Toutes les victimes de violences sexuelles le diront : il y a « le jour où ». Celui qui marque l’avant et l’après. Ici pas de meilleur, mais une descente aux enfers du pire. En général, après l’agression vient le temps du silence, du secret, de la honte. Chacun à leur manière, ces quatre ouvrages racontent le fameux « jour où » avec son avant et son après au goût de bile. Parce qu’il faut lever le voile sur un tabou trop répandu, parce qu’il est nécessaire de faire bouger les représentations, de libérer la parole des victimes, aujourd’hui voici des histoires d’enfants, d’adolescent·es, de jeunes adultes. Malgré le traumatisme, iels racontent la force peu commune qui les pousse à vivre.
Soro et Musa sont ami·es. Leurs jeux les emmènent souvent près du lac pour pêcher ou se baigner. Aujourd’hui, Musa s’étonne : Soro ne s’amuse pas. Le lendemain non plus. Musa questionne alors son ami. Ce dernier ne peut pas répondre car « Il a dit que c’était un secret ». Pourtant, l’enfant commence à se confier. À mi-mots, il répond aux questions de Musa. On comprend progressivement ce que l’oncle Etruso a fait à Soro. Musa ne comprend pas tout, mais elle sent que quelque chose est grave. Quand elle en parle à son père, celui-ci comprend tout, évidemment…
Je suis impressionnée par la finesse de Charline Le Maguet pour aborder l’inceste. Le dialogue entre Soro et Musa est simple, de cette simplicité qui laisse une porte entrouverte si l’enfant agressé·e décide d’en dire un peu plus. C’est un ouvrage à lire aux enfants, pour leur glisser une graine du « comment faire » s’iels sont en première ligne pour des confidences. Pour les petites victimes, peut-être que la lecture d’un livre médiateur les amènera à oser se confier. Comme anticiper ne veut pas dire effrayer, je recommande cet album aux adultes, pour celles et ceux qui ne sauraient pas comment aborder les questions d’intégrité du corps avec les plus jeunes. Le secret de Soro est un album pudique, puissant, dont la lecture m’a bouleversée. Des secrets comme celui de Soro sont de ceux qu’il ne faut pas garder. L’ouvrage invite à la vigilance et démontrera aux enfants que parler peut rimer avec réactivité et solution. Peut-être qu’après cela, comme pour Soro et Musa, le temps des jeux reviendra.
Elle attend assise sur un banc en face de la prison. Elle attend depuis des heures. Il y a quelques semaines, elle s’est déjà assise sur ce même banc. Elle a passé la porte, mais elle n’a pas pu aller jusqu’au bout. Aujourd’hui, Lucie est déterminée à aller jusqu’à lui, Patrick, celui qu’elle refuse désormais d’appeler « papa ». Il est enfermé ici depuis deux ans, depuis le procès, depuis qu’il a été reconnu coupable de viol sur sa fille. Lucie a renié le prénom qu’il lui avait donné. Aujourd’hui, pour continuer à se reconstruire elle a besoin de lui faire face une dernière fois.
Page après page, on suit les pensées de la jeune fille, ses révoltes, sa colère, sa rancœur, sa résolution à reprendre sa vie en main. Le petit format du roman implique une efficacité de chaque mot. Séverine Vidal nous fait entrer dans une apnée. Elle nous immerge dans la stupeur traumatique du premier viol, puis dans cette vie empoisonnée orchestrée par le père infâme. Pour les lecteurs et lectrices, il faut tenir, retenir son souffle jusqu’au dernier mot. Le court format permet, si on le souhaite, de lire ce récit d’une traite. Il est douloureux, certes. Mais au milieu de cet abîme, perce un peu de lumière : celle de la farouche nécessité de profiter des petites choses précieuses de la vie : le rire d’une petite sœur, l’amour inconditionnel d’une mère, la bienveillance des ami·es, l’espoir en une vie qui va à nouveau pouvoir s’épanouir…
Biscotte, Lenny et Saphir sont trois garçons adolescents. Ils racontent leur vie d’avant avec une relative insouciance accrochée aux baskets. Ils décrivent leurs agressions respectives de manière directe ou par vagues bribes. Ils disent le choc, sa violence, l’incompréhension, la honte et les jours qui se suivent avec cet ignoble secret. Tous racontent leur enfermement dans le silence. Esteban aussi raconte, mais en tant qu’adulte. L’ancien sportif consacre désormais sa vie à témoigner dans les écoles, collèges, lycées. Car il sait, lui, que tant qu’on n’en a pas parlé, on survit à peine. Un jour, à la fin d’un temps de rencontre en CDI, il repère ces trois petits gars qui, au lieu de profiter de la récréation, sont encore là…
Sandrine Beau pose ici des mots, ceux indispensables pour que les victimes puissent sortir de l’asphyxie. Comme on médiatise davantage les victimes féminines, ici la parole est aux garçons. Parce qu’il ne faut pas occulter leur souffrance. Parce qu’entre 11 et 14 ans leur vie s’est brisée à cause d’un pédocriminel. Parce que ça existe et qu’il est important de l’écrire. Parce que c’est en parlant qu’ils feront le premier pas vers une réparation, l’autrice leur tend une perche en la personne d’Esteban, celui qui a vécu ce crime, celui qui partage un point commun dramatique mais essentiel pour les comprendre. Le roman est dur, amer et terriblement nécessaire. Les dernières pages listent les contacts d’associations pour la France, la Belgique et le Canada. Qui sait combien de garçons pourraient en avoir besoin ?
Dans un souk marocain, Illi s’est trouvée au mauvais endroit au mauvais moment. Elle a subi un viol, un soir, alors qu’elle rangeait simplement des cageots. Pour éviter le scandale, le caïd a proposé de marier la jeune fille avec son agresseur. La famille d’Illi a accepté. Illi, elle, a choisi la pendaison, la mort plutôt que de subir cela. Pour Tidir, son amie d’enfance, la révolte et le désespoir sont immenses. Cela marque le début d’une certitude : jamais elle ne se laissera marier à un garçon qu’elle n’a pas choisi. Le jour où on lui annonce que « tout est arrangé », Tidir comprend qu’elle est au pied du mur. Avec le soutien de sa tante Damya, elle quitte le bled, ses parents, les traditions séculaires qui maintiennent les femmes sous un joug patriarcal. Choquée, apeurée, révoltée, Tidir décide de se rendre à Rabat. Dans quelques semaines, le 8 mars, il y aura la grande marche des femmes à la capitale marocaine. Mais le périple n’est pas sans danger, surtout quand on a que 18 ans.
Dans certains pays, les traditions ont la dent dure. L’émancipation des femmes est un combat qui n’est pas encore gagné. Marier une fille avec son violeur pour éviter le déshonneur peut nous sembler absurde et cruel. Pourtant, cela correspond à une réalité dans les provinces qui continuent de considérer les femmes comme inférieures aux hommes. En fuyant, Tidir fera des rencontres précieuses : des hommes et des femmes tolérant·es, accueillant·es. Elle croisera aussi quelques personnes qui cultivent les préjugés liés au genre féminin. Il en faudra de la communication et des actions concrètes pour faire bouger les représentations… En attendant, il y a la plume de Charlotte Bousquet, autrice féministe qui manie des mots catalyseurs de révolte. Cash, elle écrit les traditions incompréhensibles, l’horreur de l’agression sexuelle, les familles prêtes à tout pour éviter la hchouma. Elle écrit aussi la solitude de celle qui se révolte et son extrême vulnérabilité. C’est un roman pour éveiller les consciences, susciter le courage de continuer à se battre pour les droits des femmes. À l’heure où ils sont en recul dans certains pays, voire complètement muselés dans d’autres, informer devient vital. J’en admire encore plus le choix de Tidir dont la voix, modeste, va trouver comment s’élever pour dénoncer l’intolérable !
Le secret de Soro de Charline Le Maguet Bayard jeunesse 12,90 €, 255×180 mm, 48 pages, imprimé en Slovénie, 2022. Achetez ce livre* via LesLibraires.fr, LaLibrairie.com ou Place des libraires. |
Plus jamais petite de Séverine Vidal Nathan, dans la collection Court toujours 8 €, 210×140 mm, 64 pages, imprimé en France, 2022. Achetez ce livre* via LesLibraires.fr, LaLibrairie.com ou Place des libraires. |
Le jour où je suis mort, et les suivants de Sandrine Beau Alice, dans la collection Tertio 12 €, 211×142 mm, 164 pages, imprimé en France, 2020. Achetez ce livre* via LesLibraires.fr, LaLibrairie.com ou Place des libraires. |
Le jour où je suis partie de Charlotte Bousquet Flammarion, dans la collection Capsule 10 €, 189×140 mm, 184 pages, imprimé en Espagne, 2022. Achetez ce livre* via LesLibraires.fr, LaLibrairie.com ou Place des libraires. |
Elle aime l’océan, les chats, le chocolat et lire depuis qu’elle a ouvert les yeux. Son confident est un certain lapin blanc. Des livres au petit déjeuner, au déjeuner, au goûter, au dîner : elle n’est jamais rassasiée !