Je lis, avec toujours le même plaisir, les livres de Philippe Nessmann depuis plusieurs années. La sortie de son dernier documentaire, Dans tous les sens, un magnifique ouvrage était l’occasion de lui poser quelques questions. Ensuite, je vous propose de visiter l’atelier d’un auteur/illustrateur qu’on adore, Rémi Courgeon. Bon mercredi à vous !
L’interview du mercredi : Philippe Nessmann
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Quand j’étais enfant, il y a une question que je détestais par-dessus tout : « Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? » Je n’en avais aucune idée ! Au lycée, comme je n’en savais toujours rien, mes parents ont décidé pour moi : puisque j’étais bon en maths et en physique, je serais ingénieur. Quelques années plus tard, mon diplôme d’ingénieur en poche, je me suis rendu compte que je ne me voyais pas faire ce métier toute ma vie – même si c’est un beau métier. Secrètement, j’avais envie d’écrire, mais je faisais alors le complexe du scientifique doué pour les chiffres, pas pour les lettres. J’ai donc repris des études : j’ai fait une maîtrise d’histoire de l’art, puis j’ai suivi des cours de journalisme. J’ai ensuite vraiment appris à écrire à Science et Vie Junior : ma double formation me permettait d’écrire aussi bien des articles sur les dernières découvertes scientifiques que sur les aventures passées des grands explorateurs. Depuis maintenant vingt ans, je vis uniquement des livres : j’ai écrit une quarantaine de documentaires sur les sciences, sur l’histoire ou sur l’art, onze romans historiques et un album.
J’aimerais que vous nous présentiez Dans tous les sens, le magnifique album documentaire qui vient de sortir au Seuil. Comment est né cet album ?
À l’origine, il y a la volonté d’Angèle Cambournac, éditrice au Seuil Jeunesse, de faire un documentaire sur les cinq sens. Lorsqu’elle m’a proposé de l’écrire, je me suis dit : « Oh non, encore un livre sur les cinq sens ! » Il faut dire qu’il y en a déjà beaucoup. J’en ai moi-même déjà écrit un il y a quinze ans dans la collection Kezako, que je dirigeais alors pour les éditions Mango. Mais lorsqu’Angèle m’a expliqué un peu mieux son projet, je me suis rendu compte que ce serait un livre différent des autres. Tout d’abord, sur le fond : elle voulait que, pour chaque sens, une double page soit consacrée à la science, une autre à l’art, une à un métier lié à ce sens, une à un personnage historique… Cela promettait d’être un livre d’une grande richesse. Ensuite, sur la forme : elle comptait confier l’illustration de l’ouvrage à Régis Lejonc, connu pour la qualité et la diversité de son travail.
À ce propos, les illustrations et la maquette sont absolument superbes, êtes-vous intervenu à ce niveau ?
Régis Lejonc et le graphiste Célestin, qui a réalisé la maquette, ont en effet fait un travail merveilleux. En ouvrant le livre, on ressent une impression de foisonnement, avec des dessins tour à tour drôles, poétiques, tendres… Je ne suis pas du tout intervenu à ce niveau-là. Lorsque je recevais par mail les dernières doubles pages mises en forme, je ne pouvais m’empêcher de me dire : « Wouah ! J’ai bien fait d’accepter de faire ce livre… Ce ne sera pas juste un autre livre sur les cinq sens. »
Même s’il est sorti il y a quelque temps déjà, j’aimerais que vous nous parliez de l’album Le Village aux mille roses qui m’avait beaucoup touché et qui est sélectionné pour le prix des Incos
Le Village aux mille roses est un livre un peu particulier dans ma production : c’est, à ce jour, mon seul album. Je l’ai écrit au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, lorsque j’ai ressenti le besoin d’expliquer à ma fille, qui était alors en CE2, ce qui s’était passé. Je voulais lui fait comprendre comment des hommes en étaient venus à tuer des innocents au nom d’un Dieu ou d’une religion. La difficulté était de lui faire réaliser que le problème n’était pas Dieu ni la religion, mais la manière dont certains hommes les aimaient. J’ai alors imaginé cette histoire d’un village où poussent des roses de toutes les couleurs. Un jour, un vieux jardinier invente une rose d’une couleur toute nouvelle : noire comme la nuit, elle est magnifique. Le chef du village aime tellement la rose noire qu’il ne cultive plus que celle-là dans son jardin. Ne comprenant pas qu’on puisse aimer d’autres couleurs, il finit par interdire toutes les roses qui ne sont pas noires et par les faire couper. Petit à petit, le village sombre dans la tyrannie… Je suis content que le livre soit sélectionné pour le prix des Incorruptibles, car cela me permet d’aller à la rencontre d’écoliers et de leur parler de sujets qui me tiennent à cœur : la tolérance, la diversité, la liberté…
Vous avez écrit de nombreux albums documentaires, je suis particulièrement fan de Toutes les réponses aux questions que vous ne vous êtes jamais posées, j’aimerais savoir comment vous travaillez sur ces livres.
Comme souvent pour les livres documentaires, il y a au départ l’envie d’un éditeur. En 2004, Didier Baraud venait de créer les éditions Palette… Il souhaitait publier un livre documentaire amusant qui explique le dessous des choses : pourquoi le marathon se court-il sur 42 195 km ? Pourquoi le dollar a-t-il pour symbole un S et non un D ? D’où vient l’expression « payer en monnaie de singe » ? À chaque fois, il y a une raison historique que l’on a un peu oubliée. Le projet m’a tout de suite plu, car il mêlait histoire, sciences, sports, arts, culture, coutumes… J’ai pris beaucoup de plaisir à partir à la recherche de ces « questions que l’on ne se pose pas », et plus encore à en rédiger les réponses. Comme pour tous mes livres, je m’adresse à un public d’enfants, mais sans les prendre pour des enfants. Du coup, les adultes y trouvent aussi leur compte.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescent ?
Enfant et adolescent, j’adorais les livres de Jack London (Croc blanc, les Contes des mers du Sud…), de Saint-Exupéry (Terre des hommes, Vol de nuit…) de Stevenson (L’Île au trésor)… Bref, les livres d’aventure avec de l’exotisme, du danger et des grands paysages. Ce n’est pas un hasard si c’est le genre de livre que j’ai eu envie d’écrire, devenu adulte. En 2005, j’ai créé pour Flammarion Jeunesse la collection de romans historiques Les Découvreurs du Monde. J’y raconte l’histoire vraie de la conquête du pôle Nord, de la découverte de la tombe de Toutankhamon, du tour du monde de Magellan, du voyage de Marco Polo ou encore de la conquête de la Lune.
Quels sont vos prochains ouvrages que l’on découvrira ?
Mon prochain livre est une fable écologique qui devrait paraître en septembre prochain. Dans ce projet, le plus intéressant n’est pas tant mon texte que l’éditeur qui le publiera. La Cabane Bleue est une maison d’édition en cours de construction. L’objectif de Sarah Hamon, une ancienne éditrice de chez Fleurus, et Angela Léry, ancienne chargée de communication chez Gulf Stream Éditeur, est, d’une part, de faire paraître des livres pour la jeunesse traitant d’écologie et, d’autre part, de les fabriquer de la manière la plus écologique possible. En effet, éditer un livre pour expliquer que notre planète va mal en utilisant une encre polluante, en l’imprimant en Chine puis en pilonnant les invendus, ce n’est pas très cohérent ! Le projet porté par la Cabane Bleue me semble donc particulièrement intéressant, et il vaut la peine qu’on le soutienne. https://www.facebook.com/editionslacabanebleue.
Bibliographie :
- Dans tous les sens, documentaire illustré par Régis Lejonc et Célestin, Seuil Jeunesse (2019).
- Éternité – Demain, tous immortels ?, documentaire, De la Martinière Jeunesse (2018).
- Mission Mars, roman/documentaire illustré par Dofresh, Fleurus (2017).
- Dans la nuit de Pompéi, roman, Flammarion jeunesse (2017).
- Le village aux mille roses, album, texte et illustrations, Flammarion jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- La fée de Verdun, roman, Flammarion (2016).
- 50 inventions qui ont fait le monde, documentaire, Flammarion jeunesse (2016).
- Quand j’étais petit (c’était avant), documentaire, Palette… (2014), que nous avons chroniqué ici.
- art & sciences, documentaire, Palette… (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Le livre de tous les jumeaux (petits et grands), documentaire illustré par Bruno Gibert, Le Baron Perché (2010), que nous avons chroniqué ici.
- Toutes les réponses aux questions que vous ne vous êtes jamais posées, album illustré par Nathalie Choux, Palette… (2005), que nous avons chroniqué ici.
Quand je crée… Rémi Courgeon
Le processus de création est quelque chose d’étrange pour les gens qui ne sont pas créateur·trice·s eux-mêmes. Comment viennent les idées ? Et est-ce que les auteur·trice·s peuvent écrire dans le métro ? Les illustrateur·trice·s, dessiner dans leur salon devant la télé ? Peut-on créer avec des enfants qui courent à côté ? Faut-il de la musique ou du silence complet ? Régulièrement, nous demandons à des auteur·trice·s et/ou illustrateur·trice·s que nous aimons de nous parler de comment et où ils·elles créent. Cette semaine, c’est Rémi Courgeon qui nous parle de quand il crée.
Le mot créer m’a toujours un peu gêné. Le costume de Créateur est trop grand pour moi, surtout la longue toge blanche et la grande barbe. Trôner au-dessus du monde dans un fauteuil de nuages, ce n’est pas mon truc. Je me vois plutôt comme un créatif : un type qui creuse en se grattant les tifs.
C’est donc la main dans la tignasse que je vais tenter de raconter comment ça marche, la mécanique des idées.
Bien que ça soit souvent une énigme.
Pour commencer dans le concret : il est trois heures du matin, et comme suis réveillé depuis une demi-heure et n’arrive pas à me rendormir, je suis monté dans mon atelier pour compléter ma to-do-list. Là, j’ai pris mon carnet et fiévreusement, au stylo Bic, me voilà parti à rédiger cette réponse. Ces carnets s’appellent TOUT ET RIEN. Je les achète chez MUJI depuis une quinzaine d’années, par paquet de 3, ils sont tous datés et numérotés. Mes disques durs externes. J’en ai toujours un avec moi. Au fil des années, ils sont de plus en plus remplis. Avant je travaillais sur des feuilles volantes, que je n’arrivais pas à classer et que je perdais. À présent, tout mon travail y est concentré, textes et croquis, recherches de mise en page, cartes de visite ou tickets de musée collés. Ils s’appellent comme ça parce que je me donne droit à tout : de l’idée visuelle la plus nulle au Haïku le plus foireux. C’est là que démarrent les albums. Parfois, je relis un texte vieux de cinq ans et je me rends compte que presque rien n’a changé du premier jet au livre imprimé. Ces carnets d’idées, format A5, sont suivis de carnets à dessin A3, pour le travail de mise en scène des images. Ceux-là quittent peu l’atelier. Je les scanne pour faire des mises en pages en maquette sur l’ordi.
Où ça se passe ? Quand ça se passe ? Partout. Tout le temps. Pour ce qui est des idées, il n’y a aucune règle, mais le fait d’avoir mon carnet toujours dans le sac me permet de ne rien perdre. C’est rassurant.
Je travaille souvent sur 5 ou 6 projets à la fois, à des stades de maturation différents : du tout premier brouillon à la finalisation en couleurs des illustrations, prêtes à partir en gravure.
Ce que j’aime, c’est les longs trajets en train : quatre heures de grande concentration sur un sujet qui me brûle depuis plusieurs jours, c’est totalement jouissif. Mon rêve serait d’avoir un train à moi, avec un compartiment atelier, passant tout mon temps à écrire et illustrer en regardant les vaches défiler.
Mais revenons à la réalité : à l’atelier, je trie et je range : les mots dans une belle typo, les dessins bien dans leurs pages, les gammes de couleurs au bon tempo. Ça fait du bien !
Ah, oui, un truc important : j’aime dessiner les gens, je fais plein de portraits sur le vif. Fébrilement dans le métro, ou calmement en faisant poser un ami. Souvent des gamins dans les classes où je suis invité. Dessiner la réalité m’aide à inventer des fictions.
Mon atelier est le grenier aménagé de la maison où nous vivons. Une pièce lumineuse qui n’existait pas avant que nous venions nous y installer, ma petite famille et moi. C’est sous ce chapeau que ça fume.
J’ai pour voisines des pies dont le vol noir et blanc m’émerveille et des abeilles qui ont fait leur ruche dans une ancienne cheminée : mes collègues de travail.
Les illustrations de mes albums sont dessinées à la main, au stylo bille et pinceau, en noir, sur table lumineuse. Les dessins sont ensuite scannés et mis en couleurs sur ordi. Une cuisine un peu difficile à expliquer. En été, au bord de la mer, je fais des collages, sans but narratif. Parfois aussi un peu dans l’année, le matin, avant de travailler.
Ah oui, j’oubliais : la musique ? Jamais pour écrire, mais pour dessiner, c’est bien, ça rythme les gestes et invite à la couleur.
Tout le reste doit rester secret.
Rémi Courgeon. Février 2019.
Bibliographie sélective :
- Série Timoto, texte et illustrations, Nathan (2017-2019), que nous avons chroniqué ici et là et ici.
- Tiens-toi droite, texte et illustrations, Rémi Courgeon (2018), que nous avons chroniqué ici.
- L’oizochat – Le fils caché, texte et illustrations, Mango Jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Tohu Bohu, texte et illustrations, Nathan (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Passion et Patience, texte et illustrations, Mango (2016), que nous avons chroniqué ici.
- C’est l’histoire d’un poisson bavard, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2015), que nous avons chroniqué ici.
- J’aime pas les clowns, illustration d’un texte de Vincent Cuvellier, Gallimard Jeunesse (2015), que nous avons chroniqué ici.
- L’oizochat, texte et illustrations, Mango (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Gros chagrin, texte et illustrations, Talents Hauts (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Le grand arbre et autres histoires, recueil d’albums, textes et illustrations, Mango (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Contes d’Afrique, illustration de textes de Jean-Jacques Fdida, Didier Jeunesse (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Pieds nus, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- oujours debout, texte illustré par Isabelle Simon, L’initiale (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Elvis Presley, illustration d’un texte de Stéphane Ollivier, Gallimard Jeunesse (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Brindille, texte et illustrations, Mango jeunesse (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Pas de ciel sans oiseaux, texte et illustrations, Mango Jeunesse (2012), que nous avons chroniqué ici.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !