Pour fêter notre anniversaire nous avons demandé à des gens qui comptent beaucoup pour La mare aux mots de prendre notre place toute cette semaine. Aujourd’hui nous laissons les clefs à Mélanie Decourt, cofondatrice des Éditions Talents Hauts.
Gabriel et Marianne
Alors il paraît que c’est l’anniversaire de la Mare aux mots. Bon anniv la Mare !
Et Gabriel m’a demandé d’écrire une chronique. Merci Gabriel !
Donc je me suis prêtée à cette expérience « Vis ma vie de blogueur jeunesse ». Je vous le dis, je ferais pas ça tous les jours.
Le plus long fut de choisir. Finalement mon premier choix s’est imposé, un de mes premiers livres de petite fille.
Clémentine s’en va commence plutôt bien. « Par une belle journée de printemps, deux jeunes tortues blondes, Clémentine et Arthur, se rencontrèrent au bord d’un étang et décidèrent de se marier le soir même. » Clémentine fait « mille et mille projets ». Puis les jours se succèdent, Arthur va à la pêche et Clémentine s’ennuie. Alors comme elle aimerait jouer de la flûte, il lui offre un tourne-disque. Comme elle veut peindre (« en voila une idée ridicule »), il lui offre un tableau. Il lui attache ses cadeaux sur le dos et la petite tortue croule bientôt sous une tour d’objets hétéroclites. Un beau jour, elle s’en va. Sur la dernière page, s’étend un paysage vallonné et verdoyant et ses mots « peut-être Clémentine voyage-t-elle de par le monde, heureuse, jouant de la flûte et peignant les fleurs et les fruits ».
De ce livre, je me souvenais des illustrations délicates de Nella Bosnia qui alternent les compositions et les cadrages audacieux, les fleurs vintage et les oiseaux prenant parfois la première place.
De ce livre, j’ai aussi mémoire de l’émotion qui s’en dégage, une sorte de vibration pleine d’espoir.
Aujourd’hui j’admire le rapport texte-image subtil, comme dans cette dernière page où j’ai longtemps cherché la tortue dans les collines, où mes filles la cherchent encore.
Aujourd’hui j’ai plaisir à lire le texte, tant la langue d’Adela Turin est belle et chantante, expressive comme les visages des tortues, tant l’humour corrosif est présent derrière chaque remarque de l’aveugle Arthur.
Aujourd’hui je sais que Clémentine s’en va était un livre engagé. Paru en France en 1976, il est dans la ligne des combats féministes de ces années : accès des femmes au divorce, à l’indépendance. C’est un livre qui, comme le reste de la collection « Du coté des petites filles » d’Adela Turin, a marqué une étape dans la lutte pour les droits des femmes et dans la littérature jeunesse.
Mais au-delà de ça, c’est un album magnifiquement réussi, avec « mille et mille » sens de lecture, autant que de projets pour Clémentine. Une splendide ode à la liberté, avec un petit parfum des années 70, qui se déguste comme une madeleine de Proust.
Et le deuxième, comme en miroir, s’est imposé lui aussi. Peut-être que certains et certaines d’entre vous ne le connaissent pas, car il n’y a pas été chroniqué dans la Mare, et pourtant…
Madame Le Lapin Blanc est aussi une histoire de femme au foyer. C’est le journal intime de l’épouse du lapin blanc d’Alice au pays des merveilles.
Elle y raconte ses soucis domestiques de femme de lapin blanc et mère de six enfants inénarrables. Là aussi, plusieurs niveaux de lecture s’entrecroisent.
Les petits se régalent des images qui fourmillent de détails hallucinatoires.
Les plus grands vont aimer retrouver les personnages de Lewis Caroll qui se succèdent dans un tourbillon hilarant, du chat du Cheshire, « sournois, voleur, hyperactif, froussard, goinfre et transparent », à la baby-sitter ayant « une fâcheuse tendance à changer de taille pour un oui ou pour un non ».
Le décalage texte-image est poussé jusqu’au fou rire : « Betty a découvert avec un peu d’appréhension sa nouvelle école » dit le texte placé sous l’illustration qui nous montre la fillette lapin dans un couloir d’école qui s’enfuit les yeux exorbités de terreur et la main crispée tendue vers l’avant, comme si elle était poursuivie par Freddy les griffes de la nuit.
L’ironie de l’héroïne confine à la lucidité voire à la revendication : « Il m’arrive même parfois d’imaginer – suis-je sotte ! – un monde où les hommes participeraient aux travaux du ménage… »
Une version moderne et illustrée du slogan du MLF d’août 1970 « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme ». Il y a plus drôle et plus intelligent que le lapin blanc de Lewis Carroll : sa femme, par Gilles Bachelet.
À ne pas manquer.
Et pour finir, vous prendrez bien une petite douceur ?
Dans Premiers printemps, un narrateur externe s’adresse à une petite fille : « regarde, petite fille, comme tout devient vert, c’est le printemps ».
Anne Crausaz nous emmène avec elle sur un chemin qui traverse les quatre saisons. Chaque page est une évocation d’un sens (« en fermant les yeux, tu entends mieux les merles chanter… », « goûte aux premières mûres sucrées… et acides à la fois », « l’air sent bon le feu de bois »), une découverte pour l’enfant et un souvenir pour l’adulte…
Tout concorde dans une harmonie parfaitement maîtrisée, les formes arrondies presque alanguies, les couleurs qui se touchent sans contours dans une palette insaturée d’une grande finesse, la douceur ouatinée du papier Munken qu’on aime à caresser, le texte qui se lit comme un poème, la tendresse du narrateur envers l’héroïne, écho de la tendresse du parent lecteur à l’enfant sur ses genoux.
Un livre lumineux et enchanteur, où le fond rejoint la forme dans un équilibre sensuel.
Clémentine s’en va![]() ![]() 220 x 280 mm, 40 pages, imprimé en Italie, 1976. Réédité sous le titre Arthur et Clémentine, par Actes Sud, 1999. Vous trouverez cette dernière version (malheureusement épuisée elle aussi) assez facilement en bibliothèque. |
Madame le lapin blanc![]() ![]() ![]() de Gilles Bachelet Le Seuil Jeunesse 15 €, 270 x 330 mm, 40 pages, imprimé en Belgique, 2012. |
Premiers Printemps ![]() ![]() d’Anne Crausaz MeMo 14 €, 180 x 220 mm, 44 pages, imprimé en France, 2010. |
À part ça, l’année prochaine, Talents Hauts aura dix ans. C’est chouette, non ?
Mélanie Decourt

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !
Superbe article !
Moi qui cherche les albums des éditions des femmes depuis un moment, ça me fait encore plus envie !