Aujourd’hui, c’est avec Sandra Edinger que je vous propose de passer un moment, puis on part en vacances avec Ramona Bădescu ! Bon mercredi à vous.
L’interview du mercredi : Sandra Edinger
Pouvez-vous nous parler de l’album Le grand débordement, sorti chez Winioux l’année dernière ?
L’envie de faire un livre pour enfant sur le contexte d’une inondation m’est venue il y a plusieurs années, en 2014 plus précisément. Au printemps de cette année-là, l’Europe du Sud était sous l’eau, en été, ce fut le tour de la Belgique puis à l’automne, du sud de la France. À la même période, je me penchais de plus en plus sérieusement sur les questions écologiques. L’omniprésence de ces images dans les médias apportait une sorte de réalité concrète à mes lectures. Tout en étant terrifiée, je trouvais dans ces images une certaine poésie. Alors que ces événements m’ont paru à l’époque complètement invraisemblables, ils sont déjà en train de se normaliser, chaque été apporte ses cyclones, ses incendies et inondations qui nous semblent aujourd’hui presque ordinaires. Cette normalité de la catastrophe est évoquée par l’attitude des adultes dans le livre qui continuent leurs vies comme si de rien n’était. Il y a quelque chose de presque rassurant là-dedans. Cette normalité, elle transparait aussi à travers les personnages de Lili et Nounou. La vraie catastrophe pour eux c’est d’être séparés l’un de l’autre !
C’est un album un peu particulier dans sa forme
Le livre se lit dans les deux sens, d’un côté il y a ce qui arrive à Lili, de l’autre, ce qui arrive à Nounou. Le texte est le même des deux côtés. Même si Lili et Nounou sont physiquement séparés, ils vivent la même inondation. Le fait de pouvoir jouer avec le livre, le retourner, chercher le chemin que parcourent les objets, découvrir ce que les personnages font exactement au même moment, permet de rendre palpable la notion d’absence et de distance.
Comme un album jeunesse réunit du texte et de l’image, cela m’intéresse que le livre ait plusieurs couches. Il y a ce qu’on lit dans le texte et il y a ce qu’on lit dans les images. Il y a le sujet de la séparation mais aussi celui de la catastrophe écologique à venir.
Depuis, il y a eu une très jolie BD que vous nous avez offerte sur internet à propos du COVID (très au-dessus de ce qui est sorti sur le sujet au même moment), pouvez-vous nous parler de ce projet ?
Merci pour ce compliment. Cela me touche d’autant plus que La petite maladie était pour moi un véritable défi, celui de réaliser un projet dans un temps très court. En général, lorsque j’ai une idée, je réalise très vite une version que je laisse de côté. J’y reviens plus tard, je l’enrichis, je refais beaucoup de fois les mêmes images, jusqu’à ce que j’ose le présenter. Ce processus de travail ajouté au temps de l’édition est assez long. C’est pour cela qu’entre ma première version du Grand débordement et sa parution, il s’est passé 5 ans !
Pour La petite maladie, je ressentais une sorte d’urgence à offrir aux enfants une fenêtre de discussion, alors j’ai tout court-circuité ! J’ai osé présenter un « premier jet » et je suis passée par le biais de l’édition numérique grâce au support de Winioux et de La ligue des Familles belge. C’est un projet qui a une temporalité, il est sorti très vite, a eu son utilité et aujourd’hui d’une certaine manière, il est déjà dépassé.
D’où est venue l’idée de réaliser une BD sur ce thème ?
À mon sens, la littérature fonctionne comme un miroir. Quand j’ai un problème avec mon fils, je trouve toujours un livre qui entre en résonnance avec sa situation ou ses émotions. Nous en discutons ensemble et souvent, tout s’arrange. C’est très pratique, et indispensable ! (À ce sujet je me dois de faire une parenthèse pour remercier Mireille d’Alancé pour son irremplaçable livre, Grosse colère).
La toute première scène de La petite maladie où l’institutrice rejette l’héroïne car elle a peur d’être touchée et donc contaminée, me fut racontée par mon fils de 3 ans. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que les problèmes de gestion de la situation sanitaire se répercutaient sur les enfants. Seulement, je n’avais pas de livre à disposition pour parler de ça avec mon fils ! J’ai donc décidé de le faire. Je voulais qu’on puisse regarder les choses du point de vue de l’intimité d’un enfant, c’est pour cela que le projet s’articule autour des cauchemars de la fillette. Je voulais qu’un enfant puisse se reconnaitre et dire : « regarde ça me fait peur ce qui arrive ».
Sur ces deux projets, ce sont des techniques différentes, vous pouvez nous en dire plus sur vos techniques d’illustration ?
Je n’ai pas d’attachement particulier à une technique. J’aime varier ma façon de faire. Je crois que ce qui m’importe c’est que la technique soit signifiante pour l’histoire. Pendant mes études de gravure, il était extrêmement difficile pour moi de savoir comment développer un travail qui avait du sens alors que je devais me contraindre à une technique. Mais la contrainte donne un cadre, c’est une balise qui oriente, c’est pourquoi même si je me donne la liberté de changer de technique, je la choisis pour qu’elle supporte le sens du projet.
Dans Le grand débordement, je souhaitais que l’eau soit présente partout. En utilisant un dessin à la ligne avec de l’aquarelle bleu, l’eau envahit l’espace du livre jusqu’à nous inonder, nous donner envie de sortir de ce bleu, de se mettre au sec.
La petite maladie est entièrement dessinée avec des feutres d’école parce que c’est une histoire que l’on pourrait gribouiller dans un cahier. C’est vite fait, le feutre permet de mettre la couleur rapidement. Je souhaitais aussi que certains éléments restent vagues pour les rendre communs à tous. Ce n’est pas une école, une ambulance, une aire de jeu en particulier, mais toutes les écoles, toutes les aires de jeux, toutes les ambulances, celle à côté de chez moi, de chez toi, celles dans presque tous les pays. Parce qu’il ne permet pas une grande précision dans les détails, le feutre était tout indiqué pour faire ces images.
Comment s’est passée la collaboration avec Winioux chez qui vous avez sorti Le grand débordement ?
La collaboration avec Winioux était très enrichissante. Rafaèle a tout de suite compris ce que je mettais en place dans mon projet. Elle a soutenu mes choix et m’a aidé à les aboutir. Ainsi, le livre est en bichromie et se lit dans les deux sens. Elle a même poussé le concept à son maximum en me demandant d’inclure le code-barre des deux côtés afin que le lecteur soit totalement libre de choisir par quelle histoire commencer. Ce qui semble assez déroutant pour beaucoup d’adultes est tout à fait naturel pour les enfants ! Comme c’est une toute petite structure qui n’édite qu’un ou deux livres par an, chaque livre est suivi de près, porté et défendu. Ainsi, Solène Perronno a fait un travail formidable de communication et de diffusion du livre. Je leur dois beaucoup et j’espère que nous aurons d’autres occasions de travailler ensemble.
Parlez-nous de votre parcours
Mon parcours est assez tortueux. Petite, je fabriquais des magazines pour enfants, je créais la rubrique jeux en dessinant des labyrinthes, j’écrivais et illustrais la grande histoire, j’essayais d’inventer des devinettes et me souvenir de blagues (point qui me fait encore défaut). Vers 10 ans, j’ai pris des cours de dessin mais on ne peut pas dire que j’avais des facilités, loin de là. Je suis têtue, j’ai persévéré. J’ai passé un bac littéraire avec option arts plastiques puis suis entrée aux Beaux arts d’Épinal. Même si la formation correspondait à ce que je voulais faire, je n’étais pas sure de moi, je vivais des années compliquées sur le plan personnel et j’avais besoin de me trouver. Je suis donc partie étudier la gravure à La Cambre à Bruxelles. J’y ai appris beaucoup, tant pour ma culture artistique que pour ma pratique. J’ai pu profiter aussi de l’enseignement de Pascal Lemaitre qui dispense une option illustration. Par contre je ne m’y suis pas vraiment trouvée. Je me sentais contrainte par la gravure et la narration me manquait. Mon travail était jugé trop illustratif ! De plus, malgré toute l’aide de ma famille, je devais travailler en dehors de mes études pour subvenir à mes besoins ce qui réduisait considérablement ma capacité à m’investir totalement dans mes recherches. Ensuite je suis tombée gravement malade, ce qui m’a permis d’une certaine manière de me consacrer à mon travail artistique. Je suis retournée vers la narration. J’ai suivi une année de cours d’illustration à l’académie de Saint Gilles, un workshop en Écosse, diverses journées de formation au Wolf à Bruxelles avec Kitty Crowther, Frédérique Bertrand, Thomas Lavachery. Finalement, je continue à me former, à me chercher. J’apprends toujours quelque chose du travail des autres.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Hormis Le bonhomme de neige de Raymond Briggs, je n’ai pas souvenir d’albums jeunesse à la maison, plutôt des magazines, Les belles histoires, Astrapi, J’aime Lire. Et bien sûr, petite, je ne jurais que par Mimi Cracra ! Le soir, mes parents nous lisaient Pierre Grippari et Roald Dahl.
J’ai appris à lire assez tôt, avant d’entrer en CP, car j’avais peur de l’échec. Aussi, je suis vite devenue autonome dans le choix de mes lectures. Je dévorais George Sand, beaucoup de contes et Gaston Leroux. Adolescente, j’étais plutôt tourmentée donc je me tournais naturellement vers Boris Vian, Orwell, Herman Hesse, Camus, Tournier, Kundera, Poe, Lovecraft, Anne Rice, Joyce Carol Oates. Prévert, Paulo Coelho et Martin Page me sortaient un peu des ténèbres. Je lisais aussi beaucoup de bandes dessinées, car mes parents avaient une belle bibliothèque remplie de Thorgal bien sûr, mais aussi de Fred, Loisel, Les passagers du vent de Bourgeon, Bilal et Hugo Pratt. Par la suite, je découvrais Dave Mckean, Baudoin, Mattotti, David B. J’ai toujours lu beaucoup de tout, sans faire de hiérarchie entre les romans, la bande dessinée et les livres illustrés. J’aime ce que chaque support apporte de particulier.
Il y a-t-il des illustrateurs et des illustratrices dont le travail vous touche ou vous inspire ?
Oui bien sûr ! C’est tellement compliqué de donner des références, car elles évoluent avec le travail et certaines ne résistent pas au temps. Mais je dirais que Tomi Ungerer et Miyazaki restent deux grandes constantes.
Après, j’aime les auteurs qui utilisent l’humour comme Gilles Bachelet, Dorothée de Monfried, Anouk Ricard. Ceux qui remplissent leurs images de détails, comme Richard Scarry, Kitty Crowter, Kazuo Iwamura. Ceux qui tordent le réel pour toucher l’inconscient comme Antony Browne, Nikolaus Heidelbach ou encore Emmanuelle Houdart. Ceux qui ont une liberté plastique incroyable comme Béatrice Almagna et Brecht Evens. Ceux qui n’ont rien à voir avec moi comme Leo Lionni et Květa Pacovská.
Et puis je suis aussi très touchée par des artistes comme Amy Cutler, Kiki Smith, Louise Bourgeois, Frida Kahlo, Bosch, David Hockney ou Peter Blake.
Des projets en cours ?
Beaucoup trop ! Mais j’ai surtout un livre qui va paraitre au printemps dans la collection Pastel de l’École des loisirs.
Bibliographie :
- La petite maladie, texte et illustration, livre numérique autoédité (2020), à télécharger ici.
- Le grand débordement, texte et illustrations, Winioux (2019).
En vacances avec… Ramona Bădescu
Régulièrement, nous partons en vacances avec un·e artiste. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais moi j’adore partir comme ça avec quelqu’un, on apprend à la·le connaître notamment par rapport à ses goûts… cet·te artiste va donc profiter de ce voyage pour nous faire découvrir des choses. On emporte ce qu’elle·il veut me faire découvrir. On ne se charge pas trop… Des livres, de la musique, des films… sur la route on parlera aussi de 5 artistes qu’il·elle veut me présenter et c’est elle·lui qui choisit où l’on va… 5 destinations de son choix. Cette fois-ci, c’est avec Ramona Bădescu que nous partons ! Allez, en route !
5 albums jeunesse :
- La grande question de Wolf Erlbruch
- Prendre et donner de Lucie Félix
- Le tout petit invité de Hélène Riff
- Cap ! de Loren Capelli
- Saisons de Blexbolex
5 romans :
(peu de romans marquent ma route… alors j’en mets un ou deux mais aussi d’autres… livres)
- Pochée de Florence Seyvos / L’école des loisirs
- Poésies / Raymond Carver / L’Olivier
- Destruction du père – Reconstruction du père / Louise Bourgeois / Daniel Lelong éditeur
- Le monde est rond – The world is round / Gertrude Stein / L’esperluette
- Steve Mac Queen mon amoureux / Renée Gagnon / Le Quartanier
5 films :
(je ne sais pas si on les trouve en DVD, mais on irait les voir au cinéma de toute façon, c’est tellement mieux !)
- Gratian / Thomas Ciulei (1995)
- Les amours d’une blonde / Milos Forman (1965)
- Un jour Pina a demandé / Chantal Ackerman / (1983)
- 4 mois, 3 semaines et 2 jours / Cristian Mungiu / (2007)
- The three disappearances of Soad Hosni / Rania Stephan (2011)
5 CD :
- Fantaisie militaire / Alain Bashung
- The living road / Lhasa
- Outside society / Patty Smith
- Dumbala dumba / Taraf des Haïdouks
- Birds on a wire / Rosemary Standley et Dom La Nena
5 artistes :
- Maira Kalman
- Louise Bourgeois
- Helen Levitt
- Pina Bausch
- Vivian Maier
5 BD :
- Moi ce que j’aime c’est les monstres / Emil Ferris / Monsieur Toussaint L’Ouverture
- Delacroix / Catherine Meurisse et Alexandre Dumas / Dargaud
- Les nouvelles de la jungle (de Calais) / Lisa Mandel et Yasmina Bouagga / Casterman
- L’amour du maillot / Frédéric Rasera et Hélène Georges / Sociorama – Casterman
- Les amours suspendues / Marion Fayolle / Editions Magnani
5 lieux :
- sur l’île du Frioul, au large de Marseille, (avec masque et tuba, ça va de soi !)
- dans la région de Maramures, dans les Carpates, au printemps de préférence
- flâner dans les rues de Paris ; on entrerait forcément dans un musée, Le Louvre, Beaubourg, Orsay, Le Jeu de Paume, Musée de la chasse et de la nature, ou le plus proche… et si les musées sont fermés on restera un peu plus longtemps au Jardin des Plantes
- dans les Cévennes, au bord de la rivière fraîche, avec un pique-nique glané au marché paysan !
- n’importe où où on pourrait marcher longtemps dans la neige avant de regarder la nuit tomber en buvant un thé chaud
- Bus 83, poèmes illustré par Benoît Guillaume, Le port a jauni (2020).
- Par hasard, poèmes illustré par Benoît Guillaume, Le port a jauni (2020).
- Série Pomelo, albums illustrés par Benjamin Chaud, Albin Michel (2002-2020).
- Jours colorés, album illustré par Amélie Jackowski, Albin Michel Jeunesse (2018).
- Série Gros-Lapin, albums illustré par Delphine Durand, Hélium (2007-2017).
- L’Amour ?, album illustré par Benjamin Chaud, Cambourakis (2016).
- Mes idées folles, album illustré par Walid Taher, Le port a jauni (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Moi, canard, roman illustré par Fanny Dreyer, Cambourakis (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Tiens !, texte et illustrations, Les Grandes Personnes (2015).
- À Paris, album illustré par Joëlle Jolivet, Les Grandes Personnes (2014).
- Petit fantôme, album illustré par Chiaki Miyamoto, Gallimard Jeunesse (2007).
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !