Ce mercredi, je vous propose une rencontre avec la merveilleuse Mélanie Rutten que j’ai eu la chance de pouvoir interviewer. Elle nous parle de ses doux albums et revient sur son parcours. Ensuite, Carole Fréchette, Thierry Dedieu et Loïc Jacob nous parlent de l’album très engagé Si j’étais ministre de la Culture.
L’interview du mercredi : Mélanie Rutten
Vos albums sont d’une incroyable poésie, où puisez-vous autant de douceur et d’inspiration ?
Merci…
L’inspiration est un processus complexe à expliquer et qui nous échappe la plupart du temps.
Si certaines choses peuvent être nommées avec l’intellect, l’inspiration met en mouvement toutes nos perceptions sensorielles, nos souvenirs, nos désirs et affects… Les émotions sont souvent, chez moi, au cœur d’un projet. Dessus viennent se greffer des sensations, des couleurs, des lumières, peut-être des intentions plus formelles, une structure de narration… le tout formant une matière brute, une atmosphère floue, mais chatoyante. La littérature, la musique, la photographie ou toute autre forme d’art viennent étoffer ces idées et les faire rebondir.
Rêver d’un livre encore invisible est fantastique, ce sera toujours le plus beau livre du monde. Après il faut ménager la frustration, l’écart entre ses envies et la forme.
L’inspiration est ce moment traqué, mais inattendu, fugace où l’on se connecte avec son être le plus profond.
Tout le monde peut avoir accès à son inspiration, nous sommes remplis d’histoires. La nuit, chacun se raconte des histoires, c’est un besoin fondamental de pouvoir se projeter en arrière, en avant dans le temps.
La douceur, c’est important… surtout lorsque j’aborde des thématiques qui sont parfois complexes.
Comment êtes-vous devenue illustratrice jeunesse, quel a été votre parcours ?
J’ai commencé par entamer des études en psychologie que j’ai abandonnées pour faire un graduat en photographie spécialisé dans le reportage en noir et blanc. Mais à l’époque, j’hésitais aussi avec l’histoire de l’art, le dessin…
Lorsque je redécouvre la littérature jeunesse vers 24 ans, c’est une révélation : le monde de l’enfance, le rapport texte image et la grande liberté graphique que permet le support de l’album m’appellent.
Entourée de livres, je commence mon parcours d’autodidacte à travers lequel j’ai eu la chance de rencontrer et de suivre des ateliers avec des auteures illustratrices comme Montse Gisbert ou Kitty Crowther.
Qu’utilisez-vous comme techniques ?
Les techniques d’illustration varient d’un projet à un autre, car elles participent à la mise en place d’une ambiance graphique qui va porter la narration. Chaque élément participe à donner du sens à l’échelle de l’album.
J’aime aussi pouvoir me donner des défis et m’amuser en explorant d’autres médiums. Jusqu’à présent, j’ai principalement utilisé des crayons de couleurs, feutres, encre de Chine, brou de noix et aquarelle en les mixant parfois ensemble pour créer des accidents dans les matières.
Dans toute votre production, la Nature a une place extrêmement importante, elle est presque personnage. Pour quelles raisons ?
J’aime me sentir connectée avec les animaux, les arbres, la lumière, c’est une source de stabilité, de force. La nature me permet d’exprimer l’appartenance des personnages à un monde plus large qui les englobe et à questionner ce rapport au monde.
La nature, tantôt protectrice, tantôt menaçante, reflète les émotions du personnage et comme lui, est en perpétuel changement. Cela me permet d’introduire la notion du temps : celle du rythme des saisons, du cycle du cosmos, du jour et de la nuit offre un cadre rassurant pour aborder la question de l’impermanence, de la vie et de la mort. La nature nous parle de la grande histoire, celle de l’univers… et noue l’espace au temps, deux notions particulièrement difficiles à ménager dans un album.
Voilà maintenant plusieurs années que vous êtes fidèle aux Éditions MeMo, pouvez-vous nous parler de votre relation à cette belle maison nantaise ?
Lorsque les éditions MeMo ont publié mon premier album Mitsu, un jour parfait, je ne pouvais rêver mieux. J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour leur travail et la manière de le concevoir.
Depuis, je propose mes projets d’albums en toute liberté tant au niveau de la forme que du contenu.
MeMo est une petite maison d’édition menée par une petite équipe, passionnée et exigeante ; un soin infini est dédié à toutes les étapes de conception et de fabrication du livre. Je travaille donc en toute confiance avec eux, car un livre est un travail d’équipe.
Les éditions MeMo veulent défendre au sein de leur catalogue des « livres qui durent », depuis 20 ans tous leurs livres sont encore au catalogue, ce qui est très précieux aujourd’hui au sein d’un marché saturé.
Quelles étaient vos lectures favorites quand vous étiez enfant et adolescente ?
Quelques héros incontournables de mon enfance : Babar, Ranelot et Buffolet, Eloïse, Petzi, Ernest et Célestine, Matilda, le Bon Gros Géant…
Les auteurs que je préfère encore aujourd’hui sont ceux de mon enfance : Maurice Sendak, Arnold Lobel, Roald Dahl… mais aussi Tomi Ungerer, John Burningham.
La littérature « ado » n’était pas encore très développée à mon époque, on passait donc de l’univers des bandes dessinées à Racine ou Zola. Puis il y a eu Maupassant, Kundera, et William Boyd…
De beaux projets à nous dévoiler pour la suite ?
Sans doute une petite aventure à l’échelle de mon personnage pour les plus petits, Ploc.
Et puis, sur ma table de travail, des encres, du brou de noix, de la craie grasse, beaucoup de couleurs pour une histoire peuplée de séquoias géants, d’une montagne creuse, d’un Martin-pêcheur, d’un montreur d’ours et de deux enfants à la recherche du lien entre leurs rêves et leur passé.
Bibliographie sélective :
- Ploc, éditions MeMo (2017).
- La Forêt entre les deux, éditions MeMo (2015).
- Les Sauvages, éditions MeMo (2015).
- La Source des jours, éditions MeMo (2014).
- L’Ombre de Chacun, éditions MeMo (2013).
- Nour, le moment venu, éditions MeMo (2012).
- Eliott et Nestor, l’heure du matin, éditions MeMo (2011).
- Öko, un thé en hiver, éditions MeMo (2010).
- Mitsu, un jour parfait, éditions MeMo (2008).
Son site : http://www.melanierutten.com
Parlez-moi de… Si j’étais ministre de la Culture.
Régulièrement, on revient sur un livre qu’on a aimé avec son auteur·trice, son illustrateur·trice et/ou son éditeur·trice. L’occasion d’en savoir un peu plus sur un livre qui nous a interpellés. Cette fois-ci, c’est sur Si j’étais ministre de la Culture que nous revenons avec Carole Fréchette, Thierry Dedieu et Loïc Jacob.
Carole Fréchette (autrice) :
L’histoire de cet album se déroule en deux temps.
Premier temps. Au printemps 2014, des élections provinciales sont en cours au Québec et, comme toujours, la campagne électorale fait peu de place aux enjeux culturels. Afin de remédier à ce silence, le Conseil Québécois du Théâtre (CQT) invite plusieurs personnalités publiques – artistes, écrivains, gestionnaires culturels – à écrire une lettre ouverte sur le thème « Si j’étais ministre de la Culture… » En recevant l’invitation du CQT, j’ai d’abord pensé que je n’étais pas la meilleure personne pour élaborer sur cette question. Tout en étant convaincue de la pertinence de cette initiative, je ne me sentais pas les compétences pour me lancer dans des démonstrations socioéconomiques savantes ou pour élaborer des listes de priorités. Je n’avais pas envie, par exemple, de redire qu’il faut créer des ponts entre l’Éducation et la Culture et que l’accès aux arts dès le plus jeune âge est primordial. En 35 ans de pratique théâtrale, j’ai entendu ces revendications des centaines de fois, et même si je les trouve toujours justes, je ne voyais pas l’intérêt de les répéter sur le même ton, avec les mêmes arguments. J’étais donc sur le point de refuser, quand l’idée m’est venue d’un texte plus fantaisiste, entre opinion et fiction. Il y a longtemps, j’avais été frappée par le slogan publicitaire d’une maison d’édition : « Que seraient nos vies sans histoires ? » J’avais aimé cette approche par la négative qui incitait à réfléchir sur le rôle que joue la fiction dans nos vies. Au lieu de marteler l’importance des arts et de la littérature, essayer d’imaginer un monde d’où ils seraient totalement absents. J’ai commencé à faire l’exercice, pour m’amuser. Que seraient nos vies sans musique, sans lecture, sans art public ? J’ai senti que le jeu était vibrant, qu’il pouvait mener loin. Pour mettre en place ce monde desséché, sans élan artistique, je me suis inspirée d’une formidable manifestation qui existe au Québec : « Les Journées de la culture ». Chaque année, pendant un weekend de septembre, on célèbre la culture de mille façons – mini spectacles, visites d’ateliers, répétitions ouvertes, etc. J’en ai pris simplement le contrepied pour créer les « Journées sans culture » ! Beaucoup de gens ont réagi avec enthousiasme à ma petite fiction. Je ne sais pas si elle a eu un quelconque impact sur les politiciens, mais, en tous les cas, elle a fait parler. J’avais posé ma minuscule brique dans le grand édifice du débat démocratique. Je croyais que ça s’arrêterait là.
Deuxième temps. Printemps 2014, toujours. Mon texte commence à circuler. Quelqu’un le fait parvenir à Thierry Dedieu, illustrateur français au parcours impressionnant. Ce dernier s’emballe pour ma petite démonstration et caresse le projet d’en faire un album. Moi, je ne sais rien de tout cela. Je ne connais pas monsieur Dedieu, ni Yves Nadon, qui allait bientôt fonder les Éditions D’eux. En juin 2014, je reçois un courriel de Thierry Dedieu, qui me dit, en gros, qu’il a adoré mon texte, qu’il voudrait en faire un album jeunesse, et il m’envoie une maquette de la chose dans les jours qui suivent ! Je tombe des nues. Je ne savais pas que ce projet se tramait, et je n’avais jamais imaginé que ma lettre ouverte puisse s’adresser à des enfants. Je suis séduite par la force et la beauté du dessin, mais j’ai quelques questions sur certaines coupes opérées dans mon texte et sur la personnification que fait Dedieu du ministre de la Culture : un petit monsieur portant haut-de-forme et queue-de-pie. Je demande : pourquoi pas une femme ministre, puisque c’est moi qui m’imagine dans ce rôle ? D’abord réticent à cette idée, Thierry Dedieu me revient quelque temps après avec une toute nouvelle maquette, encore plus belle, plus percutante, et qui met en vedette une femme ministre à la fois sympathique et redoutable ! Je suis comblée. Voilà mon plaidoyer pour les arts devenu lui-même objet artistique ! Le livre sort aux éditions D’eux, au Québec, puis aux éditions HongFei, Cultures, en France. Double bonheur.
Thierry Dedieu (illustrateur) :
La lettre ouverte écrite par Carole Fréchette sur l’importance de la Culture m’a été envoyée par Gilles Baum, auteur avec lequel je travaille régulièrement, à sa lecture j’ai tout de suite été enthousiasmé par la fulgurance de la démonstration que faisait l’auteure.
Je l’ai contacté aussitôt et je lui ai soumis une adaptation pour en faire un album, je me sentais obligé, investi, j’avais le devoir de faire passer le message dans les écoles.
Comme Carole est canadienne j’ai eu l’opportunité de faire publier l’ouvrage au Canada aux éditions D’eux. Par ailleurs, je souhaitais qu’il soit publié en France et j’ai choisi de le proposer aux éditions Hong Fei.
Loïc Jacob (éditeur) :
En avril 2016, nous avons reçu un mail de Thierry Dedieu dont le sujet portait un unique mot intriguant : « OVNI ». Dans un message concis, Thierry, avec qui nous avons déjà publié plusieurs ouvrages, nous y présentait un projet qui « ne rentre pas dans [n]otre ligne éditoriale [mais qui] pourrait quand même [n]ous intéresser […], une sorte de manifeste en faveur de la culture, un livre engagé en ces temps particuliers. »
De fait, Si j’étais ministre de la Culture de Carole Fréchette et Thierry Dedieu, est un livre à part dans le catalogue HongFei ; mais Dedieu – qui ne manquait pas d’ambition en imaginant un livre possible pour la jeunesse (le texte ayant initialement été écrit en 2014, au Québec, lors d’une campagne électorale, pour bousculer un [é]lectorat adulte) – avait vu juste en nous soumettant le projet.
Maison engagée, nous le sommes, avec une ligne éditoriale qui fait la part belle à l’expérience de l’altérité et de l’interculturalité. Maison militante, non ! Dans la mesure où habituellement nous ne publions pas de livre dont le message précèderait sa lecture par le lecteur et serait porteur d’un mot d’ordre. Or, c’est pourtant bien le cas avec Si j’étais ministre de la culture, conçu autour d’un texte pamphlétaire, d’une image cinglante et complétés par une exhortation en 4e de couverture : « Lis et passe à ton voisin ! »
Alors pourquoi publier un tel ouvrage chez HongFei ? D’abord parce que nous avons été séduits et bluffés par un tour de force : l’autrice et l’illustrateur réussissaient avec une incroyable efficacité à faire sentir la suffocation d’un monde privé de culture et à nous faire rire en même temps par l’absurde de la situation et la drôlerie irritante des images. Ensuite parce que nous aimions voir exposée là une représentation large et ouverte de la « culture » entendue dans sa définition sociologique, laquelle inclut certainement ce qu’on a pris l’habitude de désigner comme la « haute culture » (les arts et lettres ou, pour faire court, une culture esthétisante) mais également le vaste ensemble des productions d’une collectivité valant pour elle expression d’un discours ou d’un imaginaire (où les contenus télévisés, les arts appliqués, le théâtre de Guignol, les créateurs de mode ont aussi droit de cité). Enfin, il faut avouer que nous avons trouvé audacieuse l’idée de Thierry Dedieu de saisir les enfants d’une question qui, tout en les concernant, ne ressort pas de leurs préoccupations ni de leur pouvoir d’agir. Or, il nous est revenu à l’esprit qu’enfants on nous avait sensibilisés à ne pas jeter papiers et cigarettes dans la rue. Pourtant nous ne fumions pas. Mais nos parents oui. Peut-être alors comptait-on un peu sur nous pour influer sur eux… C’est en partie dans cet esprit que, comme éditeur, nous avons travaillé.
Ajoutons que tout cela arrivait à quelques mois d’une campagne électorale présidentielle dont on pouvait pressentir qu’elle ferait peu de place à la question de la culture, et dont nous avons bien vite mesuré qu’elle composerait un environnement propice à la sortie d’un livre engagé.
Nous étions loin d’imaginer, à l’origine du projet, qu’après les élections le ministère de la Culture serait confié à Françoise Nyssen, l’éditrice de Carole Fréchette aux éditions Actes Sud.
Si j’étais ministre de la Culture texte de Carole Fréchette, illustré par Thierry Dedieu, sorti chez HongFei, que nous avons chroniqué ici. |
Aime le papier bulles et les dinosaures.