Aujourd’hui, on rencontre Seng Soun Ratanavanh qui nous plonge dans son univers singulier et onirique, et puis l’on parle du puissant Ruby tête haute, ode à l’émancipation et au combat pour l’égalité avec l’autrice Irène Cohen-Janca, l’illustrateur Marc Daniau et les éditrices Caroline Drouault et Ilona Meyer… Installez-vous confortablement… Bonne lecture !
L’interview du mercredi : Seng Soun Ratanavanh
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Je suis diplômée de L’École Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris, je suis peintre et dessinatrice, je travaille pour l’édition jeunesse depuis 2016, mon premier album est Attends Miyuki.
Comment choisissez-vous les projets que vous illustrez ?
Je lis attentivement le texte et assez rapidement j’essaye de voir si c’est un texte dans lequel je peux projeter mon univers. En général, si c’est le cas, à la première lecture, j’ai déjà des images ou des idées qui viennent. Je suis aussi très sensible à l’écriture et si l’histoire me touche, les idées peuvent venir plus tard.
Votre univers est très reconnaissable, à la fois poétique et onirique, qu’est-ce qui vous inspire ?
D’abord, merci pour ce joli compliment. C’est effectivement ce que j’essaye d’obtenir à travers mes illustrations. Tout d’abord, je puise mes idées dans le texte que je dois illustrer, j’essaye de partir du propos, du sens de l’histoire et trouver mon angle de vue, mon interprétation personnelle que j’essaye de retranscrire dans l’illustration. Pour réaliser mes images, tout m’inspire, bien sûr les tableaux, les illustrateurs/trices, la nature et tout ce qui m’entoure, mes enfants et bien sûr l’enfant que j’ai moi-même été.
Quand vous étiez enfant, qui étaient vos « héros et héroïnes » ?
Je n’avais pas vraiment de héros ou héroïnes…
Quelles étaient vos lectures d’enfants, adolescents ?
Toute petite, j’ai souvenir d’avoir lu en boucle : Sacrées sorcières de Roald Dahl, Le petit Nicolas de Goscinny, Les malheurs de Sophie de la Comtesse de Ségur et les contes, particulièrement ceux de Andersen. Plus tard, j’ai lu les classiques… et je continue d’ailleurs…
Quels sont vos prochains projets ?
Je suis en train de dessiner la suite de Miyuki… et j’ai d’autres projets en attente.
Bibliographie :
- Mon île, illustrations d’un texte de Stéphanie Demasse-Pottier, De la Martinière Jeunesse (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Au lit Miyuki, illustrations d’un texte de Roxane Marie Galliez, De la Martinière Jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Fleurs de princesses, illustrations d’un texte de Christelle Huet Gomez, De la Martinière Jeunesse (2016).
- Attends Miyuki ! illustrations d’un texte de Roxane Marie Galliez, De la Martinière Jeunesse (2016) que nous avons chroniqué ici.
Son site : http://cargocollective.com/sengsoun
Parlez-moi de… Ruby tête haute !
Régulièrement, on revient sur un livre qu’on a aimé avec son auteur·trice, son illustrateur·trice et/ou son éditeur·trice. L’occasion d’en savoir un peu plus sur un livre qui nous a interpellés. Cette fois-ci, c’est sur Ruby tête haute – un passionnant album qui nous raconte la lutte menée par Ruby Bridges contre la ségrégation raciale – que nous revenons avec son autrice Irène Cohen-Janca, son illustrateur Marc Daniau et ses éditrices Caroline Drouault et Ilona Meyer.
Irène Cohen-Janca (autrice):
D’abord il y a eu le tableau, découvert il y a quelques années. J’en avais gardé l’image très forte de cette petite fille qui avance encadrée par quatre policiers, dont, étrangement, on ne voit pas les visages, coupés à hauteur d’épaule, réduits ainsi à leur seule fonction de gardiens de la loi, de représentants de l’institution. Cette petite fille noire, vêtue d’une lumineuse robe blanche, tranchant ainsi sur ce mur gris, éclaboussé de rouge et d’insultes racistes m’avait impressionnée par sa solitude presque palpable, sa détermination et son indifférence à ce hors champ terrifiant que l’on devine. C’est une force qui va. Et, ce qui est peu commun, une force d’enfant. Une petite guerrière n’ayant comme armes que sa robe immaculée, ses affaires d’écolière, son enfance, ce regard porté vers le lointain et déjà sa foi en un monde meilleur. Quelques années plus tard il y a eu sa voix. C’était une interview récente, cinquante ans ont passé. Aussitôt m’est revenu le tableau de Norman Rockwell. C’est à ce moment-là que j’ai eu envie d’écrire un texte qui lui soit consacré. Dans la douceur de sa parole, la fermeté de son engagement l’absence de pensée manichéenne, j’ai retrouvé la petite fille des années soixante qui affrontait le mal avec détermination mais sans haine, et du haut de ses six ans participait à une révolution des esprits. Lors de cette interview, Ruby Bridges évoquait ces premiers jours de rentrée mais aussi Barbara Henry, l’enseignante retrouvée des années plus tard et grâce à qui, explique Ruby Bridges devenue adulte, elle « ne voit pas les choses à travers le prisme de la race ». Barbara Henry et d’autres blancs encore qui ont témoigné de leur solidarité et de leur répulsion face à ces foules déchaînées. Ruby Bridges vit toujours à La Nouvelle Orléans et la fondation qu’elle a créée pour lutter contre le racisme par le biais de l’éducation, et pour « la tolérance, le respect et l’appréciation des différences accorde aux livres une place essentielle ». Sa fondation a distribué plus de 20 000 ouvrages à des enfants pauvres. Elle s’est même offert les services d’ophtalmologues pour soigner ceux qui souffrent de problèmes oculaires. Sur un tee-shirt distribué aux enfants elle a porté l’inscription suivant : « Real men read » (« les vrais hommes lisent »). « Le racisme est une maladie d’adultes, dit confiante Ruby Bridges, les enfants, qui ne voient pas la couleur de peau, peuvent aider leurs aînés à s’en débarrasser ». Enfin j’ai beaucoup aimé ce qu’elle dit de cette rentrée de classe où les enfants noirs et blancs sont mélangés. Ruby pourrait considérer ça comme une victoire mais non Barbara Henry n’est plus là et Ruby se sent encore une fois mise à l’index, marginalisée. La nouvelle enseignante se moque d’elle et de cet accent « impossible » : c’est l’accent de Detroit d’où est originaire Barbara Henry et que Ruby a « attrapé »…
Marc Daniau (illustrateur):
Quand Caroline et Ilona m’ont proposé d’illustrer Ruby en 2016, je n’avais pas travaillé depuis 6 mois, pas fait d’album depuis Je suis le chien qui court paru en 2013, autant vous dire que je me suis accroché à cette bouée comme un naufragé paralytique, sans poser de questions. Caroline, m’avait juste demandé de travailler à la gouache. Technique que j’avais abandonnée en 2003 pour me mettre à la peinture à l’huile. Mes tubes n’étant pas tout secs, je me suis remis à la peinture à l’eau. Même avec des brosses neuves je me sentais tout rouillé, et ce pendant toute la réalisation des illustrations. En fait il s’agissait d’un malentendu, Caroline voulait seulement me demander de travailler en couleur contrairement à Je suis le chien qui court majoritairement en noir et blanc. Le hasard produit parfois de drôles de choses. J’ai eu beaucoup de bonheur à réinterpréter l’illustration de Norman Rockwell. C’est en découvrant son travail à l’humanisme communicatif que j’ai fait un grand pas vers le chemin sur lequel je continue d’avancer. J’ai tout de suite senti que les éditrices me faisaient totale confiance, ce qui me permet toujours de travailler dans les meilleures conditions. Je n’ai rencontré en vrai, Irène, qu’une fois le livre publié. Et c’était une très belle rencontre. Illustrer un texte, c’est d’abord une lecture en profondeur, et c’est donc déjà rencontrer son auteur. J’aime bien avoir la sensation de m’approprier totalement le texte quand je l’illustre. Après quand j’ai terminé je donne les illustrations et rend le texte, aux éditrices, à l’auteur, aux lecteurs, avec le sentiment que cela ne m’appartient plus, comme quand on tend un cadeau où l’on a mit tout son cœur et qu’on est pas sûr qu’il va plaire.
Caroline Drouault et Ilona Meyer (éditrices):
Nous avons un souvenir très précis de la première fois qu’Irène Cohen-Janca nous a parlé de Ruby. C’était au Mémorial de la Shoah, juste après une conférence menée autour du merveilleux Dernier voyage (NDLR : illustré par Maurizio A. C. Quarello, sorti également aux Éditions des Éléphants). Elle nous a parlé de ce tableau si célèbre de Norman Rockwell, où une petite fille marche en robe blanche dans La Nouvelle-Orléans des années 1960, escortée par quatre policiers. Irène nous a dit que cette petite fille avait existé, qu’elle s’appelait Ruby, et qu’elle était l’une des premières enfants noires à être entrée dans une école de Blancs aux États-Unis, à la fin de la Ségrégation. Elle nous a raconté la dispute, entre le père et la mère de Ruby, lui qui pensait que les choses ne changeraient jamais, elle qui voyait une chance pour sa fille et sa communauté. Et elle nous a raconté ensuite la première rentrée de la fillette, le chemin pour l’école encombré par les visages haineux, les cris, les menaces et les insultes. Et l’arrivée dans la classe, déserte, les autres élèves ayant été retirés de l’école par des parents outrés que la porte puisse être ouverte à une enfant noire. Nous avons été immédiatement emportées par cette histoire, touchées par le destin exceptionnel de cette fillette, devenue malgré elle un symbole de la lutte pour l’égalité. Dans la lignée du Dernier voyage, nous avons su que ce texte pourrait être le prochain titre de notre collection « Mémoire d’éléphant ». Et quand, quelque temps plus tard, le texte est arrivé, nous avons retrouvé tout le talent d’Irène qui, se basant sur les écrits de Ruby et sur ses nombreuses recherches, avait su regarder le monde à travers les yeux de cette petite fille, épousant ses questionnements, ses pensées les plus fines, laissant transparaître sa naïveté, sa tristesse et son angoisse devant une situation incompréhensible pour elle. Le texte était si juste, si bouleversant ! Pour en revenir à notre réalité d’éditrices, il était aussi bien plus long que nos textes d’albums habituels… Alors, quelle forme lui donner ? Nous avons décidé d’en faire un album très grand format, un grand texte illustré. Avec une pleine page blanche pour le texte en vis-à-vis d’une pleine page d’illustration. L’idée de faire appel à Marc Daniau pour l’illustration s’est rapidement imposée : cela faisait un moment que l’on guettait le bon texte à lui confier. Marc a un talent hors pair pour saisir les personnages et leur mouvement, pour poser des décors, urbains ou paysagers. Sous ses pinceaux, la foule déformée par la haine est presque devenue un tableau burlesque. Mais la violence est là, palpable. La candeur de Ruby au début du livre, sa plongée dans le désespoir et son courage pour avancer sont magnifiquement représentés.
Bref, nous sommes fières d’avoir allié ces deux grands talents pour la toute première fois. Nous espérons, bien sûr, que les occasions de retravailler avec ce même duo se représenteront !
Ruby tête haute, texte d’Irène Cohen-Janca, illustré par Marc Daniau, sorti chez Les éditions des éléphants (2017), chroniqué ici. |
Née au début des années 90s, tour à tour professeure, amoureuse de la vie, de la littérature, de la musique, des paysages (bourguignons de son enfance, mais pas que…), des films d’Agnès Varda, des vers de Cécile Coulon et des bulles de Brétecher. Elle a fait siens ces mots de Victor Hugo “Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent”.