Magdalena c’est une autrice qu’on aime. Pour ses livres, bien sûr, mais aussi pour la gentillesse qu’elle dégage dès la première rencontre, son accessibilité, son humour. C’est quelqu’un que j’ai toujours plaisir à croiser dans un salon du livre ou dans les couloirs d’une maison d’édition (oui, j’ai cette chance). J’avais envie de lui poser quelques questions. Elle a accepté de me répondre. Ensuite, je vous propose une nouvelle question bête, notre nouvelle rubrique. J’ai demandé à Chun-Liang Yeh (auteur et éditeur chez HongFei Cultures) et à Elitza Dimitrova (éditrice chez Elitchka) si quand on est né dans un autre pays on doit adapter ses livres pour le public français ou si l’on publie les mêmes livres qu’on publierait dans son pays d’origine. Le premier est né en Chine, la seconde en Bulgarie et les deux ont répondu (avec beaucoup d’intelligence) à cette question (bête). Bon mercredi à vous.
L’interview du mercredi : Magdalena
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Heu ! je commence depuis bébé ? Je pense que je vais sauter quelques étapes c’est préférable !
J’ai appris à lire avec Madame Doux au CP elle m’a aussi appris à danser le French cancan pour le spectacle de fin d’année, mais j’avoue que ce second apprentissage ne m’a jamais servi dans ma vie.
En cinquième, un jour j’ai oublié ma carte de cantine j’ai dû écrire un mot pour que l’on m’accorde l’autorisation de déjeuner et j’ai été punie pour avoir rédigé une demande au style ampoulé selon la surveillante générale. Mais je n’avais fait qu’appliquer la formule de politesse préconisée par mon père « Veuillez agréer Madame l’expression de mes sentiments… »
En troisième mon professeur de français m’a rendu une copie en me disant « on s’en fiche de l’orthographe, écrivez vous serez écrivain, vous avez du style. » et je l’ai cru !
J’ai passé le concours d’institutrice après le Bac pendant ma formation le directeur m’a convoquée pour me dire « vous n’êtes pas Proust ma petite alors des phrases plus courtes et par pitié de la ponctuation ! ».
Bon de fil en aiguille, je suis devenue institutrice au CP, j’ai enseigné pendant 16 ans. J’apprenais à lire à mes élèves le jour, et je lisais et j’écrivais la nuit.
En résumé j’ai toujours écrit et ce dès le CP et j’ai continué pendant toutes ces années, il y a 22 ans j’ai posté un texte Une Histoire à faire peur que Kaléidoscope a publié. Depuis je suis restée fidèle à mes deux maisons d’édition Flammarion et Kaléidoscope. Et par chance elles continuent d’aimer mes histoires !
Comment naissent vos histoires ?
Elles naissent de ma vie, un peu de moi, un peu de ce que je vois, un peu de ce que j’entends, un peu de ce que je rêve…
Le point de départ c’est le titre, une phrase, une idée… il n’y a ni recette, ni règle. Je ne sais pas toujours où je vais quand je commence. Mais c’est comme la vie on ne sait jamais à quoi ressemblera demain.
J’ai l’impression qu’il y a souvent un lien très fort entre vous et les illustrateur·trice·s qui illustrent vos livres, je me trompe ?
C’est vrai je suis fondue d’admiration pour eux, et tellement reconnaissante, car ils donnent vie à mes histoires, ils le font si merveilleusement, si magiquement. Nous partageons plus que la création d’un livre, nous partageons sa naissance, son succès ou son échec. Nous partageons un rêve et sa réalisation. Et j’ai toujours envie de recommencer, de poursuivre l’aventure avec eux, je les aime !
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Dans l’ordre j’ai commencé par Martine, Caroline, Oui-Oui, Le club des 5, Alice détective… puis les classiques Les misérables…
Que lisez-vous en ce moment ?
Je viens de finir Une très légère oscillation de Sylvain Tesson et je vais commencer Dans ce jardin qu’on aimait de Pascal Quignard en parallèle je relis des bribes de La Voie d’Edgar Morin.
Pouvez-vous nous dire quelques mots de vos prochains ouvrages ?
Bébé boule et Bébé Brioche viennent de sortir en librairie !
On s’est beaucoup amusé avec Christine Davenier sur ces deux projets, deux vrais bébés ont inspiré les pages de ces ouvrages.
Il faudra attendre le printemps pour voir Louna et la petite Tahitienne. Je crois bien que je le préfère à Louna et la chambre bleue que pourtant j’adore ! J’espère aller le dédicacer à Tahiti !
Je continue à me régaler en écrivant mes séries je suis en CP, CE1, CE2. J’en ai toujours un sorti du four et un sur le feu comme on dit !
Bibliographie sélective :
- Bébé Boule et Bébé Brioche, albums illustrés par Christine Davenier, Kaléidoscope (2017).
- Série Je suis en CP, romans première lecture illustrés par divers·es illustrateurs·trices, Père Castor (2011-2017), que nous avons chroniqué ici.
- Série Je suis en CE1, romans première lecture illustrés par divers·es illustrateurs·trices, Père Castor (2015-2017), que nous avons chroniqué ici.
- Les monstres de la nuit, album illustré par Christine Davenier, Père Castor (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Série Les contes du CP, romans première lecture illustrés par divers·es illustrateurs·trices (2014-2016), que nous avons chroniqué ici.
- Dans le noir de la nuit, album illustré par Christine Davenier, Père Castor (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Louna et la chambre bleue, album illustré par Christine Davenier, Kaléidoscope (2014), que nous avons chroniqué ici.
- La princesse Tralala. Une histoire qui joue avec les voyelles, album illustré par Gwen Keraval, Père Castor (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Pipi Caca Popot, album illustré par Claire Frossard, Père Castor (2014), que nous avons chroniqué ici.
- La petite fille du tableau, album illustré par Elsa Huet, Kaléidoscope (2011), que nous avons chroniqué ici.
- La princesse rosebonbon, album illustré par Éléonore Thuillier, Kaléidoscope (2010).
- Série Bali, albums illustrés par Laurent Richard, Père Castor (2009-2015), que nous avons chroniqué ici.
- 24 petites souris vont à l’école, album illustré par Nadia Bouchama, Père Castor (2004), que nous avons chroniqué ici.
- La princesse Tambouille, album illustré par Marianne Barcillon, Kaléidoscope (2003).
- La semaine de souris chérie, album illustré par Maïté Laboudigue, Kaléidoscope (2001).
Ma question est peut-être bête, mais…
Régulièrement, on osera poser une question qui peut sembler un peu bête (mais l’est-elle vraiment ?) à des auteur·trice·s, illustrateur·trice·s, éditeur·trice·s… Histoire de répondre à des questions que tout le monde se pose ou de tordre le cou à des idées reçues. Cette fois-ci, j’ai demandé à deux personnes nées ailleurs (l’un en Chine, l’autre en Bulgarie) « Est-ce que quand on est né dans un autre pays on doit adapter ses livres pour le public français ou est-ce qu’on publie les mêmes livres qu’on publierait dans son pays d’origine ? ». Je vous propose de lire leurs réponses. Si vous avez des questions bêtes, n’hésitez pas à nous les dire !
Chun-Liang Yeh :
La question touche à plusieurs aspects de mon activité et de l’environnement dans lequel je l’exerce. Je vais essayer d’y répondre en me fiant à mon expérience, sans prétendre bien sûr que ce soit la seule valable.
Naître ailleurs, créer ici
Tout d’abord, la question met en évidence le fait que les gens ne vivent pas toujours dans le pays où ils sont nés. Marchands, missionnaires, travailleurs, chercheurs : nous avons connu cela, au fil des siècles. Il se trouve que je suis l’un d’eux aujourd’hui, et que les circonstances de la vie m’ont amené à développer une compétence en écriture et en édition de livres jeunesse en France, alors que je suis né à Taiwan, et y ai vécu jusqu’à l’âge de 23 ans.
Lorsque je crée un récit comme auteur, ou que je dirige le travail des auteurs et des illustrateurs dans le cadre d’une direction artistique, le « livre » à créer est encore virtuel, dans un état de gestation. Quand il vient au monde, il vient dans le monde des Français avec tout ce que cela implique comme rythme, langage, métaphores et références en propre.
Pour autant, mon expérience d’enfant, mes lectures et mes premiers pas dans la vie d’adulte à Taiwan ont participé à la formation de ma personnalité et à l’émergence d’un point de vue sur le monde. Je dirais qu’ils continuent de le faire car ma vie en France ne cesse d’« activer » ces souvenirs vécus et me révèle les vérités que j’ignorais à l’époque. Mais Taiwan n’est pas le pays où je crée des livres, pas à l’heure actuelle en tout cas.
Supposons, malgré tout, que j’écrive et édite des livres à Taiwan. Ma capacité de créer ou d’aider à la création ne varierait pas. Cela ne signifie pas qu’au final ces livres seraient identiques, mais j’engagerais la même démarche consistant à être attentif à mon environnement, et à m’interroger sur la valeur de ma création aux yeux du public du pays considéré, selon ce qu’il est susceptible d’entendre et apprécier.
La création et le public : un pas de deux
Ainsi, quand Loïc Jacob et moi-même avons impliqué Clémence Pollet dans la création de la version illustrée de La Ballade de Mulan (éd. HongFei 2015) sur un texte chinois du IVe siècle dont j’ai assuré la traduction en français, je me suis mobilisé pour bien raconter une histoire aux jeunes lecteurs en France, d’abord comme traducteur (qui est souvent un auteur placé dans des circonstances particulières) puis comme éditeur. En premier lieu, nous avons fait le choix d’illustrer le personnage à travers son intériorité, un angle d’attaque jamais emprunté jusqu’ici, ni par les versions successives de Chine ni par Disney. Mais le travail ne s’est pas arrêté là : nous nous sommes également interrogés sur la façon de dire aux Français : « Cette histoire née ailleurs, son thème, vous concernent. » À l’époque, la société française était agitée par le débat sur la question du genre. La conception d’une couverture sous une jaquette (cf. image) est le résultat direct de cet état de fait. Ce n’est certainement pas la seule considération prise en compte pour la création de cette double couverture audacieuse, mais cela fait partie des forces qui ont façonné l’ouvrage, cherchant à bien l’ancrer dans un espace-temps tout en lui préservant sa portée universelle.
Je tiens à préciser que cette attention au public (ici, français) n’ampute pas la chance d’un livre d’être apprécié ailleurs, en l’occurrence en Chine où La Ballade de Mulan a suscité un intérêt réel. En effet, pour nous, l’une des conditions de création d’une version française d’un tel texte est qu’elle n’ait pas à rougir de honte devant le public chinois qui la découvrirait un jour. Satisfaire le public en France ne peut en aucun cas se faire au détriment de la crédibilité de l’ouvrage auprès d’un autre public. Dans le cas présent, cette ligne de conduite nous a sans doute aidés dans l’accomplissement d’un projet qui sera finalement récompensé par le prix Chen Bochui à Shanghai en novembre 2015 et dont une version chinoise sera publiée par l’éditeur Jieli début 2018.
Si j’insiste ici, c’est parce que cette double attention est une exigence que ne partagent pas nécessairement tous les éditeurs et à laquelle ne songent pas toujours les publics lorsqu’ils se satisfont d’ouvrages discutables, en particulier lorsqu’il y est question de l’ailleurs.
La création n’exclut pas les choix
Très souvent, la création est associée à l’idée de spontanéité et d’inspiration : l’élan créatif serait irrépressible et le créateur comme « habité ». C’est, évidemment, une vision simpliste des choses. En réalité, un créateur qui fait profession de son art (ces mots ne sont pas antinomiques… pensons à l’architecte, par exemple) organise sa création et choisit, plus ou moins consciemment, les voies qu’il emprunte.
Quand on naît dans un pays et qu’on crée dans un autre, ces choix de création peuvent ne pas être vécus comme une entrave mais comme une source enrichissante, ce qui est mon cas. En France, je suis co-fondateur avec Loïc Jacob des éditions HongFei. Ensemble, nous avons tenu compte de nos compétences, de nos aspirations et de la disponibilité des lecteurs français pour installer la maison dans sa spécialisation (livres illustrés pour la jeunesse). Mais pas à n’importe quel prix et pas pour n’importe quel livre : nous cultivons une ligne éditoriale qui propose aux lecteurs une expérience de l’altérité, parfois en passant par la Chine mais pas obligatoirement. Cette ligne est un sillon qu’on creuse et qui répond à notre connaissance intime de la société française et de ses attentes en matière de lecture jeunesse. C’est par ce travail patient et respectueux, comme auteur ou comme éditeur, que je donne une chance à notre proposition éditoriale singulière rencontrée, reconnue et soutenue.
Lorsque, depuis la France, j’écris pour les lecteurs en Chine et à Taiwan, la proximité (que je ne veux pas confondre avec la complicité) avec ces derniers agit comme un stimulant important qui guide ma création. Par exemple, une éditrice de Taipei m’a sollicité il y a trois ans pour écrire le récit de mon parcours depuis Taiwan jusqu’à devenir éditeur en France. M’étant mis au travail (le livre paraîtra en octobre), j’ai apporté le meilleur de moi-même aux lecteurs, mais j’ai aussi choisi ce que je considérais qu’ils pouvaient être désireux de connaître sur le sujet.
Par ailleurs, comme éditeur, je suis régulièrement amené à discuter avec un ami chinois, également éditeur, des livres qu’il pourrait faire en Chine. Lui a une connaissance solide des goûts et des habitudes des lecteurs chinois. Cependant, il tient beaucoup à emprunter mon regard, depuis la France, pour approcher la société et la population chinoises autrement. De ces échanges naîtront peut-être des collections qui, sans dupliquer les livres HongFei en Chine, auront une chance d’accompagner les lecteurs chinois dans leur marche vers une société meilleure, à partir de là où ils sont actuellement.
Chun-Liang Yeh est auteur (dernier titre sorti : La Langue des oiseaux et autres contes du palais) et éditeur chez HongFei Cultures.
Elitza Dimitrova:
Le dictionnaire définit le verbe adapter ainsi : « mettre en accord, arranger une œuvre littéraire en fonction d’un nouveau public », et puis « mettre en harmonie ». Trouver cette harmonie, c’est faire en sorte que l’œuvre d’arrivée soit aussi réussie que celle de départ. Car publier une œuvre littéraire dans une langue étrangère signifie la présenter physiquement à un public différent de celui qui l’a vue naître, mais c’est aussi la traduire pour un public qui ne maîtrise pas la langue d’origine de cette œuvre. Chaque œuvre publiée hors de son pays d’origine est une œuvre « adaptée ».
Adapter les livres Elitchka au public français ? Oui !
L’adaptation « physique » d’une publication étrangère passe par l’aspect technique : format, choix du papier, choix de la reliure. Souvent, en changeant de pays, l’œuvre peut être amenée à changer de format, voire de couverture.
Ainsi, en Bulgarie, pendant de nombreuses années après la chute du mur, les livres pour enfants endossaient un aspect de petit livret dont les pages attachées par des agrafes étaient imprimées sur du papier fin : il était adapté au marché du livre pour enfants de cette époque et son prix modique était relatif aux possibilités du lecteur autochtone. Ce nouvel aspect « adapté » succédait à une période très faste de l’édition jeunesse bulgare (1950-1970, approximativement) où des ouvrages de tous formats avec des finitions diverses faisaient le bonheur des enfants et des parents. En France, le petit livret agrafé est beaucoup moins répandu parmi les livres destinés aux jeunes… En changeant de pays, l’ouvrage aurait subi une adaptation physique afin de mettre davantage en valeur son contenu.
On adapte la forme en s’inspirant des habitudes du pays où l’on vit et où le livre sera publié, surtout si ces habitudes produisent de beaux résultats (grandes images détaillées, polices spéciales, cabochons, lettrines), mais en s’inspirant également de sa propre culture. Les livres Elitchka présentent des artistes aux styles picturaux très différents, s’inspirant – presque inconsciemment, pour le coup –, de la production de livres jeunesse en Bulgarie vers le milieu du 20e s. Une production très éclectique, riche et variée employant des illustrateurs de très haut niveau.
Un autre aspect de l’adaptation de l’œuvre écrite en langue étrangère est sa traduction. Le point de départ des livres Elitchka est un texte en bulgare traduit en français. Passer d’une langue à l’autre est un exercice qui n’a rien de commun, qui est long et nécessite plusieurs étapes. L’œuvre qui passe en français devient une œuvre « nouvelle », recréée et possédant au maximum les qualités de celle dont elle est issue. Figures de style (quand elles sont transposables), jeux de mots (quand ils sont possibles), termes du langage parlé, mots « nouveaux », voire inventés, au service de l’œuvre et pour ses besoins spécifiques – tout ce qui fait le sel et le sucre de notre conte d’origine doit se retrouver dans la mesure du possible dans le conte d’arrivée.
Si on omet tous ces détails, on passe à côté de la nuance, de la couleur, de toute la subtilité du texte.
Pour rester le plus fidèle possible à l’auteur, le traducteur doit franchir plusieurs étapes dans son travail. Le premier « jet » de la traduction sera une transposition mot à mot qui a le mérite d’approfondir l’analyse de l’œuvre faite par le traducteur au moment de la lecture, lui permettre de faire des recherches complémentaires de vocabulaire – si nécessaire – et de révéler les jeux de mots, les figures de style et autres « ornements » du langage. La première relecture a une valeur corrective : dégrossir l’ensemble, chasser les structures de phrases qui ne sonnent pas « à la française », mais préserver les « pépites » : la comparaison avec le texte d’origine opère encore. Suivent plusieurs autres relectures effectuées à différents moments, à plusieurs jours d’intervalle, idéalement, qui permettent de lisser encore et encore l’expression, la rendre française, unifier les temps grammaticaux, chasser les coquilles… Le traducteur est comme un archéologue qui va exhumer un trésor caché sous plusieurs couches de poussière.
Il existe des nuances du texte nécessitant parfois une explication : c’est le cas des expressions. Certaines possèdent un équivalent parfait dans la langue d’arrivée et utilisent pratiquement les mêmes mots dans le même ordre. Pour d’autres, l’équivalent use de métaphores très différentes, donc d’images très différentes, et qui, du coup, n’expriment pas la même nuance ni même sens, ni la même subtilité. Ainsi, dans notre ouvrage Le Chat Peintre (2016), parmi les personnages dessinés par le Chat rebelle, il y a une « rose assise en tailleur, à la mode des Turcs » et qui joue de la flûte. Cette proposition est composée d’une partie française et d’une partie bulgare qui lui est apposée. « Assise en tailleur » permet au lecteur de comprendre le propos dans son sens premier. La partie « à la mode des Turcs » est une traduction littérale de l’expression bulgare qui équivaut « assise en tailleur » ; pourtant, le mot « Turcs » y apporte une teinte exotique, soulignant le fait que le Chat Peintre est un voyageur infatigable qui, une fois de retour, se met à dessiner ses impressions de voyage ; et en plus, la rose porte une corolle qui ressemble à un turban oriental. Garder cette image était important – elle apportait plus de subtilité à la lecture.
Les expressions traduites « telles quelles » apportent une teinte complémentaire au texte traduit, une nouvelle couleur à la langue. D’ailleurs, elles contribuent toujours à enrichir la langue d’arrivée.
À l’inverse, omettre de traduire une expression, c’est soit occulter (sciemment ou non) une nuance ou une information, soit appauvrir la teneur de l’œuvre d’arrivée. Plus loin dans Le Chat Peintre déjà cité, si on avait fait le choix de publier la proposition « en grattant sa grosse tête vide bien que couronnée » au lieu de « sa grosse calebasse vide bien que couronnée », on aurait atténué le propos sarcastique de l’auteur, opposant notoire au régime politique en place dans son pays.
Un autre exemple d’adaptation constitue la « comptine » à la fin de notre livre La Luciole et le Hibou (2016). Cette énumération rimée dans le texte bulgare ne l’était pas initialement dans le texte français. Cela ne me choquait même pas au départ, puisque le sens que j’avais traduit était juste et l’expression, « française ». Peu avant la publication, en la relisant, que je me suis rendu compte à quel point l’énumération était en réalité une sorte de comptine, et que si on omettait les rimes, le texte en serait appauvri. D’autant plus que l’on retrouvait d’autres séquences rimées et assonancées dans le livre à partir de cette même énumération, comme un écho. Ce n’était donc pas anodin. Je n’avais pas envie de priver le lecteur de ce plaisir. J’ai revu cette partie et tâché de réécrire une comptine en français, avec des rimes à l’intérieur de chaque vers afin de suggérer la structure originelle du texte bulgare. Je devais aussi garder les termes argotiques et décalés, pour parvenir à mes fins. Au début du même livre, en revanche, j’ai fait un choix de traduction pour la structure « le monde des travailleurs » (telle quelle dans le texte original). Expression trop « socialiste » à mon goût, dépassée et même un peu artificielle, que j’ai préféré atténuer en la traduisant par « les braves gens qui travaillent », plus neutre.
Et notre Conte de Noël, initialement « Conte du Nouvel An », est plus clair pour le lecteur français grâce à ce titre, d’autant plus que dans l’œuvre en bulgare, le mot « Noël » apparaît presque clandestinement dans le texte, comme un oubli du correcteur (ou du censeur) et me fait croire qu’il a dû être supprimé du titre qu’au moment de sa publication en bulgare, mais qu’il y figurait à l’origine (Karaliitchev ayant écrit et publié à l’époque socialiste en Bulgarie, les références religieuses étaient mal vues, voire interdites).
Pour le même livre, recueil de trois contes sur le thème de l’hiver et les fêtes de fin d’année en Bulgarie, nous avons jugé intéressant de constituer un petit annexe expliquant en quoi ces fêtes bulgares sont spécifiques. Ces histoires usaient de mots culturellement intraduisibles – la sourvaknitza, la banitza des chances du Nouvel An –, et pour ne pas édulcorer le texte français, ces termes ont été laissés tels quels. Les expliquer avec un astérisque en bas de page ne me séduisait pas, donc, le choix d’un petit annexe culturel s’est imposé. Et pour emmener le lecteur encore plus loin, nous y avons ajouté la comptine des sourvakari et la recette de la banitza.
D’autres cas d’adaptation pourraient survenir si les cultures des pays sont très différentes. Mais la Bulgarie est un pays chrétien, un pays européen, et en dépit de quelques spécificités culturelles, nous partageons les mêmes mythes, nous nous exprimons selon les mêmes codes et partageons le même calendrier. Finalement, nous sommes plus proches que nous pouvons l’imaginer et je salue le travail de tous les traducteurs et auteurs de langue bulgare et d’expression française (une nouvelle génération est là qui écrit directement en français – fait historique) qui, jour après jour, patiemment, construisent ce pont sur l’Europe.
Est-ce qu’on publie les mêmes livres qu’on publierai dans son pays d’origine ?
Je publie des livres jeunesse car je crois en leur poésie et en leur force invisible, mais aussi parce que je suis un « trait d’union ». Elitchka véhicule une vision éclectique et généreuse du monde à travers des ouvrages qui ouvrent vers un ailleurs pas si lointain, vers une autre culture européenne – celle des frères Cyrille et Méthode, les créateurs du premier alphabet des peuples slaves. Je publie des livres car je suis un pont sur l’Europe : une Bulgare, mais de culture et de formation françaises, et mettre toutes ces choses ensemble, c’est génial, c’est précieux et c’est magique. A travers Elitchka filtre l’expérience de l’étranger, celle qui a bouleversé ma vie, mes voyages et mes expériences.
Si j’étais éditrice en Bulgarie, je publierais plus de poèmes pour les enfants car cette lecture est très courante dans ce pays. En revanche, les thèmes de la liberté, du droit de désobéir, de l’envol et du voyage initiatique ont toujours été mes préférés et m’ont donné le désir de lire et l’envie d’aller plus loin : je les garderais.
Et je publierais des livres français pour souligner ma double culture et apporter aux enfants une ouverture sur le monde.
Elitza Dimitrova est éditrice chez les éditions Elitchka.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !