Coup sur coup, j’ai lu deux romans de Rachel Corenblit aussi forts l’un que l’autre. Le premier, Le musée des tortures (sorti chez Casterman), m’a fait trembler, le second, La mer sans le bleu (sorti chez IN8), m’a profondément touché. Naturellement, j’ai eu envie de poser quelques questions à cette autrice. Ensuite, j’ai proposé à Alice Durand, autrice d’un très bon documentaire qui compare différents comportements d’un point de vue écologique, Le petite guide des jeunes écolos (paru chez Delachaux et Niestlé), de nous livrer ses coup de cœur et coup de gueule.
L’interview du mercredi : Rachel Corenblit
Pouvez-vous nous parler de votre dernier roman, Le musée des tortures, sorti chez Casterman ?
L’idée de Le musée des tortures m’est venue après un échange avec Clémence Bard, l’éditrice de la collection. Son écriture suit celle d’un autre roman fantastique, La Maledetta, sorti chez Nathan, qui s’adresse aux plus âgés. Se frotter au fantastique, c’est une idée avec laquelle je jouais depuis longtemps, étant une grande lectrice de ce genre. Plonger les mains dans le cambouis de l’horreur est jouissif. Il y a une sorte de plaisir à entraîner ses personnages dans un monde flou, d’angoisse, et d’en sortir indemne. Et puis je voulais garder aussi les thèmes qui me sont chers, la différence, l’amitié. Les retrouver sous une autre forme…
Ce roman m’a scotché, j’ai eu du mal à le poser avant de le terminer, mais j’ai été surpris par le niveau d’angoisse qu’il procure, me demandant sans cesse ce que ça aurait provoqué chez moi lors de l’adolescence. Comment fait-on pour savoir si l’on ne va pas trop loin ?
On ne sait pas… Il me semble qu’en littérature, lorsqu’on commence à réfléchir à son lectorat, on dénature, on formalise. C’est le travail de l’éditrice, finalement, de délicatement cadrer l’autrice, ou en tout cas, de lui indiquer des balises. Pour ma part, j’ai des souvenirs de lecture qui m’ont, gamine, effrayée. Mais des frayeurs dont je suis sortie grandie et enrichie. C’est aussi le « boulot » de la lecture, que de faire éprouver des sensations fortes, des émotions, où le « pour de faux » est presque « pour de vrai ». On vit dans un monde prescripteur, on a tendance à oublier que le goût du danger intellectuel, c’est celui de la transgression et de la liberté.
J’aimerais aussi que vous nous disiez quelques mots sur votre très beau roman, La mer sans le bleu, sorti juste avant chez IN8.
La mer sans le bleu est né en Guyane. Nous étions plusieurs auteurs invités par la librairie Cas’A Bulles, à Cayenne. Une semaine fascinante à découvrir cet endroit du monde si différent. Cela parle, à hauteur d’adolescent, d’une histoire d’emprise et de violence. Je voulais que la tension monte, que l’on sente le danger et qu’il provienne de l’humain alors que la nature, en contrepoint, serait un lieu propice au repos. C’est un parallèle que j’ai travaillé, celui de l’homme agresseur et de la nature refuge. Je voulais retranscrire ma perception de la terre, là-bas, de cette violence et de cette paix que j’avais perçues. Le livre provient de ce paradoxe.
Ces deux romans sortis à un jour d’intervalle sont extrêmement différents (même si dans les deux cas on sent très vite que quelque chose d’horrible va se passer). Comment vous viennent vos idées ?
J’ai deux sortes d’idées. Celles qui proviennent de loin, qui « levurent » et grandissent en moi, une « fermentation » naturelle en somme. Et celles qui sont comme des fulgurances, qui apparaissent d’un coup (on pourrait imaginer l’ampoule des dessins animés s’éclairant au-dessus du personnage). Les deux romans dont nous parlons sont des idées « subites ». Et oui, vous avez parfaitement raison, ils sont différents, mais j’aime à penser qu’il y a une unité dans ce que j’écris, un lien qui serait de l’ordre de la trace. Laisser une trace, c’est raconter une histoire et donner une densité aux caractères. Les romans qui me marquent le plus sont ceux qui, lorsque je les termine, résonnent encore en moi. Je me pose des questions, je ne peux quitter les personnages. C’est ce que je tente d’écrire…
Savez-vous à l’avance comment va se terminer votre histoire ?
En général, je n’ai aucune idée de la fin de mon histoire. Je me pose parfois la question, en cours d’écriture, cela m’apparait mais c’est une fin floutée. Ce qui n’est pas désagréable, être étonnée par la tournure des destinées de ses personnages. Combien de fois j’ai été surprise par la mort ou au contraire la survie de quelqu’un que je croyais condamné…
Qui sont vos premier·ères lecteur·rices ?
Mon tout premier lecteur est mon mari. Il se montre impitoyable…
J’aimerais que vous nous parliez de votre parcours.
Ce n’est pas facile de vous parler de mon parcours… Pas à cause de sa complexité, non, mais plutôt parce que ce n’est pas évident de se raconter. Mes grands-parents paternels étaient des Juifs ukrainiens immigrés en France à la fin des années 20, cachés pendant la guerre dans le Vercors. Ma mère est israélienne. J’ai grandi dans un foisonnement de langues et d’accents et cela a forgé, je pense, mon rapport à la langue française. À sa musicalité. Mon adolescence a été compliquée (compliquée est un vaste mot), mais déjà j’écrivais, je lisais énormément. À vingt ans, j’envoyais mon premier manuscrit par la poste. Il m’a fallu travailler, m’accrocher, évoluer, gagner en maturité, essuyer des refus, pour enfin être publiée en 2007, aux éditions du Rouergue. Shalom, Salam maintenant est mon premier roman. Il raconte ma famille et je le porte dans mon cœur. C’est lui qui m’a ouvert le chemin.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Tout. Je lisais tout. J’étais une machine à lire. Je passais mes vacances chez ma grand-mère et elle avait une immense bibliothèque. J’ai du lire très tôt et sans tout comprendre, des auteurs comme Bernard Clavel, Guy des Cars, Gilbert Cesbron, Barjavel, et aussi Hervé Bazin et Zola. Ma grand-mère avait aussi les textes de Max Gallo et Alain Decaux. Et Maurice Druon et ses Rois maudits, ou Robert Merle… Mais je lisais aussi Le Club des cinq, Fantômette, le Clan des sept, les Compagnons de la Croix-Rousse, Alice… Mes parents ont conservé mes bibliothèques Rose et Verte dont j’étais très fière. Vers quatorze ans, j’ai découvert la poésie et la bande dessinée. Les passagers du vent, de Bourgeon, pour ne citer que lui, ont été une révélation.
Et actuellement, lisez-vous de la littérature jeunesse ? Si oui, avez-vous eu des coups de cœur récemment ?
Je suis toujours une engloutisseuse de livres. Et bien entendu, tous genres confondus. Mes derniers coups de cœur en jeunesse sont deux westerns (j’adore !) que je viens tout juste de terminer :
Terre promise de Philippe Arnaud et Et le ciel se voila de fureur de Taï-Marc Le Than. De quoi plonger dans des fabuleuses aventures.
Le fracas et le silence de Cory Anderson, plus noir.
Quelques mots sur les prochaines histoires que vous nous proposerez ?
En avril chez Nathan, dans la collection Court toujours Sortir du placard. Cela parle d’identité, d’amitié, de famille. Surtout de famille. Je voulais parler du coming out, mêler la gravité à l’humour.
En septembre, chez Bayard, Pas la fin du monde. Pour les grands ados. C’est l’histoire d’un frère et d’une sœur qui cherchent leur père qui a disparu le jour de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, le 21 septembre 2001. Ça parle d’amour et de détestation familiale. J’ai moi-même vécu l’explosion d’AZF, j’étais enceinte de quatre mois. C’est un roman que j’ai mis vingt ans à écrire (une levuration lente).
Bibliographie sélective :
- Sortir du placard, roman, Nathan (paraîtra le 14 avril).
- Le musée des tortures, roman, Casterman (2021), que nous avons chroniqué ici.
- La mer sans le bleu, roman, IN8 (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Les potos d’abord, roman, Nathan (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Les enquêtes de Nola et sa bande – Le mystère Orwitz, roman, illustré par Cécile Bonbon, Le Rouergue (2020).
- Un peu plus près des étoiles, roman, Bayard (2019).
- L’année des pierres, roman, Casterman (2019).
- Calum ou le bonheur à portée de long nez, album illustré par Julie Colombet, Sarbacane (2018).
- Fanny et la boite magique, roman illustré par Lisa Blumen, Mango (2018).
- La plus belle de toutes, roman, Le Rouergue (2018), que nous avons chroniqué ici.
- À la dure, roman, Actes Sud Junior (2017).
- Encore plus de bonheur, roman, Le Rouergue (2017).
- 146298, roman, Actes Sud Junior (2015).
- Le rire des baleines, roman, Le Rouergue (2011).
- Ceux qui n’aiment pas lire, roman, illustré par Julie Colombet, Le Rouergue (2011).
Le coup de cœur et le coup de gueule de… Alice Durand
Régulièrement, une personnalité de l’édition jeunesse (auteur·trice, illustrateur·trice, éditeur·trice…) nous parle de deux choses qui lui tiennent à cœur. Une chose qui l’a touché·e, ému·e ou qui lui a tout simplement plu et sur laquelle il·elle veut mettre un coup de projecteur, et au contraire quelque chose qui l’a énervé·e. Cette semaine, c’est Alice Durand qui nous livre ses coup de cœur et coup de gueule…
Et si pour La mare aux mots je devenais, l’espace d’un coup de cœur et d’un coup de gueule, l’un de mes petits amphibiens chéris ? Côa, côa… Dans la mare où j’habite, mon coup de cœur irait sans nul doute à la salamandre qui tient la bibliothèque des roseaux d’à côté. C’est une belle salamandre qui met tout son cœur à accueillir les têtards de notre mare. Et quand une vieille grenouille rousse comme moi se présente au guichet, avec des milliers de « côa » à la bouche, elle prend le temps de les écouter et d’apporter des réponses à tous ces coassements interrogateurs. Dans les rayons de la bibliothèque, on trouve bien sûr les romans de Timothée de Fombelle et mon cœur de batracien fond immanquablement pour les deux tomes de Tobie Lolness. Ceux qui les ont lus ne regardent plus jamais les arbres de la mare de la même façon. Leur imagination est happée dans les méandres d’un lichen et leur monde change d’échelle…
Changer d’échelle, décaler le regard, c’est ce que nous devrions faire à l’heure d’élire le plus imposant triton de la mare. Aussi, mon pavé dans la mare aux mots, je le lance pour la participation de tous les marmots. Ces têtards n’ont sans aucun doute pas les mêmes besoins que les plus gros crapauds communs. Ne peuvent-ils pas se réunir avec nous sur le grand nénuphar pour participer aux discussions et aux décisions lacustres ? Leur jeune âge fait-il d’eux des batraciens de seconde zone ? Pourquoi une si grande et riche partie de la population est exclue du vivier démocratique ? En comptant avec nos larves, nous pourrions peut-être transformer notre marais stagnant en ruisseau bouillonnant…
Alice Durand est journaliste et autrice d’ouvrages scientifiques pour la jeunesse. Il y a quelques mois elle a sorti un documentaire passionnant aux éditions Delachaux et Niestlé, Le petit guide des jeunes écolos.
- Le petit guide des jeunes écolos, documentaire illustré par Nolwen, Delachaux et Niestlé (2021), que nous avons chroniqué ici.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !