Alors que débute aujourd’hui le salon de Montreuil, nous recevons une invitée assez exceptionnelle… Anne Herbauts ! Nous lui avons posé quelques questions, elle a accepté de nous répondre et de revenir sur son travail et son parcours. Ensuite, pour notre rubrique Quand je crée, c’est dans l’atelier d’Amandine Piu que nous nous sommes glissés. Bon mercredi à vous !
L’interview du mercredi : Anne Herbauts
Pouvez-vous nous parler de Broutille, votre dernier album ?
En écoutant le monde à travers les ondes ces dernières années, m’est ressorti cette idée que l’on cherchait peut-être trop à comparer les douleurs, qu’il fallait, sur ces ondes, une surenchère aux malheurs pour avoir sa place dans l’écho du monde.
Et il m’a semblé que ces comparaisons rendaient les choses encore plus violentes.
Et que faire de notre conscience, de notre refuge douillet, face à toutes ces actualités sombres et cataclysmiques ? Moi cela me tétanise. Je suffoque.
La seule chose que je sais faire, c’est des livres. Alors je fais des livres. Et j’essaye d’y passer la nuance, l’importance de la réflexion, le besoin de retrait.
Ici, je voulais montrer comme ce petit personnage est de plus en plus muet, écrasé, face au monde et aux réponses brutales et parfois bavardes ou silencieuses. Que les échardes les plus petites sont présentées au quotidien. Que, bien certainement, il y a des événements très graves, mais que l’important est d’exprimer ce que l’on ressent, et l’importance d’être écouté afin que l’écharde sorte et que l’on fasse sienne cette blessure même minime, que l’on l’accepte en soi, qu’on en fasse une, son histoire.
C’est un travail que l’on doit faire seul avec (l’écoute) des autres. C’est une façon d’être humain. Pour enfin pouvoir être debout avec les histoires des autres. Pour ne pas avoir pitié, ou seulement pitié, mais regarder les autres comme des hommes, et le monde comme un élément faisant partie d’une galaxie. Et là serait la vraie et juste humanité.
Sans comparaison, sans ramener tout à soi.
Broutille est un personnage à peine ébauché, un peu mieux qu’un gribouillage.
Il est triste. Mais personne ne l’écoute. Personne ne veut entendre sa perte. Seul un chien sans importance l’écoute et lui propose de faire de cette tristesse son histoire. Qui sera le livre.
Broutille offre plusieurs niveaux de lecture, plusieurs sens. Dans mes livres, je veux la complexité mêlée à la limpidité (comme les flaques en forêt/ça c’est bien pour la Mare aux Mots !) — à l’image de la complexité, la rugosité humaine. La maladresse prodigieuse.
Aussi, je n’arriverai pas à résumer ce livre, que j’ai écrit le plus sobrement possible.
Avec, aussi, de l’espièglerie.
Comme dans la plupart de vos albums, on y retrouve la cafetière, le merle, l’arbre et la chaise (manque ici la maison), pouvez-vous nous dire quelques mots sur ces éléments qui traversent vos œuvres ?
Ces objets sont des objets particuliers et banals à la fois. Graphiquement intéressants car simplifiables et transformables. Concrets et pareillement abstraits.
Ils racontent des histoires ou des lieux invisibles, des espaces intérieurs.
À force de les utiliser, je les ai transformés en icônes texte. Ce sont devenus des mots, des vocabulaires écrits dans l’image. Comme quand, dans le texte, je glisse des images (avec les mots). Le merle est une virgule, la cabane, un espace modulable, intérieur et extérieur à la fois, un trait qui dit maison, demeure, espace, refuge, jeu… L’arbre est un paysage à lui tout seul.
Je me détache de force de certains de ces « mots-images » pour qu’ils ne soient pas une décoration, un bavardage, un tic graphique, pour qu’ils ne perdent pas leur force, pour que je ne les glisse pas par habitude ou facilité. Et j’en créée petit à petit de nouveaux.
Comment naissent vos histoires ?
Les livres naissent de plusieurs fils croisés, mêlés, emmêlés, tissés.
Il y a la question du livre, le rapport au fond, à l’objet qui, presque inconsciemment, vient toujours. Puis un personnage, et un sujet, une phrase, une situation graphique, une chose indicible que je cherche à dire dans chaque album et que je contourne sans cesse.
Est-ce que le texte vient avant l’image ou l’inverse ?
Le texte et l’image sont liés et sont donc pensés ensemble.
Je construis dès le départ le livre en pensant le texte et l’image.
Quelles techniques d’illustration utilisez-vous ?
Ce sont la plupart du temps des techniques mixtes. Du trait et de la peinture. Du collage aussi. Le choix de la technique dépend aussi de l’écriture — la technique fait partie de l’écriture du livre. J’oriente mes choix de technique en fonction de mes envies picturales — car le plaisir de faire l’image est très important —, mais aussi en fonction de ce que j’écris (je parle d’écriture pour le texte ET l’image).
Pouvez-vous nous parler de votre fidélité à votre éditeur, Casterman ?
J’ai besoin de stabilité pour travailler. Un éditeur est une personne avec qui l’on construit un travail à long terme, sur une confiance mutuelle. Casterman m’offre une chose très très précieuse : la liberté. Je travaille depuis bientôt 20 ans avec la maison d’édition Casterman, il y a eu des changements, mais je connais bien les équipes et ils connaissent ma façon de travailler et créer. J’y ai construit mon parcours principal et ma liberté de création, et ils l’ont respectée depuis le début.
Dans votre travail, tout semble réfléchi, être là pour une raison, alors je me dis que la typo de votre nom (sans majuscule et les N à l’envers) a aussi une raison d’être ainsi
C’est un jeu avec la lettre qui n’en est plus tout à fait une et bascule ainsi dans une presque image. C’est aussi, l’inversion : minuscule au début, puis miroir et majuscule au centre. Je n’aime pas les majuscules, en début, graphiquement.
J’avais inventé cela au départ comme jeu espiègle pour me différencier des 3 autres Anne qui travaillaient dans l’atelier d’illustration pendant mes études.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
J’ai très vite trouvé l’atelier qui me correspondait : où l’on interroge le rapport texte-image, avec Anne Quévy et Bruno Goosse à l’ARBA (Académie des Beaux Arts de Bruxelles) en illustration. J’aimais lire. J’avais fait mes « gammes » et acquis un assez large vocabulaire en arts plastiques pendant mon adolescence (dix années de cours d’art plastique en académie du soir).
J’ai publié chez Casterman dès ma sortie des beaux-arts. Et mon chemin s’est construit ainsi.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Je lisais beaucoup.
Enfant, mes parents me lisaient des albums tous les soirs.
Nous n’avions pas la télévision.
Et nous n’allions pas au cinéma.
Les livres, les arbres et les moraines étaient mes voyages.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vos projets ?
Depuis quelques années, j’ai décidé de me concentrer principalement sur mes livres. J’ai besoin de plus en plus de temps pour concevoir et créer un album.
J’ai besoin de retrait.
J’ai beaucoup de projets, mais je sais que je dois choisir et approfondir, ne pas courir pour tout faire.
Je suis dans les premières ébauches texte-images du prochain album Casterman.
Un autre est en latence. D’autres en attente. Je macère les livres plusieurs années avant d’écrire les premiers jets. Si je les force, ils ne sont pas justes.
Une vidéo passionnante pour écouter Anne Herbauts parler de son travail : https://www.youtube.com/watch?v=qLbgoVoGeRE
Bibliographie sélective :
- Broutille, texte et illustration, Casterman (2016).
- L’Arbre Merveilleux, texte et illustration, Casterman (2016).
- Sous la montagne, texte et illustration, Casterman (2015).
- un jour Moineau, texte et illustration, Casterman (2014), que nous avons chroniqué ici.
- je t’aime tellement que, texte et illustration, Casterman (2013), que nous avons chroniqué ici.
- de quelle couleur est le vent ?, texte et illustration, Casterman (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Theferless, texte et illustration, Casterman (2012).
- les moindres petites choses, texte et illustration, Casterman (2012).
- La Galette et la Grande Ourse, texte et illustration, Casterman (2009).
- Lundi, texte et illustration, Casterman (2004).
Quand je crée… Amandine Piu
Le processus de création est quelque chose d’étrange pour les gens qui ne sont pas créateur.trice.s eux-mêmes. Comment viennent les idées ? Et est-ce que les auteur.e.s peuvent écrire dans le métro ? Les illustrateur.trice.s dessiner dans leur salon devant la télé ? Peut-on créer avec des enfants qui courent à côté ? Faut-il de la musique ou du silence complet ? Régulièrement, nous demandons à des auteur.e.s et/ou illustrateur.trice.s que nous aimons de nous parler de comment et où ils créent. Cette semaine, c’est Amandine Piu qui nous parle de quand elle crée.
Quand je crée ? Pas évidente cette question… est-ce que je crée vraiment puisque rien ne se crée, tout se transforme ?
Je travaille dans mon atelier, sous le toit de ma maison, on dirait une cabane, une cabane douillette mais bien désordonnée, je l’avoue !
Dès que ma tribu quitte le navire, mon thé et mon café avalés, hop, je monte mes escaliers, et je travaille jusqu’à 17H (retour de mes monstres). Parfois, (euh, souvent) je retourne à mon bureau vers 20h30 jusqu’à ce que mes forces s’évaporent. Pourtant, je suis plutôt du matin !
Si je suis dans une phase de réflexion sur des crayonnés d’albums, de jeux ou autres, je gribouille dans un silence monacal, j’ai besoin d’être très concentrée (il n’y a que mon chat qui tente de me distraire régulièrement). Je griffonne un peu partout, dans mes carnets, sur des feuilles volantes, dans mon ordi, sur la liste de course…
Pour illustrer un album, la première question que je me pose est « que vais-je donc bien pouvoir apporter de plus à ce super texte ? » C’est la phase la plus excitante et la plus dure du projet.
Je fais une multitude de petits crayonnés timbre poste et illisibles pour chaque double, j’ai besoin de faire sortir toutes les possibilités de personnages, toutes les possibilités de compositions ou de sens à donner aux images, bref, tout ce qui me trotte dans la tête concernant le projet… ensuite vient le moment de la torture, car il faut faire des choix dans ce joyeux bazar.
Voilà pourquoi j’aime bien travailler à plusieurs et échanger avec l’auteur, les DA [NDLR :directeur.trice artistique], ça m’aide énormément à avancer. J’en ai vraiment besoin, ils m’aident à prendre une direction, à avoir « confiance ».
Il m’arrive parfois de travailler sur un projet et d’avoir soudainement l’idée d’une image qui n’a rien avoir avec le projet, alors, là aussi, je la griffonne quelque part en me disant que ça servira peut être pour plus tard.
Si je suis en phase de « coloriage », c’est la fête, je peux mettre la musique à fond (du tout doux si je fais du « poétique », de la grosse musique rythmée si je veux colorier avec entrain, etc.). J’écoute aussi souvent la radio, parfois la télé ou des films (sans jamais voir aucune images, ou seulement des bribes). Quand le projet est fini, je range mon bureau, je fais place nette pour le prochain (mais ça ne marche pas quand je travaille sur plusieurs projets à la fois comme en ce moment, où le désordre règne en maître pendant plusieurs mois).
J’aime bien prendre le train, ou être contrainte « d’attendre » quelque part, je peux dessiner dans mes carnets sans but précis et c’est souvent à ces moments-là que des idées ou des images naissent.
Globalement, je dirais que j’ai d’abord besoin d’un ou des mots pour ensuite créer des images, comme pour mes cartes postales. Mais un jour peut être, que je ferais l’inverse, un album tout en images sur lequel j’essayerai d’y poser des mots.
Amandine Piu est illustratrice.
Bibliographie sélective :
- Hou ! Hou ! Prince Charmant ?, illustration d’un texte de Sylvie Misslin, Amaterra (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Le bateau rouge d’Oscar, illustration d’un texte de Jo Hoestland, Père Castor (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Ce n’est pas l’histoire…, illustration d’un texte de Michaël Escoffier, Frimousse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Sur la route de la musique, illustration d’un texte de Virginie Hanna, De la Martinière Jeunesse (2014)
- Qui veut jouer au ballon ?, illustration d’un texte de Sylvie Misslin, Amaterra (2013).
- Comptines de Compère Loup, Larousse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Sur la route des couleurs, illustration d’un texte de Virginie Hanna, De la Martinière Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Mes drôles de copains se promènent, illustration d’un texte de Sylvie Misslin, Amaterra (2012).
- Mes drôles de copains sont amoureux, illustration d’un texte de Sylvie Misslin, Amaterra (2012).
- Berlingot est un super héros, illustration d’un texte de Virginie Hanna, Auzou (2012).
- Le jardin des animaux zinzins, illustration d’un texte de Virginie Hanna, Mic_Mac (2011).
- Les pâtes de Francesca, illustration d’un texte de Sophie Cottin, Petit à Petit (2006).

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !
Les écrivains peuvent écrire partout partout