Cet été encore, on vous propose une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trice·s et des illustrateur·trice·s qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. On commence ces mercredis de l’été avec Martine Delerm qui a choisi de poser des questions à Jean Claverie !
Martine Delerm : Du Joueur de flûte de Hamelin et du Village Vert se rebiffe sur un texte de Michelle Nikly jusqu’à Mon frère, en passant par Riquet à la houppe, L’art du pot et Little Lou, après plus d’une cinquantaine de titres, dans tout un univers alliant beauté, humour et poésie, vous serait-il possible de choisir trois albums particulièrement chers à votre cœur et de dire les raisons de votre choix ?
Jean Claverie : Tous nos bouquins sont nos bébés. C’est difficile d’en choisir certains, les autres auraient raison de nous en vouloir. Mais pour cet exercice en voici trois :
Le Royaume des Parfums Michelle m’avait emmené sur les traces de son enfance au Maroc et bien sûr dès la sortie de l’avion, la magie a commencé d’opérer. Jasmin, orangers, pierres brûlées, ruelles fraîches… il nous fallait raconter cela dans un orient imaginaire comme il se doit pour un conte. La mise en page d’origine, un peu trop lissée lors de l’édition papier, est visible sur notre blog.
Le second pourrait être Le Noël d’Auggie Wren de Paul Auster pour l’aventure new-yorkaise avec mon fils qui, quelques années plus tard, y a élu domicile. Une histoire racontée par un carrefour, qui ne se livre qu’à l’observateur attentif d’images, en apparence toutes semblables. C’est le temps qui est le héros de cette histoire.
Le troisième livre pourrait être La Batterie de Théophile écrit et dessiné en 15 jours alors que les enfants étaient en vacances, jouant sous ma fenêtre. Pourquoi est-il question d’un petit noir ? Je ne saurais dire ; peut-être parce que le rythme naturel chez certains m’a toujours fait envie. À 15 ans mon frère et moi avions pris le Mistral uniquement pour entendre le batteur Kenny Clarke au Blue Note, rue d’Artois. En tout cas on le trouve en version poche dans les écoles de musique et chez de nombreux musiciens. Cela explique peut-être les multiples retirages.
Martine Delerm : Tous les amoureux de Little Lou et du blues connaissent votre attachement à cette musique et Little Lou Tour, le groupe dans lequel vous jouez. Si la musique est au cœur même de certains de vos albums et de votre vie, participe-t-elle à votre processus de création ? Travaillez-vous avec un fond sonore, en silence ? Et plus largement quel est votre univers idéal de création ?
Jean Claverie : Si les poils de mon bras droit se dressent quand j’entends une « musique que j’aime » je ne peux pas dessiner. La musique de fond, que ce soit au restaurant ou au travail me dérange. Mais quand j’écoute du jazz, du blues, du Bach, du baroque… je ne fais que cela. Dans le temps où l’on cherche des idées il faut du calme. Et même dans une phase d’exécution il y a un risque de perte d’énergie. On se satisfait d’un trait médiocre, d’un accord de couleurs approximatif… or c’est dans le poli final que se niche ce qui fait que vous êtes satisfait (ou pas).
Martine Delerm : Enfin, je sais que vous préparez un album Le dernier bal mais « dernier bal » ne signifie pas « dernier album » ! Avec une aussi belle bibliographie, après tant et tant d’albums variés, avez-vous un rêve secret d’illustrateur ? Y a-t-il un texte, un auteur que vous aimeriez illustrer ?
Jean Claverie : Peu après Que ma joie demeure de Michel Tournier, j’avais commencé à travailler La Mère Noël. Une jeune institutrice est nommée à Pouldreuzic, village partagé entre l’église et la mairie. La veille de Noël, elle accepte que son bébé tienne le rôle du petit Jésus dans la crèche… (croquis de la scène ci-dessous). Une savoureuse histoire d’une France qui n’existe plus guère où catholiques fervents et partisans d’une stricte laïcité se retrouvent pour une réconciliation finale émouvante et maternelle. Paradoxalement ce texte me semble d’une pressante actualité.
J’aimerais illustrer certains contes de Shakespeare de Charles Lamb dans la traduction de Michelle Nikly pour Naïve. Cependant l’ombre de A. Rackham m’intimide.
Mais mon rêve secret, chère Martine, serait de pouvoir refaire toutes les images qui ne me satisfont plus dans mes albums précédents. Il y a celles qu’on porte depuis longtemps sur une histoire aimée ou celles qui s’imposent à la première lecture d’un texte, ou encore celles qui font qu’on se met à écrire car on n’a pas l’histoire qu’il nous faut. Pour les premières il s’agit d’un cadeau ; il suffit de déballer cette vision mentale murie de longue date ou offerte soudainement. Et puis il y a les autres images, celles d’accompagnement qui viennent en force, en tâcheronnant dans le fil narratif.
Ce sont celles-ci qui sentent souvent un peu la transpiration, que j’aimerais remettre sur le chevalet.
Jean Claverie : Tout vole dans vos images Martine. Oiseaux, cerfs-volants, feuilles d’arbres ou de papier… Et quand on ne vole pas, on s’élève. Branches d’arbres en contre-plongée, étagères hautes, innombrables échelles… Votre héroïne mi-petite fille, mi-jeune femme, mince et légère mais qui n’a pas de bouche nous en donnera-t-elle la raison ?
Martine Delerm : Voler pour se sentir léger, pour s’échapper. Échapper aux autres, à la vie, à soi-même peut-être. Mes personnages, le plus souvent immobiles ne sont pas très doués pour le mouvement. S’ils tentent un pas de danse, c’est à peine s’ils l’esquissent. Qui plus est, pour m’assurer de leur immobilité, je les enferme dans des cadres qu’ils songent immédiatement à quitter. Votre question, Jean Claverie, me fait soudain prendre conscience d’une thématique de l’envol qui frôlerait vite l’obsession chez moi !
Bien sûr les feuilles qui volent portent en elles le passage du temps qui fuit, et qui les emporte, mais elles sont aussi un espoir de continuation, de partage. Ne vont-elles pas vers les autres ? Sait-on jamais ce que deviennent nos mots, nos images ? Suzanne et le cerf-volant utilise l’envol comme métaphore de l’envie de grandir, ce n’est pas si facile de quitter l’enfance ! Dans Annabelle et les cahiers volants, Annabelle voit ses cahiers s’envoler et se prend pour un oiseau. Dans Clémence et le grand parapluie, la petite héroïne échappe à sa timidité en s’élevant dans les airs comme Pascal suspendu à son Ballon Rouge. Barnabé peintre d’ombres, artiste incompris par la société ne voit à la fin de l’album que cette solution, voler au-dessus… Et quant à Funambule… Tout un album sur la hauteur, le risque. Même la chute du funambule se fait envol d’enfants à la fin. Oui, voler, ne pas s’engluer dans la réalité, voir le monde d’un peu haut, refuser d’être terre à terre, vouloir ce qui allège, tous mes personnages portent en eux ce rêve secret même s’il y a parfois un peu de crainte dans ce désir d’ailleurs. Voler, libérer son esprit.

Jean Claverie : Votre technique d’aquarelle impeccable de maîtrise suppose de longues heures de travail à la manière d’un peintre extrême-oriental. Pensez-vous que vos études littéraires ont pu être un raccourci ou un autre chemin pour atteindre cette pureté ? À propos de l’image mentale par opposition à celle qui naît de l’observation, pensez-vous qu’on pourrait paraphraser Boileau : ce que l’on voit bien sur son écran intérieur se dessine clairement ?
Martine Delerm : Ah ! J’aime bien l’idée d’être un peintre oriental. Comme beaucoup d’illustrateurs, je passe des heures sur mon ouvrage en rêvant de trouver la courbe parfaite qui saura dire exactement ma pensée, tentant d’apprivoiser la transparence de l’aquarelle. Très peu de matériel : un ou deux pinceaux, quelques palets.
Pas d’études graphiques. Mais une passion pour l’écriture. Cerner la vie par les mots. C’est me semble-t-il une exigence commune aux mots et aux images que de vouloir faire naître un monde plus réel que la réalité même. Ce sont les mots qui sont venus les premiers et très vite, j’ai voulu les faire dialoguer avec des images, tenter de créer un univers complet qui me ressemblerait. Mais comment m’approprier cet art ? Juste quelques rencontres ici ou là. Un garçon étudiant aux Beaux-Arts sur une plage, un vieux monsieur à Saint Rémy de Provence et des albums qui m’émerveillent… J’ai voulu apprendre l’aquarelle, cette technique autoritaire et fragile, qui ne pardonne pas le moindre écart mais peut dire toutes les nuances d’un monde intérieur. Alors recopier les images de vos albums, celles de Georges Lemoine m’a semblé un bon moyen pour commencer l’apprentissage… Et puis les jours qui passent, les étés à dessiner, tant et tant d’heures pour tenter d’approcher ce que l’on cherche à approcher. Dessiner sans satiété. Je ne me sens toujours pas véritable « illustratrice » mais « créatrice picturale d’intériorité ». Oui, c’est cela « dessiner clairement ce que l’on voit sur son écran intérieur ». C’est là l’essentiel et ce n’est pas si facile… Je n’atteindrai jamais la perfection mais si je peux réussir à traduire en images l’univers que je porte en moi, que j’aime à partager avec les enfants et les adultes, alors ces heures n’auront pas été perdues.

Jean Claverie : Comme tout le monde, je suis intrigué par cette famille douée à l’extrême. L’imagination est-elle un sport qu’il faut pratiquer dès le plus jeune âge ?
Martine Delerm : Oui, cher Jean Claverie, cette cellule à trois m’interpelle aussi ! Pourquoi ? Quelle en est la clé ? Quelques suppositions. Nous venions de milieux très éloignés du monde de l’édition et nous ne voulions pas laisser les attentes, les chagrins, les déboires éditoriaux dévorer notre existence. Nous avons toujours essayé de concilier une vie quotidienne réussie et riche avec la réalisation de ce qui nous tenait le plus à cœur : notre création. Nous avons vécu des choses fortes et belles dans nos métiers de professeurs et nous avons choisi la province pour allonger le temps, aller à l’essentiel. Vincent a réussi le même équilibre, étant très présent dans sa vie personnelle et très créatif… mais point d’imagination vraiment dans nos parcours. Notre terreau, c’est justement l’intensité de notre vie, les sentiments, les émotions, les douleurs. Il me semble que tous les trois, depuis l’enfance, nous avons privilégié le temps de vivre, le fait d’être libre (merci M. Moustaki) et de créer. C’était l’idéal de départ avec pas mal de silence, de vide, de solitude pour que la transmutation des jours en art s’accomplisse mystérieusement.
Bibliographie sélective de Jean Claverie :
- Mon frère et moi, illustration d’un texte d’Yves Nadon, Gallimard Jeunesse (2018) et D’eux (2018).
- Le point de vue de l’observateur, texte et illustrations, Les éditions du Poutan (2018).
- Dans les rêves de grand-père, illustration d’un texte de Jean Perrot, Albin Michel Jeunesse (2018).
- Little Lou à Paris, texte et illustrations, Gallimard Jeunesse (2014).
- La Batterie de Théophile, texte et illustrations, Gallimard Jeunesse (1999).
- Le Noël d’Auggie Wren, illustration d’un texte de Paul Auster, Actes Sud Junior (1998).
- Le Royaume des Parfums, illustration d’un texte de Michelle Nikly, Albin Michel Jeunesse (1997)
- L’art du pot, illustration d’un texte de Michelle Nikly, Albin Michel Jeunesse (1990).
- Little Lou, texte et illustrations, Gallimard Jeunesse (1990).
- Riquet à la houppe, illustration d’un texte de Charles Perrault, Albin Michel Jeunesse (1988).
- Que ma joie demeure, illustration d’un texte de Michel Tournier, Gallimard Jeunesse (1982).
- Village Vert se rebiffe, illustration d’un texte de Michelle Nikly, Gallimard Jeunesse (1978).
- Joueur de flûte de Hamelin, illustration d’un texte de Kurt Baumann, Lotus/Garnier (1977).
Bibliographie sélective de Martine Delerm :
- Alice pas plus loin que son nez, texte et illustration, Seuil Jeunesse (2019), que nous avons chroniqué ici.
- La vie infinitive, texte et illustration, Tohu Bohu (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Suzanne et le cerf-volant, texte et illustration, Seuil Jeunesse (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Les petites émotions, texte et illustration, Seuil Jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Le Pays d’avant, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- La fée sans elle, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2015), que nous avons chroniqué ici
- Les inconstances de Constance, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Juste en soi, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- La petite fille sans allumettes, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Jeanne cherche Jeanne, roman, Folio Junior (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Annabelle et les cahiers volants, texte et illustrations, Éditions du Jasmin (2011).
- Marie banlieue, roman, Gallimard (2009).
- Antigone peut-être, texte et illustrations, Panama (2007).
- Funambule, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2007).
- Marie-Marine et l’océan, texte et illustrations, Panama (2005).
- Papiers de Soi, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2002).
- Fragiles, illustrations de textes de Philippe Delerm, Seuil Jeunesse (2001).
- La petite fille incomplète, texte et illustrations, Ipomée (1989).

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !