Régulièrement, nous aimons mettre des éditeur.trice.s en avant sur La mare aux mots, soit parce qu’on a fait une belle rencontre, soit parce que sa ligne éditoriale nous a particulièrement séduits. Avec Mathilde Chèvre des éditions Le port a jauni, c’est les deux, et même plus encore. Sa ligne éditoriale ne nous a pas juste séduits, on en est tombé amoureux ! Ses livres sont des petits bijoux à découvrir absolument ! Je vous invite à lire son interview, c’est une femme passionnée et passionnante. Ensuite, c’est avec Sonia Chaine et Adrien Pichelin que nous avons rendez-vous pour la rubrique Parlez-moi de… Je leur ai demandé de revenir sur la collection très originale, Raconte à ta façon…. Bon mercredi à vous !
L’interview du mercredi : Mathilde Chèvre
Parlez-nous de votre parcours personnel
J’ai respiré mes premières goulées d’air à Bougara en Algérie où mes parents travaillaient dans l’agriculture, c’était l’époque de la réforme agraire. J’ai entendu chanter la langue arabe ces années-là, et puis j’ai oublié.
Ensuite j’ai grandi dans une ancienne ferme de Cerdagne, dans les Pyrénées Orientales, haut dans la montagne où j’ai beaucoup gambadé, beaucoup écouté le chant du monde et beaucoup rêvé d’ailleurs. Le temps était très long, les espaces étaient vastes, mon corps était puissant, le jour où je suis partie j’étais prête à marcher à grands pas, j’ai fait de grandes enjambées et j’ai traversé la mer.
Quand je suis arrivée au Caire pour la première fois j’avais une vingtaine d’années et je suis née une deuxième fois. J’ai appris l’arabe goulûment, j’ai dessiné le balayeur de poussière, les gens, les bruits, les toits du Caire. Tout redevenait un tout.
J’avais déjà un grand amour en ce temps-là et nous avons continué notre route, avec Marseille pour point d’ancrage et la Méditerranée en boucle pour paysage. C’est difficile parfois de percevoir la rondeur de cette mer quand elle se transforme en un gouffre aspirant pour ceux qui la traversent. Mais la ronde, c’est beaucoup plus puissant qu’une ligne ferme, droite et arrêtée.
En 2001, vous créez Le port a Jauni, parlez-nous de la création de cette belle maison d’édition
Durant les premières années, les albums publiés de façon sporadique par Le port a jauni servaient essentiellement de support pour des ateliers de création de livres avec des enfants. Le balayeur de poussière par exemple est revenu au Caire et tous les vendredis pendant un an avec les enfants de la bibliothèque de Zeytoun, nous avons promené, glané, écrit et dessiné, chacun un livre de collectes de sons, images, histoires…, leur balayeur de poussière à eux. Cet atelier-là m’a beaucoup marquée car pour libérer le livre de chaque enfant, il a fallu trouver avec l’équipe de la bibliothèque un moyen de passer de la parole volubile poétique à l’écrit bridé en libérant l’écrit. En arabe, la langue parlée (celle de la vie, de la rue, de la famille) et la langue écrite (celle de l’école, de l’administration mais aussi du Coran, de la littérature et de la poésie) sont assez distinctes et surtout, leurs contextes d’usages différents font que les enfants se figeaient à l’écrit. Je repense toujours à cela au moment des traductions, au moment de choisir un album à publier, je pense à la poésie.
En 2007, j’ai commencé une thèse sur la création arabe (Égypte, Syrie, Liban) en littérature pour la jeunesse envisagée comme un projet et un reflet des sociétés. Pas très poétique ? Si, si, ce le fut. Parallèlement, Le port a jauni a débuté une nouvelle vie dédiée à l’édition bilingue en français et arabe.
Comment mêler ces deux langues qui se lisent en sens opposés sans choisir d’autorité un seul sens de lecture ? Pendant quelque temps, j’ai essayé moi-même : un album qui tourne comme une roue, un palindrome linguistique que l’on peut lire dans les deux sens (comme BOB, voyez-vous), un calendrier… Puis j’ai invité les amis, puis j’ai reçu des projets, et la maison a grandi !
Combien de titres compte aujourd’hui le catalogue et comment les choisissez-vous, quelle est votre politique éditoriale ?
22 titres au catalogue et aujourd’hui Le port a jauni publie 8 titres par an. Tous sont bilingues. Un quart sont des achats de droits d’albums publiés dans les pays arabes, traduits et adaptés pour devenir bilingues. Le reste est de la création.
Par ma thèse, j’ai découvert un vaste monde merveilleux rempli d’albums arabes qui n’ont jamais été traduits en français, je les ai rangés au cœur et un à un, je les publierai. J’ai connu aussi leurs auteurs, illustrateurs et un à un, je leur propose de nouvelles créations pour Le port a jauni et des rencontres avec des auteurs et illustrateurs français.
Souvent l’image est première. Les textes publiés sont souvent écrits à partir d’illustrations. Nous irons au bois par exemple, c’est une ode poétique écrite par Raphaële Frier à partir d’une série de monotypes d’arbres peints par Zeynep Perinçek (juillet 2016). Mes idées folles de Ramona Badescu sont égrenées à partir d’une série de créatures imaginaires dessinées par Walid Taher (septembre 2016). Les livres sont tantôt dits albums, tantôt carnets de poésie. Les albums sont plus narratifs dans leur poésie, et les carnets de poésie ont les bords arrondis, c’est plus doux.
Vous me dites « politique éditoriale » et je vous réponds « poésie ». « Elle est naïve ou elle le fait exprès ? » Je le fais exprès. Donner à voir, à lire et à entendre la langue arabe dans un ouvrage littéraire et illustré est en soi, dans le contexte actuel, un acte politique. Donner à voir, à lire et à entendre la poésie est en soi, dans le contexte actuel, un acte politique. Il en va de même pour les ateliers.
Oui d’ailleurs ces ateliers, j’aimerais que vous nous en disiez quelques mots.
J’aime les ateliers longs, les rituels qui s’installent, ne plus avoir besoin de parler, les promenades lentes en plein air qui vont inspirer ensuite l’écriture et le dessin, le regard des enfants qui attendent de choisir le Petit poème pour passer le temps (Carl Norac * Kitty Krowther) qu’ils vont entendre aujourd’hui. Jour après jour ils choisissent, on entre toujours en atelier par une lecture, à la fin ils connaissent toujours Tête d’horloge par cœur !
Les enfants demandent toujours « pourquoi tu fais des livres ? » « Parce qu’ils me donnent le temps. Un temps qui me rapproche de l’enfance et qui allonge le présent. Parce qu’ils vivront au-delà de moi et que j’ai l’impression de devenir immortelle. Parce qu’ils passent là où les hommes ne passent pas ». Dans la proposition faite à chaque enfant au fil des ateliers de réaliser son propre livre qu’il emporte ensuite chez lui, il y a un peu de cela : passer outre le temps.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Je n’étais pas réellement une grande lectrice, j’étais plutôt une grande promeneuse en montagne. Et j’aimais aussi intensément le dessin. Dans les livres, je lisais avant tout l’image et donc j’adorais les livres de peinture, de miniatures médiévales, les BD. Dans les montagnes, il n’y avait pas de librairie et je gardais « mes sous » pour le jour où nous irions à la ville et là, j’achetais le dernier Derib, Cosey, un livre sur Bonnard…
Enfant, j’avais deux albums fétiches qui sont Léontine en Marmousie, le seul, l’unique pays où les enfants choisissent leurs parents, et Les mots de Zaza, l’histoire d’une petite souris qui adore faire des collections sous des cloches.
Quels sont vos projets ?
D’une manière générale, poursuivre le même courant, bien qu’il semble souvent à contre courant. Et de façon plus prosaïque : développer Le port a jauni par un travail harmonieux approfondi avec les libraires ; lancer en 2017 une nouvelle collection bilingue de textes plus longs et illustrés en début de chapitre, petits romans ou recueils de nouvelles ; œuvrer à ce que les amis syriens, égyptiens… puissent eux aussi percevoir combien la Méditerranée est ronde en organisant des résidences artistiques qui leur permette de voyager, d’avoir les moyens de créer et de publier.
Une dernière question, si quelqu’un qui ne connaît pas votre maison d’édition lit cette interview et veut vous découvrir avec un seul de vos ouvrages, lequel lui conseilleriez-vous ?
Sept vies, une traduction de l’album égyptien Saba3a arwah, écrit et illustré par Walid Taher. C’est l’histoire d’un chat qui se demande qui il est, et à chaque état d’âme correspond un nouvel état graphique. Cet album me semble très révélateur de l’évolution poétique et existentielle de la création arabe contemporaine. Il n’a en réalité jamais été publié en Égypte malgré le dépôt d’ISBN par son éditeur et il vit, donc, sa première vie au Port a jauni. Outre son humour, Walid Taher dévoile au fil des pages l’ampleur de ses styles graphiques, c’est très impressionnant, très drôle et très beau !
Le site de la maison d’édition Le port a jauni : http://www.leportajauni.fr.
Bibliographie sélective :
- Le pain, texte et illustrations de Mathilde Chèvre avec Nour Azuélos (2016), que nous avons chroniqué ici.
- La soupe, texte et illustrations de Mathilde Chèvre (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Poèmes du soir, poèmes de Géraldine Hérédia, illustrés par Corinne Dentan (2016).
- Nous irons au bois, poème de Raphaële Frier, illustré par Zeynep Perinçek (2016)
- Katkout, texte de Garennabi Elhalou, illustré par Hilmi Touni (2016)
- Plumes et poils de Roubayiat, textes de Salah Jahine, illustrés par Walid Taher (2016)
- Passants habiles, texte de Nabiha Moheidly, illustré par Hassan Zahreddin (2015)
- Le chant du berger, texte de Nathalie Bontemps, illustré par Mathilde Chèvre (2015)
- Poèmes en paysages, poèmes de Géraldine Hérédia, illustrés par Clothilde Staës (2015)
- Sept vies, texte et illustrations de Walid Taher (2014), que nous avons chroniqué ici.
- La roue de Tarek, texte et illustrations de Mathilde Chèvre (2007), que nous avons chroniqué ici.
Parlez-moi de… Raconte à ta façon…
Régulièrement, on revient sur un livre qu’on a aimé avec son auteur, son illustrateur.trice et/ou son éditeur.trice. L’occasion d’en savoir un peu plus sur un livre qui nous a plu ou interpellés. Cette fois-ci, c’est d’une collection dont on parle, Raconte à ta façon…, des albums totalement originaux. Son auteure (Sonia Chaine) et son illustrateur (Adrien Pichelin) ont accepté de nous en parler.
Sonia Chaine, auteure:
J’ai toujours aimé raconter des histoires. À mes ours, à mes enfants… Ils aimaient les contes, moi aussi. Pour les plus connus, j’inventais des rituels : des bruitages et des silences pour amplifier l’intensité, et j’ajoutais des surprises, inventant des détails plus ou moins nombreux selon le temps disponible.
En imaginant Raconte à ta façon…, j’ai souhaité faciliter la liberté de raconter en supprimant le texte au bas des pages et en créant des illustrations symboliques qui favorisent l’imaginaire. Des triangles pour les humains, des ronds pour les mammifères, un à-plat vert pour la forêt, une paire de ciseaux noirs pour le loup… Comme le loup, les ciseaux sont dangereux et utiles, et crantés, ils peuvent figurer une gueule menaçante !
Après avoir découpé chaque conte en séquences, j’ai pris mes feutres, alternant plans larges et gros plans selon les actions. J’ai réalisé le prototype des Trois Petits Cochons. Je l’ai testé sur des lecteurs d’âges différents. À deux ans, ils suivaient les chemins avec les doigts et disaient fièrement « le loup » en découvrant les ciseaux noirs sur une nouvelle page. De 3 à 10 ans, ils s’emparaient de la légende avec une facilité déconcertante et s’amusaient spontanément à inventer des détails. Les parents étaient plus inquiets. Inquiets d’oublier la signification d’un signe, inquiets de ne pas avoir de support texte. Leur appréhension m’a amenée à insérer légende et résumé de l’histoire sur des rabats de la couverture pour être visibles en racontant. Je me suis adressée à Adrien Pichelin, un jeune et excellent graphiste dont le style épuré, rigoureux et sensible convenait parfaitement. Il a été emballé par le défi et a sublimé mes croquis.
J’ai appelé la collection Imagine et j’ai présenté le projet à Flammarion Jeunesse, à Hélène Wadowski et Bénédicte Roux. Elles ont été enthousiastes devant la nouveauté et la richesse pédagogique du concept, mais soucieuses de rassurer les parents.
De là, nous avons travaillé ensemble, et elles ont proposé le titre : Raconte à ta façon…, plus explicite. Elles ont aussi imaginé un marque-page avec la légende au recto et le résumé de l’histoire au verso, ainsi que l’ajout d’un mode d’emploi et la reprise d’une partie de la légende en couverture.
David Laforgue, le directeur artistique a parlé de la couverture et de l’idée de pièce pour mettre le symbole en valeur. Tous les cinq, nous avons cherché comment optimiser chaque page. C’est ainsi que le ventre du loup-ciseaux est devenu triangulaire après avoir mangé la grand-mère et le petit chaperon rouge et que les maisons détruites des petits cochons ont été ajoutées.
Pour l’impression, toujours la même concertation. Nous nous sommes réunis pour optimiser chaque couleur, valider la maquette en blanc et la photogravure.
Deux nouveaux titres sont en préparation. Nouvelle réunion toujours aussi constructive. Cette collection est une belle aventure humaine et sans l’apport de chacun, elle n’aurait pas été aussi bien !
Adrien Pichelin, illustrateur:
Petit, j’ai vite été attiré par l’univers de la création, de la sculpture en Lego, bois… jusqu’aux dessins et graphismes en deux dimensions. Mon souhait était de les réaliser sans l’aide des « grandes personnes », de faire surgir ce qui se trouvait au fond de moi, mes propres sensations, émotions à travers ces créations.
Quand Sonia Chaine est venue me proposer ce concept de contes pour enfants, je me suis rapidement retrouvé et reconnu dans cette nouvelle manière d’aborder une histoire ; ce n’est plus aux parents de raconter un conte déjà maintes fois entendu mais aux enfants eux-mêmes de le raconter avec leurs propres mots, leur propre vécu.
Par la suite il a fallu élaborer un graphisme le plus simple et le plus juste possible, un mélange entre abstraction et réalisme de l’histoire. Chaque page a été conçue comme un « tableau » : positionnement des personnages, des lieux et des actions afin de favoriser l’abstraction de l’enfant, de le « sortir » de l’histoire originelle.
Chaque personne associe une couleur, une forme à un souvenir, une émotion particulière… pour ces contes nous avons travaillé avec les équipes de Flammarion dans le but de favoriser la compréhension de l’histoire et surtout de permettre à chacun de raconter ces contes à leur façon.
Les trois petits cochons et Le petit chaperon rouge |
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !