Aujourd’hui, on reçoit deux dessinatrices de BD. La première, Séverine Tales, a signé un album pas vraiment jeunesse, mais comme il parle de parentalité (et même d’homoparentalité), je me dis qu’il a sa place ici (d’autant que c’est un de mes gros coups de cœur de l’année). Elle est l’invitée de l’interview. La seconde, Camille K., vient d’illustrer une BD sur le harcèlement scolaire, Ratures indélébiles. Elle est l’invitée de la rubrique Quand je crée.
L’interview du mercredi : Séverine Tales
J’aimerais que vous présentiez à nos lecteur·rices qui ne le connaîtraient pas encore votre super BD Chroniques décalées d’une famille ordinaire (et vice versa) publiée par Payot.
Chaque page des Chroniques est un instantané du quotidien d’une famille, ma famille, nombreuse et homoparentale, avec une pointe de dérision et beaucoup de tendresse. Ou l’inverse, le plus souvent.
Comment est né ce projet ?
C’est le besoin de prendre du recul qui m’a amenée à dessiner au départ, je n’avais jamais plus dessiné depuis mes 10 ans. La BD est une manière très immédiate de partager les émotions, et ma manière de communiquer est basée sur le rire, c’est super adapté.
Au début, j’envoyais mes strips crayonnés sur des cahiers à mes proches par SMS, puis j’ai découvert Instagram et ai ouvert un compte pour partager mes chroniques.
J’ai vite constaté que ces petites histoires du quotidien parlent à tou·te·s, qu’on ait des enfants ou pas, qu’on soit hétérosexuel ou pas. Puis on m’a rapporté que c’était la seule BD mettant en scène une famille homoparentale qui existe. Jusque-là, je n’avais pas réalisé que ça répondait à ce besoin de représentativité aussi.
Dans cet ouvrage, vous vous représentez vous et vos proches, ça fait quoi d’être une héroïne de BD ?
J’adore ça ! J’ai fait passer toute ma famille pour des affreux, et moi je m’en tire plutôt bien ! Je me suis dessinée avec ma silhouette préférée, celle de quand je fais du sport, c’est top.
J’ai même failli me faire des gros seins, mais j’aurais été grillée très vite en dédicace.
Quelles ont été les réactions de vos proches, de votre entourage (car certaines personnes ne sont pas épargnées) ?
Mes enfants sont très fiers d’avoir une maman qui a fait une BD. Il y a eu un moment un peu tendu quand la BD est sortie et que leurs camarades d’école leur parlaient de leur rapport aux doigts dans les fesses, mais c’est vite passé, je croise les doigts (dans les fesses de personne).
Ma mère ne s’est pas offusquée que je rende publics ses propos, elle est même ravie car elle trouve qu’elle fait jeune sur les dessins.
Maintenant mes proches se méfient, dans certaines situations ils arrêtent de parler et me disent « tu ne prends pas de notes pour ta BD, hein ? »…
Est-ce que vous vous êtes interdit certaines choses (dans l’album mais aussi dans les BD que vous publiez sur Instagram) ?
Oh oui !
Je pense que je me suis censurée car ma famille et les gens de l’école se sont abonnés, alors j’ai évité les sujets trop intimes, sexuels ou violents.
Mais je vais trouver un moyen d’en parler prochainement, parce que ça bouillonne et que ça doit sortir. J’apprivoise doucement le statut d’autrice. J’avais réussi à ne pas avoir peur du regard des autres en tant que mère, même en tant que mère homosexuelle, mais je me suis étonnée à y penser avant de publier quelques strips. C’est en train de passer, je pense que les gens font la part des choses, et s’ils ne la font pas, ce sera leur problème, pas le mien.
Qui ont été vos premier·ères lecteur·rices ?
Ma sœur et mon père. Je leur envoyais les tous premiers strips et s’ils comprenaient et riaient tous les deux, c’est que c’était bon.
Mon fils aîné aussi a souvent jeté un œil, mais il rit rarement en les lisant, c’est décourageant. Il me dit « c’est bien maman, tu progresses, continue ».
Parlez-nous de votre parcours.
J’ai grandi entourée de femmes financièrement dépendantes de leurs maris, alors j’ai tout donné à l’école pour ne surtout pas avoir besoin de me marier.
Je suis devenue DRH par hasard, j’ai travaillé dans le Nord, à Paris et à Marseille, dans des PME ou des grosses entreprises, en mode work-alcoolhic, jusqu’à la naissance des jumeaux.
Trois enfants en bas âge, ça m’a obligée à reconsidérer le mode de vie que j’avais adopté et la vision du monde que je voulais transmettre. J’avais fondé ma carrière sur mes peurs d’enfants, j’avais confondu le niveau de salaire et le degré de liberté. Maintenant, je suis à mon compte, je travaille moins, je gagne moins, mais je suis là pour ma famille et je peux raconter des histoires, et ça, c’est magique.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Je dévorais tout ce qui traînait dans les bibliothèques de l’école (La Bibliothèque rose, verte, les comtesse de Ségur, Les Club des cinq, la collection Zanzibar)… Vers 10 ans, j’ai commencé à piocher dans la bibliothèque des parents. Les années qui ont suivi, j’ai lu toutes les sagas historiques (genre les Rois maudits) de ma mère, des centaines de polars français et américains, quel que soit leur niveau de violence, tous les Stephen King, et j’ai enchaîné sur les classiques (Balzac, Zola, Bazin, Clavel, Giono…) puis je me suis fournie au CDI du lycée avec Camus, Sartre, Vian, Prévert, Michaud, Kundera, Hemingway, Salinger en roman, théâtre ou poésie.
Je me suis intéressée vers 8 ans aux BD de mon père, essentiellement de la franco-belge (Hermann, Charlier, Bilal, Manara, Reiser, Pratt, Tardi, Giraud, Cothias…), et adolescente je suis tombée sur Akira que j’ai adoré.
Entre mes 10 ans et mes 20 ans, j’ai dû lire en moyenne trois livres par semaine et à peu près 2 000 BD. Je n’ai quasiment jamais rencontré de personnages homosexuels, encore moins de lesbiennes (les rares que j’ai pu croiser, j’avais déjà 20 ans et elles finissaient pendues ou suicidées), et 90 % des auteurs lus étaient des hommes blancs.
Je continue à lire énormément mais depuis quelques années je rééquilibre mes sources. Et c’est revigorant.
Travaillez-vous actuellement sur une suite ? Peut-être sur tout autre chose ?
Travailler sur la suite est une nécessité !
Je fais un strip dès que quelque chose me frappe ou m’amuse. Je ne publie pas tout, mais je dessine les scènes, ça me fait du bien. Donc oui, la suite se construit peu à peu !
Et oui, en parallèle, je travaille sur d’autres projets, il y a tellement de choses que je voudrais partager…
Une dernière chose, j’adorerais rencontrer votre mère, comment procéder ?
Allez sur Tinder, vous la trouverez dans la catégorie « 25-35 », elle est facile à reconnaître, elle porte une veste en peau de p…
Bibliographie :
- Chroniques décalées d’une famille ordinaire (et vice versa), scénario et dessins, Payot (2022).
Retrouvez Séverine Tales sur son compte Instagram.
Quand je crée… Camille K.
Le processus de création est quelque chose d’étrange pour celles et ceux qui ne sont pas créateur·trices eux·elles-mêmes. Comment viennent les idées ? Est-ce que les auteur·trices peuvent écrire dans le métro ? Les illustrateur·trices, dessiner dans leur salon devant la télé ? Peut-on créer avec des enfants qui courent à côté ? Faut-il de la musique ou du silence complet ? Régulièrement, nous demandons à des auteur·trices et/ou illustrateur·trices que nous aimons de nous parler de comment et où ils·elles créent. Cette semaine, c’est Camille K. qui nous parle de quand elle crée.
Tout commence le matin à huit heures. Un café, puis deux, avec de la lecture, tirée de ma longue pile à lire qui ne cesse de s’agrandir. Je travaille seule, chez moi. Je profite donc d’une petite heure, où tout le monde est parti travailler pour profiter du calme et des piaillements matinaux des oiseaux.
Vers neuf heures, je m’installe à mon bureau. Là, je m’occupe généralement (si il y a) des choses un peu ennuyeuses (ça m’évite de tout remettre au lendemain… puis au surlendemain) : courriers, mails, déclarations, tri, etc., accompagnée de podcasts et/ou émissions sur des faits criminels ou bien des témoignages.
Ensuite, je me mets à travailler sur des choses plus créatives et amusantes, des recherches d’ambiances, des boards, croquis. La partie la plus amusante, mais aussi celle qui me demande le plus de concentration. Pour ça, je travaille souvent dans le silence, pour ne pas me laisser distraire. Il suffirait d’une musique entraînante ou bien d’une émission intéressante, pour me laisser happer et ne rien faire de ma journée.
J’ai une concentration très limitée. Donc faire des plannings et des to-do lists me permet de rester concentré, et de faire en allant. Une chose à la fois, sans s’éparpiller. Ne pas commencer mille projets qui ne seront jamais finis ou mettront beaucoup de temps car pas de fin prévue.
J’essaie de garder des horaires « de bureau » pour ne pas vivre en décalé avec mes ami·e·s et ma famille, je peux comme ça espérer passer du temps avec eux le plus souvent possible.
Je fais donc à chaque fin de journée un planning de tâches pour le lendemain, en ayant aussi des objectifs par mois.
Le plus souvent, je travaille de chez moi. C’est le plus simple, pour pallier à ce manque de concentration. Si je travaillais dans un atelier avec des gens que j’apprécie, je préférerais passer mes journées à échanger, rire et écouter les histoires des autres plutôt que de travailler. Heureusement, je suis quand même capable de travailler en dehors de chez moi, mais ça demande du calme et beaucoup plus de concentration. Je travaille aussi souvent dans le train, dans lequel j’ai appris à travailler durant mes études pour employer au mieux ce temps de transport.
Je travaille généralement entre six et neuf heures par jour. Il y a aussi des jours où rien ne vient et où je ne travaille pas. Heureusement, si j’ai besoin de concentration, je sais aussi faire un maximum de choses en peu de temps. J’ai appris cela pour rester fortement concentré mais sur un très court laps de temps, pour ensuite pouvoir passer à autre chose.
J’essaie de ne pas travailler le week-end, mais, avouons-le, travailler de chez soi et ne rien faire le week-end alors qu’on voit la pile de choses à faire sur le bureau, c’est compliqué. Si je n’ai pas grand-chose à faire de mes week-ends, je me dis facilement qu’il vaut mieux travailler que d’attendre que le temps passe. C’est une mauvaise habitude que j’essaie de perdre, en essayant au moins de me laisser mes dimanches à ne rien faire.
J’essaie aussi de garder le plaisir de dessiner, et que ce ne soit pas toujours associé à une contrainte de travail et de gagner sa vie, car à la base, c’est une passion. Pour cela, je participe souvent aux challenges mensuels (inktober/huevember/mermay, etc.) et s’il n’y en a pas, alors je l’invente. Cela me permet de garder dans la journée un moment où je ne crée que pour moi, sans objectif de plaire et/ou de faire publier.
J’aimerais continuer à dessiner aussi longtemps que possible, de tester beaucoup de nouvelles techniques, avec les bons projets, rencontrer de nouvelles personnes et avoir l’occasion de travailler avec elles. De trouver des projets challengeants, qui m’obligent à sortir de ma zone de confort et qui me permettent de m’améliorer. De trouver de nouvelles façons de raconter, de s’exprimer, continuer de découvrir, simplement.
Camille K. est autrice et dessinatrice de BD. Son dernier album, Ratures indélébiles, où elle met en image un scénario d’Aurelle Gaillard, est paru en septembre dernier aux éditions Jungle.
Bibliographie :
- Ratures indélébiles, dessins, scénario d’Aurelle Gaillard, Jungle (2022), que nous avons chroniqué ici.
- Autobiographie d’une courgette, dessins, scénario d’Ingrid Chabert d’après le roman de Gilles Paris, Philéas (2021).
- Les enfants trinquent, scénario et dessins, Albin Michel (2020), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez Camille K sur Instagram.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !