Cet été, on vous propose encore une nouvelle rubrique pour nos invité.e.s du mercredi. Après les questions sur les métiers et les questions des enfants, on a proposé cet été à des auteur.e.s et des illustrateurs.trices de poser trois questions à un auteur.e ou une illustrateur.trice de leur choix. Puis à l’interviewé.e d’en poser une à son tour à son intervieweur.euse d’un jour. Après Jean-Luc Englebert et Benjamin Chaud, cette semaine c’est à Fred Bernard que Loïc Clément a choisi de poser des questions.
Loïc Clément : Tu as un pied dans l’album jeunesse et un pied dans la bande dessinée, est-ce parce que certaines envies d’histoire te paraissent plus appropriées pour l’un ou l’autre de ces média ? Quelles différences vois-tu entre ces deux mondes connexes mais si différents ?
Fred Bernard : D’abord je prends exactement le même plaisir à écrire et à dessiner, c’est ce qui m’a naturellement amené vers la BD, pour le format « roman graphique » aussi. Ensuite après le succès de Jésus Betz, on me demandait que des histoires, les éditeurs avaient complètement zappé que j’étais d’abord dessinateur. De plus, je commençais à accumuler des frustrations car avec Jeanne Picquigny ou L’Homme-Bonsaï, je sentais que je tenais des personnages forts. Je rêvais aussi de faire évoluer un personnage dans le temps, d’où les aventures de Jeanne Picquigny. Je n’avais jamais fait ça avec mon ami François Roca… Mais pour aller plus loin avec ces « héros », je devais creuser leur intériorité, leurs questionnements d’adultes, leur sexualité, leur violence potentielle, des questions temporelles aussi, qui dépassent un enfant. Passer une frontière donc…
Ces deux mondes s’ignorent souverainement en général. J’ai le sentiment qu’il y a souvent plus d’écart entre BD et jeunesse, qu’entre littérature et cinéma, bizarrement. Je suis reparti de zéro à 33 ans en arrivant dans la BD. Seuls quelques auteurs curieux de tout, comme Émile Bravo, s’intéressent aux deux domaines. Je ne connais aucun auteur jeunesse ne lisant que de la jeunesse. En revanche, nombre d’auteurs de BD, ne lisent que de la BD. C’est sans doute là, une grosse différence.
Loïc Clément : tu as produit des textes forts, magnifiques mais peu vendeurs (a priori) comme Jésus Betz. Penses-tu qu’il est plus difficile aujourd’hui de proposer ce genre de projets aux éditeurs ?
Fred Bernard : Jésus Betz a surtout eu un succès d’estime, c’est vrai. Les ventes sont venues avec le long terme et c’est une chance ! C’était déjà très difficile de proposer ce genre d’histoire en jeunesse il y a 15 ans, alors aujourd’hui, on oublie ! C’est comme refaire Apocalypse Now en 2016… (je plaisante !) Mais nous avions une sorte de « deal » avec Jacques Binsztok au Seuil Jeunesse… Il sentait des « choses » et il est joueur. Il nous avait dit : « Allez-y, les gars ! Surprenez-moi, lâchez-vous à fond ! Et on verra ce que ça donne ! » Il était presque déçu quand le livre a été le coup de cœur de Noël du quotidien La Croix. Au fond, je crois qu’il espérait une petite polémique… Qui espérerait ça en jeunesse de nos jours ? Il faut un âne comme Copé et un livre comme Tous à poil… (je plaisante encore !) Mais c’est grâce à l’accueil de Jésus Betz qu’on a ajouté des maillons à la chaîne et qu’on a pu faire L’Indien de la tour Eiffel ou L’Homme-Bonsaï chez Albin Michel jeunesse. Ou plus tard La Fille du samouraï… Mais plus personne ne nous a demandé de nous lâcher, alors je me lâche en BD dès que je peux…
C’est aussi Jacques Binsztok qui m’a laissé faire ma première aventure de Jeanne Picquigny en BD : La Tendresse des crocodiles. Je lui dois beaucoup…
Loïc Clément : Est-ce que lorsqu’on travaille aussi longtemps avec quelqu’un, je pense bien sûr à François Roca, on est comme un vieux couple (engueulades et habitudes comprises) ?
On a dû s’engueuler deux fois ou trois en 25 ans d’amitié, et 20 ans de collaboration. Mais on est un vieux couple, ça c’est sûr ! On se connaît par cœur. C’est pour ça qu’à chaque nouveau livre ensemble, on essaie de se surprendre l’un l’autre… Et puis on se fait régulièrement des infidélités, c’est peut-être ça aussi le secret ?
Fred Bernard : Est-ce tu aimes autant écrire pour la jeunesse et la BD ? Pourquoi ce choix ?
Loïc Clément : Lorsque j’ai commencé à écrire, j’avais en tête un idéal créatif assez simple : alterner les projets de bande dessinée et d’albums illustrés (deux passions). La bande dessinée me demande un travail de longue haleine tandis que certaines fulgurances d’écriture pour les albums jeunesse peuvent me permettre de faire naître un projet en peu de temps. L’idéal me semblait donc de jouer sur les deux tableaux. Pourtant, ce « plan de carrière » a rapidement volé en éclat lorsque je me suis rendu compte que les textes pour albums illustrés jeunesse qui me tenaient à cœur et parlaient de thèmes difficiles (le deuil, la dépression, la solitude, la mort…) se voyaient au choix :
– refusés par les éditeurs car peu vendeurs
– acceptés mais sous couvert d’extrêmes réécritures jusqu’à édulcoration…
En plus, je me suis rendu compte assez vite que si en BD, l’usage répandu est plutôt d’approcher un éditeur conjointement avec son dessinateur, en édition jeunesse ils n’aiment pas trop ça… Les mariages arrangés d’auteurs et dessinateurs qui ne se sont jamais rencontrés sont un peu la norme. Or, j’ai besoin d’écrire en collant aux envies et à l’univers d’un dessinateur donc cela constituait une difficulté supplémentaire pour moi.
Et de toute façon à la fin, ces projets étaient (très) mal rémunérés ! Bref… Le bilan c’est qu’après avoir signé deux albums jeunesse fort légers, et m’être épanoui dans le même temps dans les scénarios de BD, j’ai décidé de ne plus écrire d’albums illustrés. Et puisque les thématiques que j’abordais semblaient trop sombres et peu vendeuses aux éditeurs jeunesse mais qu’elles intéressaient les éditeurs BDs, j’ai adapté mes projets et je les ai réécrit pour ce médium. Deux d’entre eux sortiront ainsi chez Delcourt début 2017 dans un format assez original puisque hybride entre la BD classique et l’album illustré.
Et tandis que je pensais avoir trouvé ma voie en tant que scénariste de bande dessinée, une rencontre a changé la donne et me voilà avec un premier roman jeunesse à venir l’année prochaine (mais j’ai pas le droit d’en parler).
Ainsi pour répondre à ta question, Fred, je pourrais résumer ça par : tout dépend de la rencontre. Écrire un roman, une BD, un album illustré c’est un peu comme être glacier/boulanger/pâtissier… ce sont des métiers connexes mais en même temps différents, et je crois que j’aime tout ça à la fois. Pourtant sans la rencontre avec un éditeur, sans partager une vision commune, ça ne fera pas une belle friandise à la fin.
J’ai certes une prédilection pour la bande dessinée puisque ça fait partie de mon ADN, que je suis fasciné par sa grammaire et ses codes et qu’en plus je m’y sens globalement libre, mais j’aime écrire sous toutes formes possibles quand je suis au diapason avec l’éditeur.
Bibliographie sélective de Fred Bernard :
- La paresse du panda, scénario et illustrations, Casterman (2016).
- Anya et le tigre blanc, texte illustré par François Roca, Albin Michel Jeunesse (2015).
- Le grand match, texte illustré par Jean-François Martin, Albin Michel Jeunesse (2015).
- Monsieur Moisange, texte illustré par Gwendal Le Bec, Albin Michel Jeunesse (2015).
- On nous a coupé les ailes, texte illustré par Émile Bravo, Albin Michel jeunesse (2014).
- Rose et l’automate, texte illustré par François Roca, Albin Michel Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- L’histoire de vraie de Kiki la tortue géante, texte illustré par Julia Faulques, Nathan (2013), que nous avons chroniqué ici.
- L’histoire vraie de Ralfone l’orang-outan, texte illustré par Julia Faulques, Nathan (2013), que nous avons chroniqué ici.
- La fille du samouraï, texte illustré par François Roca, Albin Michel Jeunesse (2012).
- L’inconnu au ballon, illustration d’un texte de Jean-Baptiste Cabaud, Le Baron Perché (2010).
- L’homme bonsaï, scénario et illustrations, Delcourt (2009).
- Jésus Betz, texte illustré par François Roca, Seuil Jeunesse (2002), que nous avons chroniqué ici.
Bibliographie de Loïc Clément :
- Le temps des mitaines, tome 2 – Cœur de renard, scénario illustré par Anne Montel, Didier Jeunesse (2016).
- Les Jours sucrés, scénario illustré par Anne Montel, Dargaud (2016).
- Mille milliards de trucs (et de moutons), texte illustré par Anne Montel, Belin Jeunesse (2014).
- Le petit et les arbres poussaient, texte illustré par Églantine Ceulemans, Les p’tits bérêts (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Le temps des mitaines, scénario illustré par Anne Montel, Didier Jeunesse (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Shä & Salomé. Jours de pluie, texte illustré par Anne Montel, Jean-Claude Gawsewitch (2011).
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !