à côté ? Faut-il de la musique ou du silence complet ? Régulièrement, nous demandons à des auteur·trice·s et/ou illustrateur·trice·s que nous aimons de nous parler de comment et où ils·elles créent. Cette semaine, c’est Timothée de Fombelle qui nous parle de quand il crée.
Je ne devrais pas avoir besoin d’atelier. Quand on écrit, il suffit d’un stylo et d’une feuille de papier. Il n’y a rien de plus léger. J’ai retrouvé des lettres de guerre de mon grand-père, écrites en 1940 quand il était dans la cavalerie. Ce sont des vraies œuvres d’art, avec une plume extraordinaire, et malgré tout, on peut parfois lire en tête de la page : « J’écris ces mots appuyé contre un arbre. » Et il devait cacher sa lettre et son crayon dans son casque quand il était au combat. Son atelier était un champ de bataille. Je me dis souvent que si on peut écrire sous les balles, on peut écrire dans un train, sur un banc, dans son lit, dans un bain. On n’a besoin de presque rien.
Et pourtant j’ai assez vite voulu avoir un lieu où écrire. Mon but, je crois, est de me faire croire que je suis un artisan comme un autre. Je veux peut-être dédramatiser l’écriture et l’inspiration. Ce lieu, c’est une boutique, dans Paris. Les passants doivent penser que c’est un atelier d’ébéniste. Il y a une grande vitrine, comme si j’étais un écrivain public. Et d’ailleurs c’est un peu comme cela que je vois mon métier : écrivain public. Écrire, c’est écrire pour les autres, sur les autres, autant que pour soi.
Je me lève toujours très tôt. Travailler en dehors de chez moi, cela pousse à avoir un rythme assez classique, avec des heures de bureau. Oui, finalement, mes horaires sont ceux des bureaux de poste, le temps qui va du lever au coucher du soleil en hiver… J’essaie de travailler toute la journée. Je construis ce temps entre des tasses de café qui sont ma récompense si une phrase est solide, un déjeuner si une page tient la route. J’ai besoin d’énormément de temps. Je ne suis pas rapide. Parfois des années de boulot pour un projet. L’écriture est pour moi une broderie très lente… Quand j’allume mon ordinateur le matin, je pense souvent à Cyrano se penchant sur la tapisserie de Roxane, au dernier acte de la pièce et disant : « Du diable si je peux jamais tapisserie voir ta fin… »
Je me rends compte que j’ai aménagé mon atelier de façon à ce qu’il soit impossible de savoir à quelle époque on est. J’ai bricolé les meubles, installé un vieil escalier en ferraille. D’ailleurs, j’écris souvent avec un casque antibruit, comme sur un chantier, comme un bûcheron, pour m’abstraire du temps et de sa rumeur. Je n’écoute pas de musique, parce qu’avec de la belle musique ce qu’on écrit a l’air magnifique même quand c’est nul ! Je me méfie de la puissance de la musique qui éclabousse tout ce qu’elle touche.
J’écris dans des carnets à petits carreaux, puis des cahiers, puis des fichiers Word. Je passe de l’un à l’autre. Mais pour mes longues histoires, l’ordinateur devient vite indispensable. Une trilogie s’écrit difficilement dans un cahier. En revanche, les projets plus brefs, comme Esther Andersen, peuvent rester longtemps manuscrits même s’ils m’accompagnent très longtemps.
Parfois, je reste travailler dans mon appartement sans aller à l’atelier. Cela arrive dans les moments plus fragiles, ou de travail plus intense. Je suis plus près de ma famille pour des moments volés, dans la journée, avec eux. Pour écrire Alma, par exemple, j’ai souvent travaillé des mois, sept jours sur sept, du matin au soir, avec seulement comme répit des petits cafés pris au soleil devant la fenêtre.
Quand je m’arrête, quand quelque chose bloque dans l’écriture, je pars marcher. Je peux faire des kilomètres dans la ville avec une seule solution à trouver. Je réfléchis au rythme de la marche ou de la course. Je me donne un prétexte : une librairie lointaine, un torréfacteur, un boulanger, un boulon très rare à trouver, même si c’est à une heure ou deux du lieu de mon atelier. J’ai appris à me dire que le temps n’est jamais perdu. Ce temps sera dans le livre à la fin. Les doutes, les recherches, les errances, tout cela est un cadeau fait au lecteur si on arrive à les dépasser. Ce sera déjà quelque chose à se mettre sous la dent dans ce livre ! C’est presque rassurant.
Et lorsqu’il faut que je m’immerge vraiment, souvent au début et à la fin des projets, je pars vers l’ouest, je quitte la ville. Je m’installe seul dans la maison familiale au bord de la Sèvre. Ce sont des moments assez vertigineux où je travaille jour et nuit, où je perds un peu la notion du temps, des moments où je n’aimerais pas me croiser moi-même dans les bois ! Je dois faire peur ces semaines-là !
Et puis soudain, le livre est fini. Tout change. Il y a comme un relâchement. Je redeviens fréquentable. Je suis sans lieu fixe. J’ai seulement un carnet dans la poche. Dans ces temps-là, je vais régulièrement chez mon éditeur. Puis je rencontre des lecteurs. Je me balade en France ou ailleurs en suivant mes livres. Il y a un peu de poussière sur mon bureau, et de la légèreté dans ma vie. Souvent, à ce moment-là, on me glisse un petit mot sous ma porte pour me demander si la boutique est à vendre. Alors je me dis qu’il est temps de m’y remettre.
Timothée de Fombelle est auteur. Il a sorti le 28 octobre dernier, aux éditions Gallimard Jeunesse, le second tome de sa série Alma sous le titre Alma l’enchanteuse.
Bibliographie (sélective) jeunesse :
- Alma, l’enchanteuse, roman, Gallimard Jeunesse (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Esther Andersen, album illustré par Irène Bonacina, Gallimard Jeunesse (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Alma, le vent se lève, roman, Gallimard Jeunesse (2020).
- Le jour où je serai grande : une histoire de Poucette, album illustré par des photographies de Marie Liesse, Gallimard Jeunesse (2020)
- Quelqu’un m’attend derrière la neige, album illustré par Thomas Campi, Gallimard Jeunesse (2019).
- Capitaine Rosalie, album illustré par Isabelle Arsenault, Gallimard Jeunesse (2018).
- Georgia, livre-CD illustré par Benjamin Chaud, Gallimard Jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- La bulle, album illustré par Éloïse Scherrer, Gallimard Jeunesse (2015).
- Le livre de perle, roman, Gallimard Jeunesse (2014).
- Victoria Rêve, roman, Gallimard Jeunesse (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Un prince sans royaume, deuxième tome de Vango, roman, Gallimard Jeunesse (2011).
- Entre ciel et terre, premier tome de Vango, roman, Gallimard Jeunesse (2010).
- Céleste, ma planète, roman, Gallimard Jeunesse (2009).
- Les yeux d’Elisha, deuxième tome de Tobie Lolness, roman, Gallimard Jeunesse (2007).
- La vie suspendue, premier tome de Tobie Lolness, roman, Gallimard Jeunesse (2006).

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !