Aujourd’hui, je vous propose d’en savoir plus sur l’autrice-illustratrice Marion Barraud. Ensuite, pour la rubrique Ce livre-là, c’est Paolina Miceli qui nous parle d’un livre auquel elle tient particulièrement. Bon mercredi à vous !
L’interview du mercredi : Marion Barraud
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Après des études en graphisme principalement, je me suis lancée dans le domaine de l’illustration il y a maintenant 7 ans. J’ai commencé à travailler pour la presse puis peu à peu le livre avec la parution d’une BD dans la collection Shampooing chez Delcourt et des livres jeunesse dans différentes maisons d’édition (MeMo, Rageot, La Martinière Jeunesse…).
Je réponds aussi à des commandes pour des structures ou des marques (La Cité des sciences, Décathlon, Karine & Jeff, La ligue de l’enseignement…)
Pendant cette période de confinement, vous proposez des coloriages à télécharger sur votre page Facebook (un peu comme ceux que vous aviez sortis chez Le Diplodocus ou Mango). D’où vient cette envie de dessiner des coloriages ?
En fait ce ne sont pas des coloriages à la base. Il s’agit de dessins automatiques que je réalise dans des carnets afin de me détendre, de me délier la main et pour réfléchir aussi. En feuilletant ces dessins, certains proches m’ont soufflé l’idée de les proposer sur le web pour que les gens puissent s’amuser à les colorier. Ce type de dessin est vraiment essentiel pour ma pratique. Il sert à gérer certaines frustrations occasionnées par certains projets et à chercher de nouvelles formes et façons de faire.
Je me demande souvent « à quoi je sers » dans notre société. Il y a peu j’expliquais à mes collègues d’atelier que si nous étions en guerre, mon métier ne servirait à « rien » au sens vital du terme.
Nous ne sommes pas en guerre mais nous vivons une période inédite, floue et difficile à vivre pour beaucoup d’entre nous. Je ne sauve pas des vies mais quand je reçois des messages privés m’exprimant la joie et l’apaisement que ce coloriage a apporté pendant quelques minutes ou quelques heures, et bien cela me touche et me ravit vraiment. On parle souvent des réseaux sociaux pour pointer du doigt toutes les dérives. Pour ma part je suis toujours aussi surprise de recevoir autant de chaleur humaine. Il y a un vrai lien qui peut naître sur ces réseaux et quand je lis certains retours, cela me nourrit et me gonfle pour continuer à dessiner.
D’ailleurs, j’ai l’impression que les réseaux sociaux sont très importants dans votre travail, non ?
Oui comme je le disais, cela me permet de « sentir » l’humain dans ma pratique quotidienne et ne pas perdre le sens. Je trouve que l’édition est un milieu difficile. Vous travaillez pendant plusieurs mois sur un livre, vous vous posez mille questions, vous vous découragez, vous suez. Un jour le livre sort. Il est noyé dans une masse de livres riches et variés. Si vous ne le faites pas un peu vivre par le biais d’ateliers, de rencontres ou d’expositions, vous ne savez rien de son existence. Pour être clair, cela revient à vivre une longue gestation avec ses hauts et ses bas, parfois accoucher péniblement et de pas pouvoir se nourrir de son résultat. On ne fait clairement pas des livres pour l’argent alors pour me donner de la force il faut que le lien avec l’éditeur soit sain et constructif et qu’ensuite je puisse interagir avec ceux qui reçoivent les images. Retrouver du sens, ne pas se baser que sur des chiffres et savoir pourquoi on fait tout ça. Quand je fais des livres, c’est pour faire éprouver des émotions, pour faire rire, pleurer, et puis réfléchir, rêver.
Avant que le projet soit sorti, j’aime donc partager mes recherches, mes questionnements, mes images en cours de route. J’aime beaucoup le côté « coulisses » même si bon oui à l’heure actuelle on lisse tout et tout devient vitrine.
Je rajouterais que ce métier est solitaire, parfois très décourageant alors ces petites récréations m’apportent un peu de carburant.
Vous avez illustré les mots d’autres (dernièrement Les pochettes surprises sorti au Seuil ou La bataille des haricots contre les carottes chez Casterman), comment choisissez-vous vos projets ?
Je suis très admirative de ceux qui écrivent. Avant que le dessin ne prenne autant de place, j’écrivais. Surtout des poèmes en fait. Depuis je n’ose plus, je trouve que les mots ne pardonnent pas. Vous pouvez vous servir et transformer un dessin un peu faible ou maladroit. Les mots eux, on ne peut pas les cacher, les emmitoufler. Ils ont quelque chose de plus frontal, de plus direct. Alors quand je lis un texte qui sonne juste, qui vient directement me chercher et me toucher, je ne me pose pas trop de questions.
Les deux textes dont vous parlez sont de bons exemples. Le texte de Les Pochettes surprises de Rachel Haustafer m’a beaucoup émue car il me renvoyait directement à l’enfance, aux petits riens et aux gens qu’on aime et à comment on peut leur dire sans les mots justement. L’éditrice Camille Giordani suivait mon travail depuis quelque temps et nous avions eu l’occasion d’échanger sur ce qui m’intéressait. Quand elle m’a envoyé ce texte, j’ai tout de suite dit oui !
En ce qui concerne le texte chez Casterman ça a été assez évident aussi. J’aime l’humour et la poésie et ce type de texte marie très bien les deux pour moi. Ces histoires que l’on se raconte par ennui, observation de ce qui nous entoure, la vie de ce qui est inanimé dans la vie réelle. Là encore cela me rappelle mon enfance, moi devant une assiette que je ne veux pas finir. J’espère toujours que le texte touchera autant les lecteurs que cela m’a touchée à la première lecture.
Seule vous aviez sorti le très beau La laisse chez MeMo (et une BD chez Delcourt en adulte), pas de nouveaux projets solos ?
Il y en a plusieurs dans mes cartons mais je suis tellement impressionnée par les mots que je n’ose pas vraiment m’y mettre. Les deux livres dont vous parlez n’avaient d’ailleurs que très peu de texte pour cette raison-là. J’espère réussir à me débloquer avec le temps. L’écrit comme le dessin, j’ai besoin de le pratiquer quotidiennement, d’en faire une hygiène de vie. Pour le moment je bute car cela reviendrait à demander à quelqu’un qui ne court pratiquement pas de courir un marathon. Le résultat serait peu concluant et le plus grave c’est que le plaisir serait absent.
Je vous ai entendu parler du fait que vous étiez contre les stéréotypes sexistes (et on vous comprend !), est-ce qu’il vous arrive de refuser d’aller dans le sens d’un éditeur ou de refuser un contrat (je pense aux commandes que vous recevez de la presse) parce que justement on vous demande de reproduire des schémas sexistes ?
Tout cela évolue vraiment dans le bon sens je trouve. L’image pour viser juste, est obligée de s’adapter à ce qui se passe dans la société de toute façon. J’ai surtout été surprise au début de mon parcours. Je ne pensais pas qu’on me demanderait encore de faire une petite fille avec du rose et un garçon avec du bleu. J’ai accepté des choses que je n’accepterais pas maintenant mais comme je l’ai dit, cela arrive assez peu maintenant. J’ai dessiné des hommes à cheveux longs, des femmes à cheveux courts, des corps différents, des sexualités différentes… Il m’arrive de ne pas accepter certaines corrections, notamment sur la question du poids. On me demande parfois d’amincir les petites filles (jamais pour les garçons). Avant d’en faire mon métier je dessinais des personnages. Ils n’étaient pas filles, ils n’étaient pas garçons. Je pensais naïvement que ça ne poserait pas de problème. J’aime dessiner les animaux pour cette raison-là. Dans La laisse on ne connait pas le sexe des personnages et sincèrement je ne vois pas ce que ça changerait à l’histoire. Je comprends l’importance que l’enfant puisse s’identifier aussi. C’est là que l’échange avec l’éditeur est important.
Les rêves sont-ils toujours aussi importants dans votre processus créatif, comme je vous l’ai entendu dire dans d’anciennes d’interviews ?
Oui même s’il est toujours difficile de savoir ce qui influence. Mes expériences, ma vie, mes rencontres, mes voyages, ce que j’écoute, regarde, mange, tout peut donner vie à des idées !
Il est vrai que je rêve beaucoup et que cela conditionne fortement mes journées. L’accumulation de poissons, les personnages qui volent et nagent, certains paysages, tout cela vient directement de mes rêves. Parfois je ne sais plus si je l’ai réellement vécu ou rêvé tellement mes rêves sont forts et récurrents.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Petite, je dévorais les belles histoires, les Astrapi, les J’aime lire. J’en ai des souvenirs extrêmement joyeux. Je me rappelle aussi avoir lu les contes d’Andersen, c’était magique.
À l’adolescence c’est plus vers la poésie que je me suis tournée avec les poèmes de Victor Hugo, Rimbaud et Baudelaire. Et je ne comprends toujours pas pourquoi mais j’ai découvert Agatha Christie à cette période et j’ai adoré ça ! J’aime toujours autant d’ailleurs, surtout quand il y a Hercule Poirot.
Des projets en cours ?
Oui, plusieurs ! Je termine un très joli livre aux Éditions La Pastèque avec un texte de Benjamin Adam. C’est drôle et enlevé comme j’aime et le personnage principal est un chien. Pour moi le rêve quoi 🙂
Je travaille aussi actuellement sur un texte d’Anne Cortey qui m’a énormément émue. Je suis très fière de le mettre en images. Ça sera édité à l’École des Loisirs.
Je viens de signer deux contrats chez deux petites maisons éditions avec des textes poétiques qui autorisent à la contemplation. Cela fait longtemps que je voulais m’y essayer mais c’était plus difficile à faire accepter aux éditeurs. J’ai aussi un projet personnel de livre jeunesse qui me tient beaucoup à cœur mais qui est assez abstrait. J’aimerais lui trouver preneur mais si ça ne se fait pas je vais essayer de trouver les moyens de l’auto-éditer car il me tient vraiment à cœur.
Je commence aussi à réfléchir à un projet de BD à 4 mains avec Victor Hussenot. J’ai très envie de refaire de la bande dessinée.
Et dans un autre registre j’aimerais beaucoup quitter le dessin en 2D pour la 3D.
Je réfléchis, je note des choses dans des carnets. Avec un compagnon céramiste, je pense qu’il y a moyen d’envisager de fructueuses collaborations.
Bibliographie :
- La bataille des haricots contre les carottes, illustration d’un texte de Paul Battault, Casterman (à paraître).
- Les pochettes surprises, illustration d’un texte de Rachel Hausfater, De la Martinière Jeunesse (2019), que nous avons chroniqué ici.
- série Rose et Grouk-Grouk, illustration de textes de Falzar, Rageot (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Ma bohème et autres poèmes, illustration de textes d’Arthur Rimbaud, Gallimard Jeunesse (2018).
- La Laisse, texte et illustrations, MeMo (2017).
- Coloriages mystères au numéro, texte et illustrations, Fleurus (2016).
- Temps de chien, texte et illustrations, Le Diplodocus (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Entre parenthèses, texte et illustration, Shampooing (2014).
- Coloriages jusqu’à… 100, texte et illustrations, Mango jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
Ce livre-là… Paolina Miceli
Ce livre-là… Un livre qui touche particulièrement, qui marque, qu’on conseille souvent ou tout simplement le premier qui nous vient à l’esprit quand on pense « un livre jeunesse ». Voilà la question qu’on avait envie de poser à des personnes qui ne sont pas auteur·trice, éditeur·trice… des libraires, des bibliothécaires, des enseignant·e·s ou tout simplement des gens que l’on aime mais qui sont sans lien avec la littérature jeunesse. Cette fois, notre invitée est Paolina Miceli, professeure des écoles par correspondance et animatrice d’une bibliothèque de rue.
Si je devais choisir un seul livre de littérature jeunesse, ce serait Antigone peut-être de Martine Delerm, publié aux éditions Panama en 2007. Dire l’enfance avec un regard adulte me séduit dans chacun de ses albums. Ils sont des supports mémoriels d’une succession de rencontres entre le lisible et le visible. L’autrice fait advenir matériellement des espaces, des personnages, un monde imaginaire et permet la subtile interaction entre textes et images. L’illustration entre dans les textes, dans les mots, pour les dérober. Les petites filles sont très présentes dans les livres de Martine Delerm et Antigone peut-être dit la colère et l’impuissance. Dans le champ du malheur, Antigone plante une objection. Cet album dit l’indignation, le sort des filles, le courage, la dignité, dire « non » au rose bonbon, aux stéréotypes féminins. Les premières aquarelles offrent un univers désolé de ruines où « l’air à la mort se marie ». Entre « les pans de murs avec des carrés d’ombres pour fenêtres » errent des fillettes désarmées, fragiles. L’album a la pudeur discrète pour montrer l’indicible. Plus qu’un dialogue, l’aquarelle instaure une lecture mais aussi un enrichissement et la révélation d’un envers du texte : Antigone protagoniste d’un mythe, récrite et reconfigurée, se charge des questions les plus brûlantes et les plus actuelles. Elle symbolise pour le lecteur moderne la lutte contre l’oppression et la défense des minorités opprimées. Chaque fillette de l’album se dresse en face du monde, craignant la vie qui dégrade, elle possède la fougue, l’abnégation, le goût de l’absolu. La double page organise le parcours du regard avant même la lecture à proprement parler.
À chaque possibilité de lecture oralisée de cet album, je cherche à partager cette philosophie de l’existence. Toutes les fillettes sont enfermées dans des cases, elles cherchent une issue. Se pose le problème du refus ou de l’acceptation du tragique de la vie chez ces filles muselées par les hommes. « Il y a des hommes qui rient trop fort dans ce qui reste des miroirs. » Même si Antigone représente la liberté de dire non, elle met sa vie en jeu pour rappeler le devoir de résistance.
Le dialogue des deux modes de représentation entre les méditations poétiques et la douceur des teintes forme un tout où l’image ignore la négation, elle est toujours création d’existence.
Autrefois en littérature jeunesse, on ne disait que ce qui doit être, on dit désormais ce qui est. Ce livre autorise l’échange avec des sensibilités encore fragiles et me permet de quitter les fournisseurs serviles, uniquement soucieux de survivre dans notre économie de marché. Délicat pour les discrets, les anciens, les différents. Sous prétexte de protection, on aseptise trop souvent les enfants et l’on se rue sur des livres passe-partout. Un livre est souvent une « bombe à retardement », dans l’attente d’une compréhension. J’ai pu lire cet album à des enfants d’origines différentes, parfois non francophones, et je garde en mémoire le visage de Komal, jeune fille afghane pointant du doigt la fillette qui lui ressemble tant sous les poupées russes mimant la burqa.
L’album Antigone peut-être permet de transgresser un peu le connu, de s’attarder des deux côtés du miroir de l’enfance et tente de donner, malgré tout, l’espoir.
Paolina Miceli est professeure des écoles par correspondance et animatrice d’une bibliothèque de rue.

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !