Cet été encore, on vous propose une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trice·s et des illustrateur·trice·s qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Martine Delerm et Jean Claverie, cette semaine c’est Thomas Scotto qui a choisi de poser des questions à Françoiz Breut !
Thomas Scotto : Françoiz, on te connaît chanteuse, bien sûr. Avec des paroles d’une poésie ciselée, une voix entre deux eaux, un son unique… mais qu’elles accompagnent tes albums, qu’elles soient exposées ou qu’elles se retrouvent entre les pages d’un livre, tes images semblent indissociables de ton chemin créatif… Tes premiers dessins étaient-ils destinés à la publication ? Jeunesse, fanzine… ?
Françoiz Breut : Mes premiers dessins publiés étaient plus destinés à la presse féminine, ensuite c’est à ce moment-là que j’ai commencé à dessiner des affiches de concerts des pochettes de disques, et c’était plus lié à la musique.
Thomas Scotto : Chez toi, les bouches sont grandes ouvertes. On avale, on engloutit, on dévore. Les corps sont de toutes les époques et les sourires démesurés. Il y a beaucoup d’enfance. La nature. Il faut accepter de laisser entrer quelques chimères et plusieurs rêves bricolés. De la couleur et du brouillard, un humour savoureux et décalé. Et comme tes techniques sont multiples, se perdre dans tes images c’est forcément nager en questions… Quand elles ne sont pas l’écho d’un texte écrit, est-ce que l’écriture de tes illustrations passe par une composition préparatoire ? Y a-t-il, au contraire, une grande part d’instinct ?
Françoiz Breut : Oui c’est vraiment très instinctif, mais je dois me poser malgré tout sur un texte, je ne peux pas dessiner dans le vide, pour moi, ça n’a pas d’intérêt.
J’ai deux boîtes pleines d’images de toutes les époques de divers vieux magazines que j’ai découpés au fils des années, je pioche dedans quand j’ai un thème à aborder et je retravaille ces images en les transformant, les découpant, par couches successives de papiers, de peinture. J’aimerais avoir plus de temps pour développer de grands formats. Je suis toujours surprise du résultat car je ne m’y attendais pas.
Thomas Scotto : Dans tes déplacements, sans doute nombreux, arrives-tu à donner du temps à l’image ? Dessiner, chanter, est-ce pour toi la même liberté ?
Françoiz Breut : Ces temps-ci (à cause de la crise du coronavirus) ont été évidemment plus propices à l’introspection, j’ai eu la chance de pouvoir dessiner bien plus qu’avant, de mettre notamment en images mes chansons que je terminais, ça m’a permis de pouvoir expliquer ce que j’avais voulu raconter dans ces chansons, qui sont parfois des idées pas tout à fait claires.
J’ai plus de liberté en dessin qu’en musique, dans l’écriture, j’écris et vais jusqu’au bout de thèmes que je n’avais pas forcément prévu de développer, c’est comme si j’avais accueilli un enfant et qu’il était impossible pour moi de l’abandonner, je vais jusqu’au bout sans vraiment savoir si c’est suffisamment intéressant, après il faut pouvoir l’assumer, mais c’est le risque, de faire sortir des choses de soi-même et d’avoir envie de les partager ensuite. En dessin, je n’ai pas de contrainte, à part quand il s’agit d’une commande, et j’aime aussi quand il s’agit de travailler sur le texte d’un auteur qui a certaines exigences, et aussi quand on s’adresse à des enfants, on ne doit pas oublier cette part de rêve, de folie, de douceur liés à l’enfance.
L’écriture est pour moi plus difficile et je la lie avec la musique, le format d’une chanson est très court, on doit pouvoir raconter une histoire, une émotion, décrire un paysage, un personnage en très peu de mots et les faire sonner, les faire rentrer dans un rythme. Ça prend plus de temps et on revient sans cesse dessus jusqu’à ce qu’on pense que ça peut ressembler à quelque chose d’audible et qui a quand même un peu de sens.
Françoiz Breut : Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire ce métier ?
Thomas Scotto : Il y a tout d’abord une suite de belles étoiles…
Parce que je ne savais rien du métier d’auteur. Qu’il soit d’adulte, de jeunesse, pour tous les âges. Je savais les histoires, parce qu’on lisait dans ma famille. Je savais qu’on pouvait dire tout haut, parce que je m’enregistrais beaucoup et pour rire.
Mais « auteur », ça ne faisait pas partie des métiers que j’imaginais « pour plus tard ». Pâtissier oui, comédien de théâtre j’aurais aimé… mais c’est surtout « papa » que je suis devenu. À 21 ans et comme une illumination, celle que ma vie tournerait autour de ce bouleversement-là. Deux bonheurs très exactement ! Ça reste encore aujourd’hui ma plus belle carte d’identité… papa. Bien sûr, l’écriture était déjà là. Celle des poèmes d’amour au collège… de nouvelles à la fac… de tentatives de pièce de théâtre… C’est à ce moment précis que j’ai franchi le cap d’envoyer un premier manuscrit à un premier éditeur. Un éditeur jeunesse parce que j’étais un grand lecteur d’album et de premières lectures. C’était l’époque des Kamo de Pennac, toujours celle de Tomi Ungerer…
Aujourd’hui, je suis heureux de ne pas avoir réfléchi plus que ça à la petite prétention que cela suppose. Je crois qu’il m’a fallu beaucoup d’innocence, de naïveté et sans doute l’audace de la vingtaine pour penser à une publication possible. Peut-être aussi parce qu’une chanteuse qui me fascine, Anne Sylvestre, venait de m’écrire qu’elle pouvait faire les musiques sur les chansons que je lui avais envoyées, tout aussi naïvement. Ce projet ne s’est jamais fait mais… en 1998, mon premier livre venait de sortir aux Éditions Actes Sud Junior.
Aujourd’hui, je ne me sens pas « auteur », je suis pourtant entièrement cela et le revendique. J’aimerais que ce soit mon « métier », que l’écriture et les textes publiés soient, ce qui me fait vivre… mais ce n’est pas le cas. Pas véritablement…
Nous sommes nombreuses et nombreux à vivre ce grand écart entre le peu gagné en édition et la grande reconnaissance qu’on nous offre sur « le terrain ». Dans les rencontres, qui restent un moment précieux, les lectures publiques, qui rendent les mots vivants, les ateliers d’écriture. Toutes les énergies qui amènent à lire sont une aubaine, voire une certaine idée de trésor pour un auteur…
Et s’il n’y avait pas tout le travail des médiatrices et médiateurs du livre, leur fidélité au long de ces 22 ans de publication, si nous n’inventions pas des prolongements concrets, plus directs, aux histoires de papier… j’avoue le chemin serait beaucoup moins savoureux aujourd’hui.
Françoiz Breut : Parmi toutes les phases de travail dans le développement d’une idée, pour un texte, quelle est celle que tu préfères le plus ? Tu as une grande variété de sujets de formes d’écriture, tu ne t’adresses pas qu’aux enfants, pour qui préfères-tu écrire ?
Thomas Scotto : En vrai, j’aime l’idée qui arrive toute seule ! Celle qui s’impose au point de ne plus repartir. Si j’étais musicien, j’imagine qu’elle deviendrait une mélodie entêtante. Mais c’est bien le travail de la langue que j’aime le plus. Passer le temps qu’il faut sur une simple phrase pour qu’elle en raconte dix ! C’est peut-être pour ça que je ne suis pas encore très fort en grand roman… Et plus que d’une idée, mes textes naissent souvent d’une question, d’une joie, d’une colère. C’est aussi cela qui amène aux formes et aux âges différents. Écrire engage. Soi-même et ceux qui nous liront. Longtemps je me suis défendu, j’ai trouvé des pirouettes pour tenir les histoires éloignées de moi. Je disais : « non… non, rien n’est vrai là-dedans ! ». Mais, si mes livres ne racontent pas forcément ma vie, c’est grâce à mes émotions que je suis vivant et que je suis entièrement mes textes. Je vais rajouter aussi le plaisir de chercher et trouver la voix la plus juste de l’héroïne ou du narrateur. Sa musique propre. Que ce soit pour un album, un roman, une nouvelle, un conte, selon les âges, c’est ce qui m’entraîne véritablement tout au long de l’écriture. Je n’arrive pas à avoir de réelle préférence. Tout doit me ressembler. Je veux prendre l’écriture comme un grand champ de libertés. La possibilité d’exprimer.
Françoiz Breut : Comment choisis-tu un illustrateur, j’imagine que c’est complémentaire pour toi d’avoir des images qui complètent ton histoire ?
Thomas Scotto : Savoir qu’un texte sera illustré est, dès le début de l’écriture, le grand avantage pour moi de ne pas tout dire, d’écrire le silence. Les mots sont une voix parmi d’autres possibles… alors la plus jolie alchimie, c’est quand l’image ne raconte pas exactement ce que disent mes mots et qu’elle emporte vers d’autres chemins de compréhension. Depuis mon premier livre les expériences ont été multiples. Illustratrices ou illustrateurs choisis par les éditeurs, d’autres parfaitement imposés. Ceux proposés et acceptés, comme Olivier Tallec pour Jérôme par cœur et avec qui j’espérais un livre depuis longtemps. Il y a les projets construits directement ensemble… c’est le cas de Kodhja où Régis Lejonc m’avait demandé si j’avais un texte sous la main et avec qui l’échange a été permanent pendant toute la création. Même chose pour Une guerre pour moi avec Barroux. Les derniers albums, eux, sont nés de l’image. Je pense à Kado illustré par Éric Battut, Sept jours et après d’Annelore Parot… Leurs illustrations existaient déjà et ils m’ont fait confiance pour y glisser des mots. À cet endroit-là, je fais le même chemin qu’eux… je tente de ne pas décrire, de ne pas répéter. Souvent, l’écriture poétique permet cela. J’aime être illustré. J’aime pouvoir assister aux étapes de l’imagination. C’est d’abord pour l’image qu’on ouvre un album… mais je suis certain que, lorsqu’on les porte de bout en bout, nos projets exhalent toutes les émotions qu’on a eues à les inventer. Et comme je ne veux plus avoir l’impression d’alimenter des catalogues d’édition, c’est cela que je veux privilégier…, exactement ce que tu dis : la complémentarité.
Bibliographie de Françoiz Breut :
- Un océan dans la baignoire, illustration d’un texte d’Olivier Adam, Actes Sud Junior (2010).
- Le jour où j’ai trouvé une vache assise dans mon frigo, illustration d’un texte de Stéphane Malandrin, Sarbacane (2008).
- Le peuple des dunes, illustration d’un texte de Da Silva, Actes Sud Junior (2007).
- Le mystère des couleurs, illustration d’un texte de Da Silva, Actes Sud Junior (2006).
- Le Bobobook, illustration d’un texte de Stéphane Malandrin, La Joie de Lire (2006).
- Paulette et Johnny (la coquette et l’oryctérope), illustration d’un texte de Marleen Cappellemans, Alice (2004).
- Je suis un garçon, illustration d’un texte d’Arnaud Cathrine, L’école de loisirs (2002).
- La mer a disparu, illustration d’un texte de Michel Piquemal, Nathan (1998).
Bibliographie sélective de Thomas Scotto :
- Dans un brouillard de poche, roman illustré par Madeleine Pereira, Éditions du pourquoi pas (2020).
- Notre neige à nous, roman illustré par Marie Novion, Mango Jeunesse (2019).
- Va te changer !, roman co-écrit avec Cathy Ytak et Gilles Abier, Éditions du pourquoi pas (2019).
- La fleur qui me ressemble, album illustré par Nicolas Lacombe, L’élan vert (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Mille et une miettes, roman illustré par Madeleine Pereira, Éditions du pourquoi pas (2018).
- Kado, album illustré par Éric Battut, À pas de loups (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Libres d’être, roman coécrit avec Cathy Ytak, Éditions du pourquoi pas (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Mes amis de partout, album illustré par Isabelle Simon, L’initiale (2016).
- Sans ailes, album illustré par Csil, À pas de loups (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Un tout petit point, album illustré par Arno Célerier, Les apprentis rêveurs (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Kodhja, album illustré par Régis Lejonc, Thierry Magnier (2015).
- Le grand écart, album illustré par Lucie Albon, Le diplodocus (2015).
- Une guerre pour moi, album illustré par Barroux, Les 400 coups (2015), que nous avons chroniqué ici.
- La vie encore, roman illustré par Zoé Thouron, Éditions du pourquoi pas (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Un bond de géant, album illustré par Barroux, Kilowatt (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Pensées en suspension, poèmes illustrés par Thierry Murat, L’édune (2010), que nous avons chroniqué ici.
- Jérôme par cœur, album illustré par Olivier Tallec, Actes Sud Junior (2009), que nous avons chroniqué ici.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !