Aujourd’hui, on reçoit Marie Bluteau, éditrice de l’excellente collection ALT publiée par La Martinière Jeunesse. Ensuite, j’avais envie de proposer à l’une des autrices de la collection, Ghada Hatem, autrice de Avorter, un droit en danger ? de nous livrer ses coups de cœur et coups de gueule… Quel bonheur de publier son texte le jour de la Journée internationale des droits des femmes !
L’interview du mercredi : Marie Bluteau
La collection ALT, qu’est-ce que c’est ?
La collection ALT est une collection de courts essais engagés et percutants pour les 15-25 ans. C’est une collection innovante dans le paysage jeunesse tant par son format, son angle d’attaque que par ses intervenants. Née d’une conviction éditoriale forte, elle s’adresse à un lectorat sensible aux notions d’engagement, d’expérience et de transparence, mais réputé difficile à capter. Chaque ouvrage est pensé comme un tête-à-tête entre le lecteur et l’auteur.
Comment est venue l’idée de la collection ?
Lors des dernières élections présidentielles, jamais il ne m’était autant apparu combien la parole des jeunes était passée sous silence. Or, les jeunes sont animés, préoccupés, révoltés par les mêmes sujets de société, la même actualité que leurs aînés : leur avis doit compter.
Jeunes ou moins jeunes, nous en sommes tous au même point : pour se forger une opinion ou un avis et avoir la liberté d’en changer, nous avons besoin de nous nourrir d’analyses, de points de vue, de nuances. D’échapper à l’agressivité de polémiques dont le débat public et les réseaux sociaux sont régulièrement saturés.
ALT est née de cette conviction et d’une profonde envie de contribuer à développer et armer la parole des adolescents et des jeunes adultes, à travers la publication de textes ancrés dans des problématiques contemporaines.
Présentez-nous les trois premiers livres parus.
S’informer à quoi bon ? : Dans ce texte brillant et fourmillant d’exemples, Bruno Patino revient sur les raisons de cette fatigue informationnelle, mais insiste sur notre devoir collectif de bien s’informer. En retraçant l’histoire de l’information, il nous convainc que celle-ci est une arme, un contrepouvoir important et décisif dans notre société.
Avorter, un droit en danger ? : Ghada Hatem retrace dans ce texte engagé les jalons de l’histoire complexe de l’avortement. Loin du jugement d’ordre moral, et parce que l’avortement est encore et toujours autant un sujet à débats, elle livre un manifeste en faveur du droit des femmes à disposer de leur corps.
A-t-on encore le droit de changer d’avis ? : Dans un texte intime, à la fois ode aux convictions et à l’incertitude, Blandine Rinkel prend le contrepied des injonctions actuelles, et rappelle notre droit à changer. Parce que s’autoriser à changer, c’est préférer le dialogue à l’entente forcée, et le conflit à l’indifférence. C’est accepter que l’on puisse se tromper sans se trahir, être contradictoire et pluriel. C’est créer de l’inattendu. Bref, s’autoriser à changer, c’est gagner en liberté.
J’aimerais que vous nous racontiez comment sont nés ces trois premiers livres : ce sont des commandes que vous avez passées aux auteur·rices ou les sujets ont été choisis par elleux ?
Il nous tenait à cœur que chaque ouvrage retranscrive une parole incarnée. Le croisement des voix, la diversité des expériences et des sensibilités sont à l’origine même du concept. Le choix des auteurs se fait à travers ce prisme-là : voix plurielles de tous horizons — artiste, romancier, personnalité de terrain, expert, journaliste, philosophe…
J’avais déjà travaillé avec Ghada Hatem pour la préface d’un livre important pour moi (Le Loup de Mai Lan Chapiron) et j’ai pour cette femme un respect profond et une admiration immense.
Elle est la première à qui j’ai parlé de la collection et que j’ai souhaité embarquer avec moi dans l’aventure. Au fil de nos discussions et de son partage d’expérience en collèges et lycées, la thématique du droit à l’avortement nous est apparue comme nécessaire et essentielle. C’était avant l’abrogation de la loi Wade aux États-Unis, comme quoi…
Pour S’informer à quoi bon ?, je savais que je voulais traiter dans les premiers titres de la collection le sujet de l’information et du sentiment de saturation que nous pouvons tous parfois éprouver. J’étais encore portée deux années après par ma lecture de La civilisation du poisson rouge de Bruno Patino. Nous avons échangé longtemps avec Bruno. Je savais qu’il aurait le talent de s’adresser aux lecteurs pour rendre ce sujet dense et riche accessible.
Enfin, pour Blandine Rinkel, je n’avais aucun sujet en tête mais plutôt une envie incroyable de travailler et d’entendre cette autrice dont j’avais lu les livres et écouté la musique. Blandine dégage une énergie folle et j’étais convaincue par le fait que sa voix saurait toucher les lecteurs. Nous avons discuté, tiré des fils et c’est elle qui m’a proposé ce sujet qui résonne tellement. Pari gagné !
Parlons un peu de vous. Pourquoi cette collection est importante pour vous personnellement ?Éditrice jeunesse depuis plus de quinze ans, je nourris une vraie passion pour l’adolescence. En mouvement perpétuel, en ébullition constante, cet âge, souvent difficile à traverser, est aussi un moment précieux de construction de soi. C’est pourquoi j’ai toujours réfléchi à un moyen d’entretenir durablement le lien que notre maison d’édition a noué, depuis sa création, avec les adolescents.
Quel est votre rôle au sein des éditions La Martinière Jeunesse ?
Nous avons la grande chance aux éditions de La Martinière Jeunesse de travailler de manière collégiale. Nous sommes trois responsables éditoriales — réunies par une passion commune (et une grande amitié) — en charge de la programmation éditoriale. Nos choix de publications sont le fruit d’échanges riches et passionnants, portés par le précieux mélange de nos personnalités.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Enfant, j’ai le souvenir de ma maman me lisant la collection des Walt Disney, Club du livre Mickey chez Hachette. Nous les avions tous et je les ai toujours. Je prends plaisir à les ressortir et à les lire à mes enfants. Leur odeur de vieux livres me fait l’effet d’une tendre madeleine…
Adolescente, j’ai découvert par l’intermédiaire de mes parents William Faulkner et William Boyd que j’ai lus sans tout saisir la première fois, mais qui sont restés parmi mes auteurs favoris. Je crois avoir aussi lu pour la première fois à 18 ans La Promesse de l’aube et être tombée amoureuse de Romain Gary et de son œuvre à ce moment-là.
Et un·e bon·ne éditeur·trice jeunesse ?
Un·e bon·ne éditeur·trice jeunesse est quelqu’un qui prend ses lecteurs au sérieux.
Quels sont les prochains ALT à paraître ?
Le 10 mars sortira Climat : trop tard pour agir ? écrit par Hugo Viel, un jeune activiste de 25 ans. Le 14 avril, Camille Froidevaux Metterie s’interrogera sur Être féministe, pour quoi faire ? Nous nous poserons la question d’Être heureux avec moins en mai avec Corinne Morel Darleux, et nous parlerons d’amour avec Ovidie au mois de juin. Guillaume Meurice rejoindra la collection fin août avec un texte sur la souffrance animale.
Et je m’arrête là pour garder un peu de suspens sur la suite de la collection en 2024.
La collection Alt :
- S’informer à quoi bon ?, texte de Bruno Patino, La Martinière Jeunesse (2023).
- Avorter, un droit en danger ?, texte de Ghada Hatem, La Martinière Jeunesse (2023).
- A-t-on encore le droit de changer d’avis ?, texte de Blandine Rinkel, La Martinière Jeunesse (2023).
Le coup de cœur et le coup de gueule de… Ghada Hatem
Régulièrement, une personnalité de l’édition jeunesse (auteur·trice, illustrateur·trice, éditeur·trice…) nous parle de deux choses qui lui tiennent à cœur. Une chose qui l’a touché·e, ému·e ou qui lui a tout simplement plu et sur laquelle il·elle veut mettre un coup de projecteur, et au contraire quelque chose qui l’a énervé·e. Cette semaine, c’est Ghada Hatem qui nous livre ses coup de cœur et coup de gueule…
Mon « vrai » métier n’est pas d’écrire. Enfin si, j’écris tout le temps des mots compliqués dans des dossiers de patients, c’est tout sauf de la littérature.
Mais c’est ce même métier qui provoque, à longueur de consultations, des coups de gueule et parfois, comme un rappel que la douceur existe, des coups de cœur.
Coup de gueule quand je reçois cette patiente défaite, en larmes tout le temps que durera notre échange, petite souris apeurée et décomposée. Et pourtant, elle a des talents, un métier, des désirs. Elle a bossé dur et, comme elle l’explique si bien, c’est son travail qui l’empêche de s’effondrer. Mais… petite on lui a clairement expliqué qu’elle n’était ni attendue ni aimable, que ce qui lui arrivait en bien ou en mal ne générerait que de l’indifférence. Elle a vite compris que quoiqu’elle fasse, ce ne serait jamais assez pour mériter l’amour de ses parents.
Alors elle rencontre des hommes, elle s’accroche désespérément à leur cou, elle aimerait tellement qu’on l’aime. Comme nous tous elle a besoin de tendresse et de preuves d’amour.
Mais ces hommes qu’elle choisit (ou qui la choisissent ?) ressentent cette vulnérabilité, ce trou béant à combler, et en jouent. Si subtilement qu’elle ne voit rien venir avant qu’ils ne disparaissent, happés par de nouvelles et potentielles victimes. Et elle finit par comprendre mais toujours trop tard que pour eux aussi, quoiqu’elle fasse, ce ne sera jamais assez.
Les années passent, elle n’a pas d’enfants (ses parents l’ont obligée à avorter adolescente, enceinte de son premier rapport, eux qui n’avaient jamais pris la peine de lui expliquer comment ça marche « tout ça »). Et l’horloge biologique tourne de plus en plus vite, et c’est le désespoir.
Nul ne guérit de son enfance, chante Jean Ferrat, et pour lui enfance rime avec fratrie, dentelles et mirabelles. Mais pour nombre de mes patientes, elle rime plutôt avec violences, humiliations, agressions et pire que tout, manque de cadre et manque d’amour.
Bien sûr, leurs parents ont eux aussi subi de la violence dans leur enfance, mais est-ce une raison pour perpétuer le malheur ? Et coup de gueule ultime, tous les échelons sont coupables : la protection de l’enfance, l’école, la police, la justice, professionnels débordés, institutions exsangues et défaillantes.
On ne devrait pas laisser n’importe qui devenir parent, c’est bien trop dangereux comme métier ! Je sais, c’est un peu radical, mais je ne vois pas d’autre option.
Heureusement, il y a parfois de jolis coups de cœur. Comme cette jeune femme que j’avais opérée après une excision imposée par ses parents (encore !) à 14 ans pour qu’elle soit plus propre et plus femme, qui me dit en rougissant : « J’ai eu du plaisir ! Si si, je vous jure. Il est doux, il est tendre, et pour une fois j’ai lâché prise et vous savez quoi docteur ? je ne me sens même pas coupable, c’est la première fois. » Et pour une fois, elle me regarde droit dans les yeux, elle rit, elle est fière et invulnérable.
Alors, je me dis que je vais continuer malgré tout, continuer à tenter de réparer mes patientes, ces grands enfants fracassés par leurs parents.
Ghada Hatem est gynécologue obstétricienne. Elle dirige également la Maison des femmes à Saint Denis, qu’elle a fondée. Avorter, un droit en danger ?, sorti dans la collection ALT (voir ci-dessus) est son premier ouvrage destiné à la jeunesse, mais elle a déjà écrit d’autres textes comme Le sexe et l’amour dans la vraie vie (First, 2020) et Aux pays du machisme ordinaire (L’Aube, 2020).
- Avorter, un droit en danger ?, texte de Ghada Hatem, La Martinière Jeunesse (2023).
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !