Deux autrices illustratrices dont j’aime beaucoup le travail au programme du jour : Caroline Dall’Ava qui a publié il y a peu le très bon album Je suis (chez L’Agrume) est l’invitée de notre interview du mercredi, puis Alexandra Pichard, dont le super Le bon coin est sorti il y a peu chez Les fourmis rouges, nous raconte comment elle crée.
L’interview du mercredi : Caroline Dall’Ava
Parlez-nous de votre parcours
Je suis née à Auch, dans le Gers, en 1982.
Je n’avais pas « prémédité » de faire du dessin ou de l’illustration mon métier, même si j’ai toujours eu un attrait pour les pratiques artistiques.
Au lycée, j’ai découvert la photographie dans un « club photo » où l’on apprenait la photographie argentique, le développement, le tirage… J’ai passé un bac scientifique, tout en gardant ce « hobby » qui devenait de plus en plus présent.
J’ai ensuite fait une année d’hypokhâgne, mais mon intérêt pour la photographie m’a poussée à tenter d’entrer aux Beaux-arts de Toulouse : j’y suis restée deux ans pendant lesquels je me suis un peu détournée de la photo pour aller vers le dessin, l’illustration et la gravure. Après cela, j’ai poursuivi mes études dans la section illustration de l’École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg (actuelle HEAR) dont je suis sortie diplômée en 2006.
Après plusieurs étapes géographiques, dont trois années passées à Paris et une à Berlin, je suis installée à Nantes depuis 2011 où je travaille pour l’édition et la presse jeunesse au sein de mon atelier.
Pouvez-vous nous présenter Je suis, votre album sorti il y a peu chez L’agrume ?
Je suis est un livre à système pour les tout-petits. Avec des découpes en forme de rond à travers les pages, il présente une douzaine de personnages sous différents aspects de leur « vie ».
Le livre se compose de duo de saynètes — la première est percée d’un rond par lequel le visage du personnage apparaît alors qu’il est dessiné sur la page suivante. Ainsi ce personnage est « ceci » dans cette situation et en tournant la page, l’on découvre une autre partie de son « identité » en fonction de la nouvelle situation.
Je suis met en scène des personnages familiers — maman, papa, enfant, maitresse, etc. — et nous dévoile qu’ils peuvent être plusieurs choses à la fois en fonction des situations dans lesquelles ils sont placés : dans ces conditions, dans ce lieu, à ce moment de l’existence ou de la journée, pour cette personne ou pour une telle autre, je suis ceci ou bien cela. C’est une manière d’apprendre que les personnes ont différentes facettes, de façon très simple et à hauteur d’enfant.
Comment est né cet album ?
L’idée de cet album m’est venue lors d’un atelier dans une classe de maternelle.
J’étais en train de présenter mon travail devant la classe — en général, je leur parle du métier d’illustratrice, je leur montre des dessins originaux, je dessine au tableau, etc. — quand une petite fille m’a demandé si « j’étais une maman ». Cela arrive souvent d’avoir des questions qui n’ont aucun rapport avec ce que l’on est en train de raconter (!), mais cet échange a duré un petit moment. Comme j’ai répondu « non », elle a ensuite voulu savoir si j’étais une « sœur » — encore un « non » — une « ado » ? Une « Adulte » ? Ces questions ont cessé quand j’ai répondu que « oui à priori, j’étais une adulte » ! J’étais enfin quelque chose qu’elle pouvait nommer !
J’ai senti cette volonté, que j’ai souvent observée chez les plus petits, ce besoin d’identifier, de « cerner » les personnes, de les lier aux autres, à un lieu, à une fonction, avec une sorte de perplexité quand la réponse ne vient pas ou n’est pas conforme à leur attente.
Partant de là, j’ai souhaité faire un livre sur ce besoin de réponse simple à la question « qui je suis… », qui nous sommes, en situant cela du point de vue de la relation à l’autre, du lien, de ce qui nous entoure.
Je l’ai offert au fils d’une amie et il a eu, avec ce livre, des réactions extraordinaires, comme peu de livres en provoquent. Vous l’avez testé sur des bébés ?
Je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de tester ce livre directement auprès des enfants ! Il est paru à la fin du premier confinement, les ateliers dans les classes étaient annulés et n’ont pas repris depuis.
J’ai quand même eu quelques retours par procuration ! En fonction de l’âge des enfants, les réactions diffèrent : les plus petits, les bébés, aiment la surprise du changement de personnage, de position, comme une petite surprise visuelle. Les plus grands sont plus sensibles au sens des textes qui accompagnent les images. J’aime bien le fait qu’il puisse y avoir deux types de lecture.
Comment avez-vous travaillé sur ce projet ?
Après l’atelier dont je parlais ci-dessus (pendant lequel l’idée du livre a germée), les trois-quarts des idées de personnages me sont venues dans la nuit. Mon cerveau était un peu en « roue libre », cela m’arrive parfois avec le mélange de fatigue/excitation qui suit les journées d’atelier avec les enfants !
Je suis partie de la maman, puis j’ai essayé d’élargir petit à petit mon cercle de personnages en partant du point de vue d’un enfant : maman, papa, grands-parents, maitresse, chauffeur de bus, animaux… en essayant de créer un rythme crescendo du plus concret au plus « abstrait », pour finalement revenir aux enfants sur la dernière double.
Quelles techniques d’illustrations utilisez-vous ?
Pendant longtemps, j’ai utilisé de la peinture et des collages pour réaliser mes images. Mais depuis quelques années, je fais la mise en couleur de façon numérique. Je dessine d’abord toutes mes illustrations au trait noir, avec un stylo plus ou moins épais suivant le rendu que je souhaite. Je scanne ensuite mes dessins en noir et blanc, puis je passe à la mise en couleur sur mon ordinateur : pour certaines illustrations, je garde mon trait en totalité (je ne fais vraiment que de la colorisation), pour d’autres projets comme Je suis, je ne garde mon trait qu’à certains endroits, et j’efface le reste. Le dessin se fait alors par les aplats de couleur, ponctués de quelques tracés que je laisse en noir.
Parfois, pour décoller un peu de mon écran (!), je réalise de petites illustrations aux feutres, à l’encre, et aussi des céramiques. Cela permet de garder un contact plus direct avec la création plastique.
Où trouvez-vous votre inspiration ?
Un peu partout ! C’est très variable et cela dépend de ce que je veux faire : si c’est plutôt pour le visuel, pour une commande de presse par exemple, ou au contraire pour un projet d’album, l’inspiration ne viendra pas du tout de la même façon.
Pour le côté visuel, cela peut venir de livres ou de jouets pour enfants « vintage », de photos, d’une expo, ou bien-sûr de recherches sur internet !…
Mais les projets de livres où je crée textes et images viennent plutôt de situations vécues — adaptées et retravaillées — de bouts de phrases que j’ai lues ou entendues… les images viennent dans un second temps, souvent différentes que sur un projet uniquement illustré. Les idées peuvent venir rapidement et par surprise, mais le développement et la réalisation sont toujours beaucoup plus longs.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Je n’avais pas énormément de livres quand j’étais enfant : des Monsieur / Madame de Roger Hargreaves dont j’étais complètement fan, un ou deux livres type 365 histoires, un album de Babar dans lequel (de mémoire) Zéphir est hypnotisé par un magicien et parcourt tout le livre en flottant, Naftaline petit monstre de Domitille de Pressensé, quelques Little Golden books publiés en version française et illustrés par des dessinateurs comme Alice et Martin Provensen… Ils m’ont tous marquée à leur manière, je me souviens encore très bien de certaines illustrations, certaines ambiances de ces livres-là.
En tant qu’adolescente, j’ai commencé à apprécier la lecture assez tard — je pense que jusqu’à 14 ans je lisais seulement les livres qui étaient au programme au collège. Certaines lectures n’ont pas forcément encouragé les ados de mon époque à lire ! Je me souviens d’avoir pleuré en 6e ou 5e, car je devais finir Robinson Crusoë pendant un week-end — je revois encore cette couverture beige et bleu et tout l’ennui qui va avec ! Il y a plus de choix aujourd’hui pour les ados, et c’est tant mieux.
Les premiers livres que j’ai lus avec plaisir, adolescente, sont ceux de la série Les fourmis de Bernard Werber. Je n’ai aucun souvenir de comment, ni pourquoi je me suis retrouvée à lire ces livres-là, mais je sais que c’était pendant un été, et que je les ai lus d’une traite. C’était la première fois que des moments de lectures me captivaient d’une façon aussi prenante.
Comme j’ai passé un baccalauréat scientifique, je n’ai pas été découragée par des lectures d’auteurs classiques qui ont rebuté des générations d’élèves : j’ai lu plus tard et avec plaisir beaucoup des romans de Balzac, Zola, etc. sans mauvais souvenirs de classe !
Le fait d’avoir assez peu lu dans ma jeunesse ne m’a pas empêchée de devenir une lectrice assidue à la fin de mes années de lycée, et ce jusqu’à aujourd’hui.
Ma dernière lecture d’adolescente : j’avais 25 ans, je me suis enfermée chez moi pendant une semaine pour lire tous les Harry Potter 😉
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Je suis en train de finir un nouvel album pour les tout-petits, toujours aux Éditions de l’Agrume, qui paraîtra en septembre 2021.
En parallèle, je travaille régulièrement pour des magazines de presse jeunesse (Histoires pour les petits, J’apprends à lire, Toupie, Pomme d’Api, etc.) et des projets d’illustration pour différentes maisons d’édition (Larousse, Casterman, Milan, etc.).
Bibliographie sélective :
- Je suis, album, texte et illustrations, L’agrume (2020), que nous avons chroniqué ici.
- La nature, documentaire, illustration d’un texte d’Emilie Bélard, Milan (2020).
- Contes à croquer, recueil de contes, illustration de textes d’Alain Gaussel, Syros Jeunesse (2020).
- Chrysopompe de Pompinasse, album, illustration d’un texte d’Alain Gaussel, Syros Jeunesse (2018).
- ABC Ma petite science, documentaire, illustration d’un texte de Virginie Aladjidi et Caroline Pellissier, Le Pommier (2018).
- Les Moments doux, album, texte et illustrations, Albin Michel jeunesse (2017).
- Petits ou grand, album, texte et illustrations, Albin Michel Jeunesse (2016).
- Les Quatre loups, album, illustration d’un texte d’Alain Gaussel, Syros Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Dis bonjour à la dame, documentaire, illustration d’un texte de Sylvie Baussier, L’élan Vert (2009).
- Anatole le petit fantôme, album, illustration d’un texte de Béatrice Fontanel, Hachette Enfant (2008).
Retrouvez Caroline Dall’Ava sur son site : https://carolinedallava.com.
Quand je crée… Alexandra Pichard
Le processus de création est quelque chose d’étrange pour les gens qui ne sont pas créateur·trice·s eux-mêmes. Comment viennent les idées ? Et est-ce que les auteur·trice·s peuvent écrire dans le métro ? Les illustrateur·trice·s, dessiner dans leur salon devant la télé ? Peut-on créer avec des enfants qui courent à côté ? Faut-il de la musique ou du silence complet ? Régulièrement, nous demandons à des auteur·trice·s et/ou illustrateur·trice·s que nous aimons de nous parler de comment et où ils·elles créent. Cette semaine, c’est Alexandra Pichard qui nous parle de quand elle crée.
Je partage un atelier à Strasbourg avec d’autres illustrateurs, des graphistes, et une designer d’espace.
Le matin, je suis parfois la première arrivée. J’aime bien ce moment où je suis seule dans l’atelier encore endormi. Les autres ne vont pas tarder à me rejoindre et l’atelier va se réveiller progressivement. Bien qu’assez bref, ce moment me donne l’impression que la journée sera longue et donc prometteuse.
Je travaille mieux le matin, reposée, les idées claires et sachant que j’ai du temps devant moi. Après avoir fait un café et jeté un œil aux informations, je me mets rapidement au travail. Parfois avec plaisir, parfois avec appréhension, si je dois, par exemple, reprendre une image qui me donnait du fil à retordre la veille et dont je n’étais pas satisfaite en quittant l’atelier. Est-ce vraiment la catastrophe comme je l’ai cru en partant ou vais-je avoir la bonne surprise d’y trouver des qualités ? Heureusement, il suffit souvent de laisser reposer son travail une nuit pour s’apercevoir le matin qu’on était en fait sur la bonne voie, ou pour que les solutions aux problèmes apparaissent évidentes.
L’énergie décline au fil de la journée. En fin d’après-midi, je manque parfois de recul sur mon travail, j’ai tendance à ne voir que les problèmes. Je peux reprendre sans cesse la même image pour la corriger, et m’apercevoir au bout de plusieurs heures que toutes les versions sont identiques. Ou bien que la première était meilleure que les autres. Il est alors temps de quitter l’atelier.
Mon espace de travail est le plus dégagé possible, ça m’aide à avoir les idées claires. Au début d’un projet, qu’il soit personnel ou que ce soit un projet de commande, le processus est le même. Il y a une première phase de recherches d’idées qui consiste à prendre des notes, sous forme de mots et de dessins, sur des feuilles de papier volantes ou dans un petit carnet. Je griffonne tout ce qui me passe par la tête, pour sélectionner par la suite les pistes à développer. Je fais ensuite quelques croquis rapides pour saisir ce que je vais devoir représenter : un enfant assis en tailleur, un campagnol, Édouard Philippe, des bidonvilles… Cette phase de réflexion nécessite de la concentration, je travaille donc en silence. En revanche, quand je passe au crayonné, puis à la mise en couleur, je me réjouis de choisir l’émission de radio qui m’accompagnera pendant chacune de ces phases. En partie absorbée par ce que j’écoute, ma main est probablement moins crispée sur mon crayon que si toute mon attention était focalisée sur le dessin. L’habitude d’écouter la radio est tellement forte que, pendant les longues phases d’exécution, avant même de me mettre au travail, ma principale préoccupation est de trouver le podcast qui conviendra le mieux à l’humeur du moment. Le risque étant que le son finisse par m’absorber complètement, ralentissant mon rythme de travail. Je me force donc, par intermittence, à travailler en silence.
J’écoute de la musique plus ponctuellement, en général pour me donner un coup de fouet. Pour les commandes aux délais très courts, ou si le collaborateur m’impressionne, j’opte volontiers pour une musique aux sonorités martiales.
Quand un projet s’étire dans le temps, je note les choses que j’aimerais faire quand il sera terminé. Sinon, j’ai tendance à me sentir désœuvrée le moment venu. L’idéal est d’avoir quelques jours de battement entre deux projets — pas plus, pour ne pas décrocher. Pendant ces quelques jours, comme beaucoup d’illustrateurs, j’ai plaisir à m’installer dans un café avec mon petit carnet, et prendre le temps de réfléchir à de nouvelles images à faire ou de nouveaux projets à développer.
Alexandra Pichard est autrice et illustratrice
Bibliographie :
- Le bon coin, album, texte et illustrations, Les fourmis rouges (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Un monde de lunettes / Un monde de chaussures / Un monde de chapeaux, albums, illustrations de textes d’Olympe Perrier, Magnard (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Troisième branche à gauche, album, texte et illustrations, Les fourmis rouges (2015).
- Puisque c’est comme ça je m’en vais, illustration d’un texte de Mim, Magnard Jeunesse (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Cher Bill, texte et illustration, Gallimard Jeunesse Giboulées (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Les socquettes blanches, illustration d’un texte de Vincent Cuvellier, Gallimard Jeunesse Giboulées (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Le livre qui fait parler les parents et les enfants : Mon corps et moi, illustration d’un texte de Sophie Coucharrière, Père Castor (2012).
- Être responsable, illustration d’un texte de Fabien Lamouche, Gallimard Jeunesse Giboulées (2011).
- Muette, illustration d’un texte d’Anne Cortey, Autrement (2011), que nous avons chroniqué ici.
- Nina et les oreillers, illustration d’un texte de Maylis de Kerangal, Hélium (2010), que nous avons chroniqué ici.
- Herman et Dominique, texte et illustrations, Thierry Magnier (2009).
Retrouvez Alexandra Pichard sur son site : https://alexandrapichard.com.

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !