L’année dernière, je suis tombé en amour (comme disent les québécois) de L’arbragan de Jacques Goldstyn. J’ai eu la chance de le rencontrer (au salon de Montreuil en 2015), et d’en parler avec lui. J’ai rencontré un homme charmant, passionnant et passionné. Il vient de sortir un album extrêmement réussi sur un sujet sensible, j’ai eu envie de profiter de la sortie de cet album pour parler avec lui de son œuvre, de son travail, de ses influences. Ensuite, on continue avec un autre auteur-illustrateur que j’aime beaucoup, et après le Québec c’est en Belgique qu’on va (vive la francophonie) pour visiter l’atelier du génial Jean-Luc Englebert. Bon mercredi à vous !
L’interview du mercredi : Jacques Goldstyn
Qui est Azadah, qui donne le nom à votre dernier album sorti chez La Pastèque ?
Azadah est une petite fille qui vit en Afghanistan. On reconnaît le pays même si je ne le nomme pas.
Azadah est un mot qui signifie « Espoir » en Dari, une des langues parlées en Afghanistan.
Azadah pourrait être aussi une petite fille en Afrique, en Amérique centrale, au Cambodge…
C’est l’histoire d’une petite fille qui a soif de liberté et qui a été contaminée par une photographe au grand cœur.
C’est l’histoire d’une petite fille qui veut découvrir le monde, des gens, échapper à l’obscurantisme, aux superstitions.
C’est l’histoire d’une petite fille qui va réussir à s’échapper, qui se promet de revenir un jour dans son pays.
Comment est née cette histoire ?
En 2014, une photographe allemande, Anja Niedringhaus, a été tuée en Afghanistan. Sa mort m’a beaucoup touché. C’était non seulement une photographe de grand talent mais aussi une humaniste.
Elle a beaucoup photographié les enfants, en Irak, en Bosnie et en Afghanistan.
J’ai donc imaginé une histoire d’amitié entre elle et cette petite fille dans ce village perdu dans les montagnes.
J’ai beaucoup lu sur l’Afghanistan et son destin tragique.
Un pays où s’entrechoquent politique, sphères d’influence, coutumes tribales, dogme religieux.
J’ai été très ému par les récits de médecins, d’enseignants afghans ou étrangers qui ont fait preuve d’un courage inouï. Inouï. J’ai parlé avec un ami qui a voyagé dans ce pays au début des années 70 ainsi qu’à des militaires canadiens qui y ont séjourné dans un tout autre contexte.
Un jour, je sais que j’irai en Afghanistan.
J’avais adoré L’Arbragan, je suis loin d’être le seul, pour moi c’est l’un des plus beaux albums sortis ces dernières années, pouvez-vous nous dire quelques mots sur cette aventure ?
L’Arbragan est une histoire qui a été enfouie dans un tiroir de ma mémoire pendant de nombreuses années. De temps en temps, au hasard d’un moment, je la ressortais, la dépoussiérerais et la remettais dans le tiroir avec quelques phrases et images en plus.
Et puis un jour, je me suis décidé. J’ai pris mes crayons de couleur, mon stylo et mon pinceau et je l’ai mis sur papier d’une traite. Comme si j’avais eu des années de pratique.
C’est étrange parce que ma mère est décédée cette année-là.
Elle a subi des traitements pendant un an qu’ils l’ont beaucoup affectée même si elle demeurait alerte. L’Arbragan a été réalisé pensant que je lui tenais compagnie et qu’on prenait le café ensemble.
Beaucoup de gens ont dit que c’était une histoire sur le deuil.
Dans un sens, c’est vrai mais pour moi c’est davantage un hommage que le petit garçon rend à son ami Bertolt.
Quelles techniques d’illustration utilisez-vous ?
Dans ce cas-ci, la plus simple : encre de Chine et crayon de bois.
Il n’y a que deux illustrations qui ont été réalisées à l’aquarelle.
Quand le garçon se promène dans le cimetière la nuit, et la scène de la tempête.
Je trouvais que l’aquarelle donnait un meilleur rendu pour ces scènes.
Les dessins ont été faits à la main. Tous.
Il n’y a pas d’utilisation de Photoshop.
C’est très tentant parfois d’avoir recours à l’ordi pour retoucher les illustrations mais j’ai eu un réel plaisir à réaliser ce livre avec des moyens simples sans artifice.
Parlez-nous de votre parcours
J’ai toujours dessiné. Depuis que je suis tout petit.
C’est un talent que nous avons dans la famille. Mon père (qui m’a montré à grimper aux arbres) m’a montré mes premiers rudiments de perspective sur le tableau noir de la cuisine.
Comme il n’y avait pas d’école de dessin à Montréal j’ai choisi d’étudier en sciences. (J’étais passionné par les sciences en général, l’astronomie, la géologie, la biologie…).
J’ai obtenu un diplôme de géologue de l’Université de Montréal.
(J’étais très bon pour dessiner des coupes stratigraphiques et des fossiles).
J’ai travaillé en Gaspésie, en Abitibi et en Alberta en géologie pétrolière. Un jour, un ami ingénieur devenu journaliste m’a demandé si je voulais illustrer un petit livre d’expériences intitulé Le petit débrouillard. Le livre a remporté un formidable succès. L’éditeur a décidé de lancer un magazine Les Débrouillards qui célèbre aujourd’hui ses 35 ans. J’ai créé plusieurs personnages ainsi que Beppo, la mascotte, qui ont été présents dans tous les numéros.
OUF ! Tout a passé si vite !
Je collabore à beaucoup d’autres organismes canadiens en vulgarisation scientifique.
Pendant des années, des histoires qui n’ont pas vraiment rapport aux sciences se sont accumulées dans mes tiroirs et dans ma mémoire.
Je commence maintenant à les ressortir.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescent ?
J’aimais beaucoup la bande dessinée.
Bécassine, Tintin, Spirou, Gaston, Blake & Mortimer.
Je lisais de la science-fiction. Assimov, Arthur C. Clarke.
J’étais très friand de dessin d’humour : Sempé, Bosc, Hoviv, Jacques Faizant, Steinberg, Cabu.
Le dessin politique m’intriguait aussi beaucoup même si parfois je ne comprenais pas le propos. Oliphant, Wright étaient des caricaturistes que je suivais dans le Time Magazine.
Très jeune, j’ai découvert grâce à mon père des livres phares : 1984, La vincinquième heure, Allons z’enfants, Le petit prince. Pagnol, Remarque, Maupassant, H.G. Wells, Primo Levi, Folco, sont des auteurs qui me font voyager.
J’ai longtemps été passionné par la mythologie, les contes et légendes, le Moyen-Âge.
Aujourd’hui, je suis davantage attiré par les récits, les témoignages que par les ouvrages de fiction.
Quelques mots sur vos projets ?
J’ai plusieurs histoires en chantier (et dans mes tiroirs).
Je suis fasciné par l’engouement provoqué par la science ou plutôt par la technologie. La surabondance de gadgets électroniques, de gizmos, de « patentes à gosses » (comme on dit au Canada) qui envahissent nos vies et qui est sensé la rendre plus simple.
Je suis époustouflé par toutes ces connaissances disponibles au bout de nos doigts et en même temps par le tsunami de désinformation et de superstitions qui nous submerge.
Je travaille aussi sur une bande dessinée racontant l’histoire de mon père qui a exercé 1000 métiers : mineur, bûcheron, cheminot, vendeur de commerce… C’est quelqu’un qui aurait dû être instituteur. Encore aujourd’hui, je trouve qu’il est bien plus intelligent que bien des professeurs que j’ai eus à l’école.
C’est un ouvrage sur le temps qui passe, le choc des générations (mes enfants aussi sont dans cette BD). C’est aussi surtout un regard sur l’évolution politique du Canada. J’y parle de la période de la « grande noirceur » et des changements de la « Révolution tranquille ».
Le Canada Français était un pays où les écoles, les hôpitaux et toute la vie quotidienne étaient régis par le catholicisme.
Il était très difficile pour un artiste ou un libre-penseur de survivre dans ce Québec « tricoté serré ». Depuis les années 70, le Québec a opéré un virage à 180 degrés.
C’est ce que je veux raconter dans cet ouvrage.
Bibliographie sélective :
- Azadah, texte et illustration, La Pastèque (2016).
- L’Arbragan, texte et illustration, La Pastèque (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Le petit tabarnak, texte et illustration, La Pastèque (2014), que nous avons chroniqué ici.
- L’astronomie facile et amusante pour les 8-12ans, illustration de textes de Jean-Pierre Urbain, MultiMondes Editions (2009).
- Comment ? : L’astronomie facile et amusante pour les 8-12 ans, illustration de textes de Jean-Pierre Urbain, MultiMondes Editions (2006).
Quand je crée… Jean-Luc Englebert
Le processus de création est quelque chose d’étrange pour les gens qui ne sont pas créateur.trice.s eux-mêmes. Comment viennent les idées ? Et est-ce que les auteur.e.s peuvent écrire dans le métro ? Les illustrateur.trice.s dessiner dans leur salon devant la télé ? Peut-on créer avec des enfants qui courent à côté ? Faut-il de la musique ou du silence complet ? Régulièrement, nous demandons à des auteur.e.s et/ou illustrateur.trice.s que nous aimons de nous parler de comment et où ils créent. Cette semaine, c’est Jean-Luc Englebert qui nous parle de quand il crée.
C’est compliqué d’expliquer comment je crée. Je n’ai pas de méthode ou de façon de faire qui serait la même d’un projet à l’autre.
Mais dans l’ensemble, il y a deux grands moments de création.
Le premier lorsque je cherche une histoire, un thème à aborder. Le second quand je réalise les illustrations. Mais pour ces deux moments, il y a un endroit qui est ma table à dessin.
Je n’ai plus d’atelier depuis quelques années. Ma table à dessin se situe dans un coin à côté d’une fenêtre qui donne sur des jardins, entre la cuisine et le canapé du salon. Cette table prend beaucoup de place et est très lourde mais je l’ai depuis mes 15 ans (et elle a appartenu à un architecte qui me l’a vendue à sa retraite).
Dans le premier temps où je cherche des histoires, je dessine dans des carnets. Des images, sans but, parfois des suites d’images qui amorcent un récit. Ou des personnages ou des paysages. Ça part dans tous les sens. Je dessine dans plusieurs carnets en même temps. Pour le moment j’en ai 6 sur ma table. Une histoire peut surgir à partir d’un dessin. Rarement d’un texte que je griffonne sur ces carnets. Je suis d’abord un illustrateur, qui s’est mis à écrire. Le dessin vient toujours en premier. J’aime ces moments de recherches et en même temps c’est un peu stressant. Il peut se passer des semaines sans que rien ne sorte de valable de ces dessins. Je referme le carnet et parfois, en redécouvrant des pages, une histoire m’apparaît. Là je peux commencer à structurer un récit, sous forme de découpage. Dans ces moments la musique est importante. J’écoute beaucoup de musique, tout le temps. Du jazz à 99,9 %. Dans ces temps de recherches, ce sera du jazz calme, des trios avec piano ou guitare, des chanteuses… au casque pour m’isoler. Je bois beaucoup de café aussi.
Puis vient le temps du dessin, des illustrations pour le projet. C’est le moment que je préfère.
Quand la maison se vide, que mes filles sont parties à l’école, que ma compagne est partie au travail, je sors les illustrations en cours ou déjà faites, je les étale partout autour de moi et je dessine.
La musique que je mets est différente. Toujours du jazz, mais plus vif, des chanteuses aussi mais avec grands orchestres ou des podcasts (d’une émission de… jazz). Je travaille parfois debout à ma table. Ce ne sera pas forcément une journée complète. Je peux être satisfait d’une illustration faite en deux-trois heures et m’arrêter là. Alors je sors, je me promène parfois ou je vais visiter des magasins de livres et de disques d’occasion. Ou alors je peux être absorbé pendant plusieurs heures et ne pas voir le temps passer.
Vers 17 h, mes filles rentrent de l’école, je range mes dessins dans un carton. Je reprendrai le lendemain.
Je travaille dans des horaires « de bureau » depuis que j’ai des enfants, je me suis plié à leur rythme.
9 h – 17 h avec une pause à midi. Finalement ça me convient. Ça structure le temps, surtout pendant mes périodes de recherches. Je travaille peu le soir.
Jean-Luc Englebert est auteur-illustrateur.
Bibliographie sélective :
- Un ours à l’école, texte et illustrations, l’école des loisirs (2015).
- Ulysse 15, illustration d’un texte de Christine Avel, l’école des loisirs (2015).
- Donne-moi une histoire, texte et illustrations, l’école des loisirs (2015).
- C’est papy qui choisit, illustration d’un texte de Jean Leroy, l’école des loisirs (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Les poupées c’est pour les filles, illustration d’un texte de Ludovic Flamant, l’école des loisirs (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Le jour du A, texte et illustrations, l’école des loisirs (2010).
- Série GusGus, illustrations de scénarios de Christian Durieux, Dupuis (2007-2009).
- La cabane de Loula, illustration d’un texte d’Andréa Neve, l’école des loisirs (2006).
- Petit roi crocodile, texte et illustrations, l’école des loisirs (2006).
- Trabakaloum !, texte et illustrations, l’école des loisirs (2005).
- Mon petit crocodile, texte et illustrations, l’école des loisirs (2004).
- Dessine-moi des lapins, texte et illustrations, l’école des loisirs (2004).
Retrouvez Jean-Luc Englebert sur son site : http://englebert.ultra-book.com.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !