Aujourd’hui, pour ma première interview, je suis très heureuse de vous présenter deux artistes dont j’aime particulièrement le travail et la sensibilité. L’une est autrice et compte une centaine d’ouvrages publiés, l’autre est une illustratrice plus confidentielle aux doigts de fée, qui vient de sortir, en mai dernier, son premier album en solo.
L’interview du mercredi : Nancy Guilbert
Racontez-nous votre parcours en quelques mots et ce qui vous a conduit vers l’écriture.
J’ai appris à lire comme Marcel Pagnol, en écoutant mon père enseigner la lecture aux « grands CP » d’une petite classe unique, nichée dans un hameau des Cévennes. J’avais beaucoup d’imagination et j’ai écrit mes premiers textes tout de suite. Ma petite sœur les illustrait, car je trouvais qu’elle dessinait très bien. Je me sentais comme le Petit Poucet d’Arthur Rimbaud qui courait dans la garrigue en égrenant ses histoires. Je ne me suis arrêtée qu’en entrant à l’université, car il a quand même fallu étudier un peu. Le tout premier texte dont je me souviens racontait l’histoire de l’incendie d’un château, suite à une trahison. Tout le monde mourait… Mes parents ont eu peur et ont jeté le texte à la poubelle ! (Ils continuent à avoir peur de ce que je vais écrire, je pense.) Comme on ne change pas vraiment qui on est, je continue à raconter des histoires où je dénonce tout ce qui me dérange ou m’indigne. Je crois que j’avais des choses à dire et les livres m’ont aidée à poser les mots qui bouillonnaient.
Je ne savais pas qu’« autrice » pourrait devenir un métier, donc après mes études scientifiques je me suis orientée vers l’enseignement. Le contact avec les enfants est important pour moi, je me sens plus à l’aise avec eux qu’avec les adultes. Je les trouve souvent plus authentiques quand on leur laisse l’autorisation d’être eux-mêmes.
L’envie d’écrire un livre ne me lâchait pas et j’ai fini par contacter des illustratrices qui ont accepté d’illustrer mes premiers textes. J’ai rencontré une éditrice sur un salon en 2011, elle a adoré les projets. Elle était à la recherche de nouveaux textes et ça a été le début d’une grande aventure livresque… Tout s’est enchaîné assez vite, mais j’ai eu du mal à me sentir légitime, il m’a fallu plusieurs années pour y parvenir. D’ailleurs, ça continue, je me demande parfois si je ne rêve pas. J’espère pourtant rester dans ce mood jusqu’à la fin de ma « carrière » : continuer à penser que je dois encore faire mes preuves en tant qu’écrivaine.
Comment organisez-vous vos journées de travail ? Avez-vous des rituels d’écriture ?
Je n’ai aucune organisation à la journée, c’est terrible, malgré mes nombreuses listes et dead-lines. Une journée ne ressemble pas à une autre et parfois elle est très différente de ce que j’avais imaginé. Si par malheur il me prend l’envie d’aller explorer la nature, tant pis pour le texte et pour moi… Mais quand même, on peut dire que je traite tout ce qui est administratif le matin et que j’écris l’après-midi, voire le soir, ou même la nuit s’il le faut. J’ai besoin de m’isoler dans ma bulle et c’est plutôt difficile pendant la journée.
En général, j’ai un mug de thé à côté de moi, mon chat (elle veut écrire sur mon clavier) et de la musique en fond. Ah, oui, aussi une « tenue d’écriture » (pour ne pas dire un pyjama), c’est le plus important.
Vous sentez-vous totalement libre dans votre écriture (est-ce que les maisons d’édition censurent) ?
Je m’autocensure en fonction de la tranche d’âge. Je ne peux pas traiter un sujet de la même façon selon qu’il s’adresse à des enfants ou à de jeunes adultes. Par contre, je peux quand même parler de sujets très violents aux jeunes enfants… Il faut simplement trouver un axe pour le faire de façon adaptée.
Les maisons d’édition ne me censurent pas vraiment. Si j’ai un doute, on en discute… Si l’éditeur/l’éditrice ne me suit pas sur la façon dont je traite l’histoire, j’abandonne le projet avec lui/elle car cela signifie que notre façon de l’appréhender est trop différente et que cela me demandera trop d’énergie de faire des compromis. Je ne veux pas perdre l’essence du texte. Par contre, je suis une maniaque des corrections et je ne travaille qu’avec des éditrices et éditeurs « accoucheurs de textes » qui vont révéler le meilleur de façon constructive, argumentée et bienveillante.
J’ai remarqué que vous interveniez régulièrement au sein d’établissements scolaires. Pouvez-vous nous dire ce que cela vous apporte et dans quelle mesure cela vous inspire pour votre travail ?
C’est effectivement la deuxième facette du travail d’auteur·ice. Je n’envisage pas la vie d’écrivaine autrement et il me manquerait quelque chose si je n’avais pas les rencontres. D’ailleurs, j’en fais aussi dans les hôpitaux, les prisons ou les centres sociaux… C’est important de discuter avec le public pour se confronter à son avis de façon plus directe.
Les enfants et les ados ne font pas semblant et donnent spontanément leur avis. Même quand ce n’est pas positif, ça m’apporte toujours un éclairage pertinent.
Les élèves m’inspirent parce que les situations que nous vivons ensemble sont très authentiques. J’en note certaines dans mes carnets d’écriture pour ne pas les oublier.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Après toutes les séries des Bibliothèque Verte, Rose et Rouge et Or, j’ai dévoré les Comtesse de Ségur, les Jules Verne, les Alexandre Dumas, les Tintin, les Astérix et tout plein d’autres très connus, en alternant avec des titres qui seront dans mon cœur pour toujours : La case de l’Oncle Tom, L’histoire d’Helen Keller, Tistou les pouces verts, La sorcière de la rue Mouffetard, Fifi brindacier, Le jardin secret, Deux pour une, La petite Fadette, Journal d’Anne Frank, Le petit Prince, Matilda, Le bon gros géant, Kazan et Bari chien-loup, La nuit des temps, Jane Eyre ou Alice au Pays des merveilles…
Adolescente, j’ai eu du mal avec les titres qu’on nous demandait de lire au collège et au lycée, mais certains m’ont fascinée : Candide, Zadig, L’île au trésor, Les Misérables, L’odyssée Les raisins de la colère, L’autre, 1984, L’étrange cas du Dr Jekyll et Mr Hyde, et les pièces de Molière, que j’adore. Il n’y avait pas toute la variété de la littérature pour ados actuelle.
J’ai préféré me plonger dans les thrillers, romans policiers, recueils de poèmes, romans de vie, pièces de théâtre ou essais.
Les romans ont construit mon imaginaire, m’ont aidée inconsciemment à comprendre comment creuser la vie des personnages, créer des lieux, distiller des informations historiques, scientifiques ou artistiques sans en faire trop.
Les recueils de poèmes ont nourri ma plume (Victor Hugo, Rimbaud, Baudelaire et Verlaine, bien évidemment), les pièces de théâtre l’ont rendue audacieuse. J’ai un amour profond pour Cyrano de Bergerac, Antigone ou tant d’autres encore car elles dénoncent, mais sans voyeurisme.
Quant aux thrillers psychologiques, ils ont aiguisé la façon dont je conçois les intrigues, dont je mêle les personnages entre eux. Ils m’ont appris comment retourner une situation ou embrouiller mes lecteurs.
Le comte de Monte-Cristo reste l’un de mes livres préférés, à jamais. Je l’ai relu il n’y a pas longtemps pour voir si j’étais toujours aussi émerveillée que lorsque j’avais 13 ans, et il m’a encore plus impressionnée. J’ai réalisé le travail d’écriture titanesque qu’il a fallu pour l’écrire… Grand respect.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
En ce moment, je manque cruellement de temps, donc je travaille sur les corrections de mes trois romans à paraître. C’est la partie la moins intéressante du travail d’écriture, la moins gratifiante aussi — de mon point de vue en tout cas :
*Un roman junior illustré, à paraître en septembre 2023 aux éditions Plume de Carotte.
*Le tome 3 de Chugakko Académie à paraître en octobre 2023 aux éditions Didier Jeunesse.
*Un roman pour préados : j’ai mis dix ans à l’écrire, celui-ci… Il vient de très, très loin, et il sortira en avril 2024 aux éditions Courtes et Longues.
J’ai plusieurs projets en attente d’écriture, des albums, un petit roman et un roman ado dans lequel je rêve de me plonger… Ce sera pour cet été, à mon avis. Pour l’instant, je remplis mes carnets d’écriture.
Bibliographie sélective :
- Gazelle Punch, roman illustré par Roland Busso-Delabaudière, Slalom (2023).
- Série Chūgakkō Académie, deux tomes, romans illustrés par Floriane Vernhes, Didier Jeunesse (2023).
- Et derrière nous le silence, roman, Gulf Stream (2022).
- Sur mon chemin, album illustré par Séverine Duchesne, Alice jeunesse (2022).
- Panthère aux yeux de lune, album illustré par Anna Griot, Mango (2022).
- Old Soul, roman, Éditions courtes et longues (2021).
- Point de fuite, avec Marie Colot, roman, Gulf Stream (2020).
- Les mots d’Hélio, avec Yaël Hassan, roman, Magnard jeunesse (2019)
- L’ourse bleue, album illustré par Emmanuelle Halgand, Des ronds dans l’O (2018).
- C’est l’histoire d’un loup, album illustré par Nicolas Gouny, Frimousse (2018).
- Série Lili Pirouli, 6 tomes, bandes dessinées illustrées par Armelle Modéré, Des ronds dans l’O (2017-2023).
- Série Le pommier de Cali et Cali à la montagne, albums illustrés par Cécile Vangout, Les éditions Éveil et découvertes (2015 et 2016), que nous avons chroniquée ici.
- Le roi de la jungle, album illustré par Florian Le Priol, Marmailles & compagnie (2014).
- Aliénor et le trésor dérobé, album illustré par Élodie Fraysse, Les P’tits Totems (2012), que nous avons chroniqué ici.
- À la rencontre des mamans, album illustré par Lilly Seewal, Les p’tits totems (2012), que nous avons chroniqué ici.
Quand je crée… Isaly
Le processus de création est quelque chose d’étrange pour les gens qui ne sont pas créateur·trice·s eux-mêmes. Comment viennent les idées ? Et est-ce que les auteur·trice·s peuvent écrire dans le métro ? Les illustrateur·trice·s, dessiner dans leur salon devant la télé ? Peut-on créer avec des enfants qui courent à côté ? Faut-il de la musique ou du silence complet ? Régulièrement, nous demandons à des auteur·trice·s et/ou illustrateur·trice·s que nous aimons de nous parler de comment et où ils·elles créent. Cette semaine, c’est Isabelle Demarly, connue sous le pseudonyme Isaly, qui nous parle de ce moment où elle crée.
Avant de me mettre au travail, j’aime regarder quelques petites choses sur Internet, regarder mes mails et y répondre si j’en ai. Si jamais je ne travaille pas sur un livre et dessine juste pour moi, comme ça dans mes petits carnets ou bien sur des feuilles, du papier, j’aime faire un petit jeu de mots mêlés avant. Ça m’amuse, me change les idées avant de me mettre sérieusement au travail.
Quand je travaille sur un livre, avant de me mettre à faire des recherches, des croquis pour les personnages, les décors, etc., dans mon carnet, j’aime lire le texte que je vais illustrer plusieurs fois. Le relire le lendemain parfois… J’ai besoin de quelques jours avec l’histoire juste dans ma tête, avant de me mettre vraiment à dessiner, à travailler dessus… Comme ça, j’y pense souvent, presque toute la journée, même si je fais autre chose, comme me promener, marcher sur le sable, etc. Ou bien dessiner d’autres petites choses dans mes petits carnets. Souvent, quand je lis un texte, je vois des personnages dans ma tête ou bien des idées pour les illustrations, mais j’ai besoin d’y penser souvent avant de m’y mettre tout de suite.
Quand je pense que je peux enfin commencer à travailler sur un texte, je fais des croquis, des recherches dans mon carnet. Suivant les histoires, parfois je dois me documenter sur les animaux, les fleurs, etc., par exemple, ou bien sur l’architecture des maisons, si l’histoire se passe dans un endroit précis, ou bien autre chose. Pour les personnages, je ne sais pas comment me viennent les idées, mais j’aime bien me dire que ce sont eux qui m’ont dit, en laissant le crayon glisser sur la feuille du carnet, que c’était eux pour l’histoire… J’aime beaucoup dessiner des personnages, et souvent quand j’illustre une histoire j’essaie de me mettre à leur place, essaie de comprendre, vivre, ressentir ce qu’ils peuvent ressentir… J’aime beaucoup illustrer des livres, c’est un vrai plaisir. Et illustrer une histoire, c’est pour moi quelque chose que j’aime vivre, ressentir, un peu comme si je dessinais avec mon ventre.
Une fois que j’ai une idée pour toutes les illustrations qu’il faudra faire pour le livre, je dessine un chemin de fer, et ensuite je dessine les crayonnés. Pour les crayonnés, il m’arrive de dessiner des crayonnés « brouillons » qui me servent de repère pour pouvoir dessiner ensuite les « vrais » crayonnés au propre, juste au trait. J’aime dessiner les crayonnés au critérium, j’aime la finesse du trait. Avec le crayonné « brouillon », parfois j’utilise une table lumineuse pour dessiner le « vrai » crayonné, mais pas dans le but de décalquer, juste pour éviter de trop gommer la feuille, le papier, pour ne pas l’abîmer. Je dessine juste les grandes lignes avec la table lumineuse, et ensuite je reviens à ma table de dessin terminer le « vrai » crayonné. Mais je n’utilise pas tout le temps la table lumineuse, juste de temps en temps. Une fois que j’ai terminé de dessiner les crayonnés, je fais la couleur. Pour la couleur, avant de me lancer complètement, j’aime bien scanner un ou deux crayonnés, que j’imprime en petit format, pour pouvoir faire des recherches de couleurs, d’ambiances… Je doute beaucoup de tout ce que je fais, et parfois la couleur me fait peur, peur de me tromper, de ne pas savoir si ça peut aller ou pas… Ma technique préférée, c’est le crayon de couleur. Une technique qui me demande beaucoup, beaucoup de temps… Mais parfois, j’aime bien mélanger un peu d’aquarelle ou de l’encre avec le crayon de couleur, ça dépend de l’inspiration. J’aime faire la couleur aux crayons de couleur, avec les crayons taillés bien pointus, et superposer parfois différentes couleurs les unes sur les autres.
Je travaille rarement en numérique. Et si je le fais, dans ces cas-là, je fais un crayonné dessiné en gris toujours avec mon critérium avec différentes nuances de gris un peu comme un dessin en noir et blanc, et je le scanne. Et ensuite, je fais la couleur en numérique avec mon ordinateur, ma tablette graphique et mon stylet, avec des bouts d’encre, d’aquarelle, diverses matières, que j’ai également faits sur des petits bouts de feuille que j’ai scannés aussi, et ensuite que je superpose, mélange avec les « pinceaux » du logiciel Photoshop par-dessus le crayonné. Le tout en transparence pour mettre en avant le crayonné et essayer de montrer un mélange numérique et traditionnel. Mais je préfère travailler uniquement en techniques traditionnelles, si possible.
Il me faut souvent plusieurs jours voire plusieurs semaines pour réaliser une illustration. Je peux passer quatre-vingts heures, voire plus parfois, juste sur une illustration. Quand je travaille sur un livre, je n’ai plus le temps pour dessiner pour moi, dans mes carnets ou sur des feuilles, du papier… Donc je consacre tout le temps que j’ai au livre, jusqu’à ce qu’il soit terminé.
J’aime bien travailler dans le silence, le calme, et écouter le son du crayon glisser sur la feuille, ou bien entendre le crayon se faire tailler par mon taille-crayon… Je préfère travailler dans le silence, car c’est plus facile pour se concentrer.
Pour l’imagination, je pense que la nature m’inspire beaucoup. J’aime la nature, les fleurs, la poésie des choses, les objets un peu anciens aussi… Je crois que tout peut m’inspirer, comme une forme, un motif, un caillou sur un chemin et tant d’autres choses encore… J’aime regarder, observer… J’aime inventer, imaginer des choses un peu surréalistes parfois. Peut-être parce que j’aime bien les choses surréalistes, je trouve qu’il y a parfois de la magie, de la poésie, du mystère dans tout ça.
J’aime dessiner dans mes petits carnets, faire des dessins personnels sur des feuilles, illustrer des livres, et rêve toujours de pouvoir vivre un jour du métier de l’illustration, du dessin, car c’est ma passion.
Bibliographie :
- Marie nuage, texte et illustrations, Vivre tout simplement (2023).
- De l’autre côté, illustration d’un texte de Corinne Boutry, Mazurka (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Sœurs miroirs, illustration d’un texte de Christos, Les Minots (2018).
- La gardienne des rêves, illustration d’un texte de Christos, Les Minots (2016).
- Adieu doudou : quand vient le temps de se dire au revoir, illustration d’un texte de Frédérique Elbaz, Éditions du mercredi (2016).
- À l’école des doudous : comment devenir un doudou, illustration d’un texte de Frédérique Elbaz, Éditions du mercredi (2015).
- La légende du papier découpé de Yangzhou, illustration d’un texte de Corinne Boutry, Mazurka (2014).
- La petite vieille du vendredi, illustration d’un texte de Marie Moinard, Des ronds dans l’O (2012).
- Notre Pense pas bête, collectif, P’tit Baluchon (2012).
- Mademoiselle Sel, illustration d’un texte de Juliette Parachini-Deny, Des ronds dans l’O (2012).
- Le magasin de souvenirs, illustration d’un texte de Jeanne Taboni Mizzerazi, Didier Jean et Zad, Éditions Utopique (2012).

Les pieds sur terre et la tête dans les nuages, Laetitia est une éternelle rêveuse qui partage sa vie entre la terre et la mer. Bien que tombée dans la marmite aux mots dès l’enfance, ce n’est que sur le tard qu’elle se découvre une passion pour la Littérature jeunesse avec un L majuscule et collectionne depuis lors les albums qui font la part belle à l’imagination et font l’éloge des mots.