Dernier mercredi de la saison (dès mercredi prochain, et ce tout au long de l’été, vous retrouverez notre rendez-vous estival Du berger à la bergère), et l’on finit en beauté avec une interview de Marzena Sowa et un En vacances avec Camille Jourdy ! Bon mercredi à vous.
L’interview du mercredi : Marzena Sowa
Parlez-nous de votre parcours
Je me suis retrouvée dans le milieu de la bande dessinée un peu par hasard. Mais je peux dire que la bande dessinée a sauvé ma vie, m’a permis de commencer à tracer ma voie.
Je suis Polonaise, j’ai quitté mon pays en 2001, je suis arrivée en France, à Bordeaux pour y terminer mes études en Lettres Modernes. Je ne savais pas exactement ce que je voulais faire après ces études, je me dirigeais plutôt vers l’interprétariat et la traduction. J’aime beaucoup les mots. Mais j’ai échoué à l’examen oral d’entrée à la Sorbonne, Paris 3. D’ailleurs j’ai une anecdote à ce sujet : mon recalage a été commenté par les examinatrices : « votre français est comme une voiture de l’Est, elle est composée d’éléments disparates, elle roule, elle roule mais bon. On ne sait pas si elle ne va pas caler au prochain carrefour pour ne plus jamais redémarrer. » Sur le coup, j’ai été médusée, là ça va un peu mieux.
L’année suivante, j’ai rencontré Sylvain Savoia qui est auteur de bande dessinée depuis de nombreuses années. C’est lui qui m’a poussée à écrire mes souvenirs d’enfance pour ne pas les perdre, pour ne pas les oublier. C’est grâce à lui que je suis entrée dans le milieu de la bande dessinée. Je suis devenue lectrice et autrice quasi en même temps. En Pologne, je n’ai pas lu de bande dessinée. À l’époque de mon enfance et adolescence, la bande dessinée était considérée comme un art mineur, destiné aux garçons, aux gens qui n’aiment pas lire. J’ai lu Tarzan à 13 ans et la bande dessinée suivante, c’était Les pilules bleues de Frédéric Peeters, 10 ans plus tard…
À ce moment-là, en 2003, la Pologne n’est pas encore dans la Communauté européenne, il m’est très difficile de trouver du travail, malgré mes diplômes français. Je travaille dans des cafés, à mi-temps dans la réception d’un hôtel miteux ou encore dans les vignes.
Et je commence à écrire Marzi. Au début, j’ai du mal à croire qu’une enfance en Pologne communiste puisse plaire à quiconque. Sans que je m’y attende, Marzi prépubliée dans Spirou me propulse dans une carrière d’autrice BD.
Marzi, c’est une série autobiographique publiée par les éditions Dupuis, qui est aussi un témoignage d’une période récente de l’histoire de la Pologne. Ensuite, j’ai travaillé sur d’autres albums qui parlaient de la Pologne également comme : N’embrassez pas qui vous voulez, avec Sandrine Revel et L’Insurrection avec Krzysztof Gawronkiewicz (qui est en deux tomes, nous travaillons sur la seconde partie en ce moment). Peu après est sorti un autre livre, une bande dessinée jeunesse avec Aude Soleilhac au dessin Une histoire de poireaux, de vélos, d’amour et d’autres phénomènes publiée aux éditions Bamboo. Mais l’actualité c’est une nouvelle sortie : La Grande Métamorphose de Théo, une bande dessinée jeunesse, faite avec Geoffrey Delinte et publiée par la Pastèque.
Pouvez-vous nous parler de cet album très particulier ?
Au début, j’avais envie que ça soit un livre d’illustration. Et j’avais très envie de faire ces illustrations.
Mais comme j’adore les dialogues et j’aime les histoires longues, l’écriture de ce scénario s’étoffait de plus en plus. Et la bande dessinée s’est imposée par elle-même. J’ai quand même voulu la dessiner. Car je rêve de faire une bande dessinée toute seule, tout maîtriser, comprendre les mécanismes du dessin, être autrice complète. Et j’ai fait trois pages, je crois. Dont les deux dernières, c’est plutôt les photos découpées de ce que je voulais dire car je n’arrivais pas à bien le dessiner, je perdais patience. Et après ces trois pages, j’ai abdiqué. Je me suis rendu à l’évidence : je ne peux pas dessiner ça. C’est trop de travail, ça prend trop de temps, non. Et puis, ce que j’avais en tête ne se retrouvait pas du tout sur mes dessins. Quelle déception.
À ce moment-là, j’étais en contact avec Geoffrey. Je lui ai proposé ce scénario. Il a aimé. Il a fait quelques essais. On a proposé à la Pastèque qui a accepté. Nous avons sauté de joie. Il y a eu quelques ajustements dans l’histoire, en discussion avec la Pastèque. C’était très intéressant de travailler avec eux.
Comment est née cette histoire ?
Quand j’avais cette histoire en tête, au début son titre était : « Dreams come true… »
Un rêve qui se réalise, ça devrait être génial. On ne pense pas tellement à tous les à-côtés négatifs ou moins drôles, à toutes les concessions qu’il faut faire pour vivre ce rêve.
Et le point de départ, c’est ça, un rêve complètement loufoque, qui paraît improbable, mais qui se réalise — un oiseau devient un humain.
C’est ce genre de rêves que les enfants peuvent avoir sans retenue. Quand j’étais petite, c’était facile pour moi de me projeter dans complètement autre chose, imaginer être quelqu’un d’autre.
Quand on est enfant, tout semble possible et tout est extrême, infini. On le perd un peu quand on devient adulte. Le prosaïsme de la vie tarit l’imagination.
La Grande Métamorphose de Théo est une histoire qui traite de ça, justement, elle est positive, drôle, elle parle aussi de l’amitié, de l’amour et de la tolérance.
C’est votre premier album avec Geoffrey Delinte, comment s’est passée la collaboration ?
Geoffrey a fait de nombreux fanzines auparavant, La Grande Métamorphose de Théo est son premier album.
Pour moi aussi il y a eu une première fois ici : j’ai dessiné tout le storyboard. C’était un grand défi. Et j’ai adoré ça. Mais je ne dessine pas bien, et le storyboard c’est quelque chose de plutôt rapide et spontané et en même temps très réfléchi. Ma difficulté était aussi ailleurs : à ce moment-là, j’avais le coude droit cassé (je suis droitière) et non seulement je dessine mal mais avec le coude cassé, mes dessins sont assez secoués au niveau du trait. Heureusement Geoffrey a tout compris.
Notre collaboration s’est très bien passée. Nous avons envie de continuer à travailler ensemble. D’ailleurs, nous sommes en train de préparer un nouveau projet.
Vous parliez tout à l’heure de Marzi, série que j’adore, le premier tome est sorti il y a 15 ans et ça continue de passionner les enfants (et les adultes), comment expliquez-vous ce succès ?
Je pense que c’est une question à poser aux lecteurs. Ce n’est pas évident pour moi d’en parler. C’est mon histoire, c’est mon enfance mais aussi l’enfance des Polonais de ma génération. Et pour aller encore plus loin, je pense que c’est tout simplement une histoire sur l’enfance, peu importe le contexte historique ou social. Les lecteurs que je rencontre et qui ne sont pas forcément Polonais, se retrouvent complètement dans ces souvenirs. Je me souviens d’avoir discuté avec une lectrice lors d’une séance de dédicace qui m’a dit : « J’ai l’impression que vous avez parlé de moi ». À quoi, j’ai réagi : « Ah bon ? Vous êtes Polonaise ? », « Pas du tout. »
« Mais vous venez d’un pays du bloc de l’est ? »
« Non non. Je viens de la Suisse. »
« Vous avez grandi dans un HLM ? »
« Non non, j’ai toujours habité à la campagne, dans une maison. »
« D’une famille très croyante ? »
« Non, nous sommes athées en famille. »
« Mais alors comment c’est possible que j’aie parlé de vous ? »
« La relation avec votre mère, c’est exactement la même chose pour moi. »
Peut-être qu’il y a quelque chose d’universel là-dedans par rapport à l’enfance ? Peut-être ai-je réussi à retranscrire les émotions de l’enfance. Peut-être que c’est l’histoire récente d’un pays européen qui attire. Peut-être tout ça à la fois.
Comment vous est venue l’idée de raconter votre enfance en BD ?
J’ai rencontré Sylvain Savoia qui est auteur de bande dessinée depuis de nombreuses années. Je lui racontais des épisodes disparates de mon enfance et un jour je lui ai parlé de la tradition polonaise pour Noël qui consiste à manger de la carpe. La particularité était qu’on achetait ce poisson vivant. Mon père revenait du marché avec un sac qui bougeait. Il courait dans la salle de bains, faisait couler de l’eau dans la baignoire et il y lâchait la carpe qui y vivait jusqu’à ce que le jour de Noël arrive, mon père la tuait. J’ai raconté ce souvenir à Sylvain qui a écarquillé les yeux. Il avait envie de découvrir encore plus mon pays. Il me disait qu’il en entendait parler dans les infos, dans les journaux mais ce n’étaient que des questions politiques : le mouvement Solidarność, le général Jaruzelski, le pape Jean-Paul 2, Lech Wałęsa. Bref, il ne savait rien de la vie normale des Polonais. Et le but c’était ça, raconter la Pologne d’il y a trente ans à travers mes souvenirs, en reliant le personnel avec le politique. Malgré ces temps difficiles, on pouvait y être heureux.
Quelles ont été les réactions des personnes que l’on voit dans la BD ?
Globalement les réactions ont été très positives. Les voisins de mes parents se vantent autour d’eux de mon travail, en montrant les dessins : « regarde c’est moi, regarde comment on va faire la file d’attente dans la nuit, comment on va cueillir des champignons. »
Une tante de la campagne m’a dit que Sylvain avait exagéré la taille des pierogis (les ravioles polonaises), qu’elle ne les avait jamais faits aussi gros. Ce n’est pas Sylvain qui a exagéré, c’est dans ma mémoire d’enfant un pieróg occupait toute l’assiette. Jusqu’à présent, on n’est pas d’accord là-dessus toutes les deux. Mais ça provoque des discussions et des rires.
À part cela, je pense qu’il y a toujours une crainte : « Qu’est-ce qu’elle a encore dit sur nous ? »
Et puis une fierté aussi : de leurs vies « banales » (dans ma famille ils disent : des vies grises), d’un seul coup, ils sont devenus les héros d’une bande dessinée.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Je lisais beaucoup de romans qui parlaient de la vie des Esquimaux, des livres de Astrid Lindgren (qui est autrice de Fifi Brindacier entre autres), mon roman préféré d’elle était : Les Enfants de Bullerby. Et Tove Jansson avec les Moomins. Beaucoup de poèmes d’auteurs polonais. Et beaucoup de romans polonais.
Les contes de Hans Christian Andersen, des frères Grimm.
Des poètes polonais : Jan Brzechwa, Juliusz Tuwim et tant d’autres.
La seule BD : Tarzan. Découverte vers mes 13 ans qui a fait mon éducation sexuelle : sur la page 23 Tarzan et Jane s’embrassent sur la bouche. C’est un gros plan. C’était la page la plus usée de tout l’album. Et pas uniquement par moi, mais aussi par mes amies qui venaient regarder ce dessin et fantasmer dessus.
Quelques mots sur vos prochains ouvrages ?
Je travaille sur l’adaptation du roman Petit Pays de Gaël Faye avec Sylvain Savoia. L’album sera publié chez Aire Libre.
Je scénarise également la biographie de Vivian Maier, c’est Emilie Plateau qui le dessine, pour les éditions Dargaud.
Un western Dirty Shirley avec Benoît Blary, chez Aire Libre.
Je prépare quelque chose de nouveau avec Geoffrey.
Et quelques bandes dessinées jeunesse. Et peut-être un jour, un jour ! Une bande dessinée faite entièrement par moi. Un rêve loufoque.
Bibliographie :
- La grande métamorphose de Théo, scénario, dessins de Geoffrey Delinte, La Pastèque (2020).
- Série Marzi, scénario, dessins de Sylvain Savoia, Dupuid (2005-2019), que nous avons chroniqué ici et là.
- Histoire de poireaux, de vélos, d’amour et autres phénomènes, scénario, dessins d’Aude Soleilhac, Bamboo (2015).
- L’Insurrection, Avant l’orage, scénario, dessins de Krzysztof Gawronkiewicz, Dupuis (2014).
- N’embrassez pas qui voulez, scénario, dessins de Sandrine Revel, Dupuis (2013).
En vacances avec… Camille Jourdy
Régulièrement, nous partons en vacances avec un·e artiste. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais moi j’adore partir comme ça avec quelqu’un, on apprend à la·le connaître notamment par rapport à ses goûts… cet·te artiste va donc profiter de ce voyage pour nous faire découvrir des choses. On emporte ce qu’elle·il veut me faire découvrir. On ne se charge pas trop… Des livres, de la musique, des films… sur la route on parlera aussi de 5 artistes qu’il·elle veut me présenter et c’est elle·lui qui choisit où l’on va… 5 destinations de son choix. Cette fois-ci, c’est avec Camille Jourdy que nous partons ! Allez, en route !
5 albums jeunesse :
- Une échappée de Bartok Biloba de Lolita Sechan avec Actes Sud BD
- Un grand jour de rien de Béatrice Alemagna chez Albin Michel
- Ursin et Ursulin de Alžbeta Skálová et Zbyněk Černíkaux éditions MeMo
- Pombo Courage de Émile Cuherousset et Clémence Paldacci aux éditions MeMo
- Mère Méduse de Kitty Crowther chez Pastel école des loisirs
5 romans :
- La fin des temps de Haruki Murakami
- La vie devant soi de Romain Gary
- Poil de carottes de Jules Renard
- La fabrique de souvenirs de Philippe Polet-Villard
- La Vouivre de Marcel Aymé
5 CD :
- Heures Courtes de Wladimir Anselme
- Avant que je m’ennuie de Mathieu Boogaerts
- Doolittle des Pixies
- Shake Shook Shaken de The Do
- You want it Darker de Leonard Cohen
- La ruée vers l’or de Chaplin
- Le bal des vampires de Roman Polanski
- On connait la chanson de Alain Resnais
- Tout sur ma mère de Pedro Almodovar
- Moonrise Kingdom de Wes Anderson
5 artistes :
- Boris Vian
- John L.Goodall (illustrateur)
- Ron Mueck
- Emmanuel Guibert
- Didier Jourdy (mon oncle qui est peintre)
5 endroits :
- Le long du canal à Dole
- Le parc de la tête d’or à Lyon
- La terrasse du café Jutard à la croix rousse
- Marcher dans Paris avec ma copine Emilie
- La grotte de l’ermitage dans le Jura
Camille Jourdy est autrice et illustratrice.
Bibliographie jeunesse sélective :
- Je t’aimerai toujours, album, illustration d’un texte de Robert Munsch, Les éditions des éléphants (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Les vermeilles, BD, scénario et dessins, Actes Sud BD (2019).
- Truffe et Machin, album, illustration d’un texte d’Emile Cucherousset (2018).
- Le vaillant petit tailleur, album, illustration d’un texte de Camille Laurens, Milan (2016).
- C’est pas du gâteau, BD, scénario et dessins, Actes Sud BD (2016).
- L’apprenti pirate, album, illustration d’un texte d’Agnès Laroche, Milan (2015).
- Les animaux de la ferme, album, texte et illustrations, Albin Michel jeunesse (2013).
- Le petit prinche, album, illustration d’un texte d’Alice Brière Haquet, Glénat (2010), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez Camille Jourdy sur son blog.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !