Aujourd’hui j’ai la chance de recevoir deux personnes qui ont en commun d’être auteurs et éditeurs, et tous les deux ont un vrai discours, ils ont vraiment quelque chose à dire. Je suis heureux de vous faire découvrir ou mieux connaître Didier Debord, pour commencer, qui a accepté de répondre à mes questions. Ensuite je vous propose de lire les coup de cœur et coup de gueule de Marie Moinard. Bon mercredi !
L’interview du mercredi : Didier Debord
Vous êtes auteur, éditeur, traducteur… quel a été le chemin pour arriver jusque-là ?
Je suis arrivé là de la manière la plus détournée qui soit ! Rien ne me prédestinait à la littérature, puisque je devais devenir vétérinaire. Mais quand on a 14 ans en 1968, qui plus est dans une grande ville comme Lyon, on se laisse aspirer par la vague de liberté et je me suis dit que vétérinaire n’était pas forcément synonyme de liberté. En résumé : j’ai tout arrêté en première après trois redoublements (CM2, 3ème – tiens, j’avais 14 ans ! – et seconde) et de fortes chances de redoubler ma première. Par bonheur, j’ai pu ensuite passer le bac SMD et ai alors commencé un long cursus de quinze ans d’études. Le bac SMD ? Vous savez ce bateau qui fait la navette entre Saint-Malo et Douvres, le but de mon premier voyage, de quinze ans de voyage, de pérégrinations et d’errance…
Disons que l’écriture résulte directement des voyages, des rencontres, des expériences. Il y a matière à raconter, à partager. Mais c’est aussi en voyageant que j’ai appris trois langues étrangères, l’allemand, l’anglais et l’espagnol, sur le terrain, parfois sur l’oreiller. C’est une excellente formation, ludique, mais surtout efficace si j’en juge à ma bibliographie, que ce soit adulte ou jeunesse.
Tout le reste est dans ma pièce de théâtre Papi était hippy, parue aux éditions Le Griffon bleu.
Justement, parlez-nous des éditions du Griffon bleu.
Le Griffon bleu est un canidé-éditeur assez remuant. Tel chien, tel maître. Je l’ai voulu ainsi, je n’irai pas me plaindre. Lui aussi est un contestataire, un militant, un engagé, j’ai bien dit « engagé » et non « enragé », qu’on ne me l’abatte pas ! Je l’ai créé avec mon ami Frédéric Besnault, un infographiste, pour éditer des intermittents du spectacle, des conteurs et des comédiens. Donnant-donnant, comme disait je-ne-sais-plus-qui. Le Griffon bleu les publie et ils se/nous diffusent à travers leurs spectacles. Ensuite, nous avons créé une collection de romans, On Ré-Agit !, dont le programme est dans le nom. Ce sont des romans sur des thèmes qui concernent la jeunesse, mais pas qu’elle, et que nous abordons avec franchise, sérieux et décontraction. Ce n’est pas parce qu’on parle de l’anorexie dans La fille qui n’existe pas, de la mondialisation dans Chicharra et les vautours, des relations élèves-profs-parents-administration dans L’arène du collège qu’il faut pleurer. Lisez Un scooter d’enfer qui parle des clichés sur la banlieue : on rit et on pleure. Mais on rit.
Nous commençons à publier des pièces de théâtre écrites par les détenues de la prison de Seysses au cours d’ateliers organisés par Stéphanie Fontez et Alice Subias, et nous sommes sur la piste de publications multimédias de contes en langue des signes qui pourraient également être écoutés par les malvoyants.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescent ?
Hmmm… Joker ! Bon, soyons francs, je ne lisais pas. J’ai été élevé dans une famille de scientifiques (papa toubib, frère toubib, sœur aînée prof de biologie, sœur cadette orthophoniste et moi…) où seule ma grande sœur lisait. J’en suis resté au Club des Cinq et, un peu plus tard, aux San Antonio. Plus tard encore, mes « études » m’ont également empêché de lire : vous vous voyez transporter une bibliothèque dans un sac à dos ? Moi pas… J’ai découvert la lecture à plus de trente ans.
Parlez-moi de la trilogie La quête de l’horizon, comment est-elle née ?
C’est l’un des fruits de mes quinze années d’études ! J’ai traversé en trois mois et en 2 CV camionnette le Sahara marocain et algérien d’est en ouest pour rencontrer les Sahraouis et j’en ai tiré, beaucoup plus tard, deux romans, La guerre des sables, pour la collection On Ré-Agit !, puis Mahmoud, petit prince du désert, le premier tome de La quête de l’horizon parue aux éditions Le Jasmin. Entre-temps, je suis parti comme brigadiste (non armé, je précise) en Amérique Centrale pendant la guerre qui opposait au Nicaragua les Sandinistes à la Contra (la contre-révolution). J’ai sillonné le quartier avec mon sac à dos pendant trois mois et en ai tiré un reportage de guerre pour un quotidien allemand. C’était la première fois que j’écrivais quelque chose et j’avais 34 ans. J’en ai tiré par la suite le deuxième tome : Le secret de Teotihuacan. Par contre, je ne suis pas allé au Japon, eh non ! Mais, pour écrire Au pays du soleil levant, je me suis sacrément documenté – pas seulement en fréquentant les restaurants chinois et en buvant du saké. J’ai énormément parlé avec des gens qui connaissent bien le Japon, j’ai regardé des cassettes, lu des livres et recueilli des témoignages. Je l’ai finalement fait « valider » par des nippons qui m’ont dit s’y reconnaître.
Un auteur est un passeur de mots. Regardez mon essai historique, Les Espagnols en France, une vie au-delà des Pyrénées, co-écrit avec Bruno Vargas et paru aux éditions de L’Attribut. Je n’ai pas fait la guerre d’Espagne et n’ai pas connu la retirada, et pourtant, je raconte cette période comme si je l’avais vécue.
J’ai eu l’impression qu’à travers le regard des enfants, vous faisiez passer votre propre regard sur les gens, les lieux, que vous aviez ressenti ce qu’ils ressentent dans leurs voyages, est-ce que je me trompe ?
Et vice-versa ! Les enfants sont les vecteurs de mon ressenti et je suis le vecteur de leur ressenti. J’ai toujours beaucoup parlé et joué avec les enfants et ils m’ont énormément raconté de choses que j’ai pour ainsi dire « vécues par procuration ». Je voyageais le plus souvent seul et ils ont écrit avec moi mon carnet de voyage. La partie de foot dans La guerre des sables est vécue avec eux et j’ai rencontré avec eux le « vieillard » (à peine cinquante ans) rentré invalide des mines de phosphate du grand sud. J’adore les marmots et les marmottes. Ils sont tellement petits et grands, gamins et mûrs, spontanés et réfléchis, francs et attentifs, et tout et tout… Et pis d’abord, chu aussi resté un n’enfant, na !
J’ai remarqué que l’âge des enfants n’est jamais donné et on ne sait pas comment ils voyagent, ils ne sont jamais accompagnés de leurs parents (on imagine que des parents laissent rarement des enfants faire le tour du monde seuls !), est-ce un choix ? Pourquoi ce choix ?
Des enfants qui voyagent seuls ? Bah, rien de nouveau sous le soleil, Nils Olgerson l’a fait bien avant mes héros. Si je ne donne pas leur âge, c’est pour qu’une vaste palette de lecteurs puisse s’identifier avec eux. Pour moi, ils peuvent avoir entre 8 et 12 ans, un âge où on peut tout se permettre, parce qu’on est inconscient et de toute façon immortel.
Verrons-nous une suite ?
Je ne pense pas faire La quête de l’horizon, le retour. Je voulais faire passer des messages, et notamment dans les dernières lignes, je voulais faire rêver, donner envie de découvrir le monde, ouvrir les cœurs vers l’autre. J’espère que c’est (bien ?) fait. Je passe à autre chose, mais souhaite vivement rencontrer mes lecteurs pour continuer à faire vivre ces livres avec eux et à travers eux.
Quels sont vos projets ?
Actuellement, j’écris un gros roman autobiographique adulte, sur mes « études » et leurs conséquences sur ma vie. Deux vies pour le prix d’une, avec, en sous-titre De hippy jeune et beau, à papi plus très jeune, mais… On se fiche d’ailleurs pas mal de ma vie, elle est juste un prétexte. Par contre, je veux utiliser mon personnage pour m’en prendre au misérabilisme ambiant, au renfermement sur soi, à la peur de soi, de l’autre, de l’avenir. J’ai commencé dans le caniveau. Á l’époque, j’étais un hippy, maintenant, je serais assimilé SDF, avec tout ce que cela implique en consommations diverses et variées, en nuits ni câlines ni de Chine ni d’amour, en incertitudes, en dangers physiques et autres, en carences… mais aussi en infinies possibilités qu’il faut savoir provoquer et saisir… La vie est dans la rue, elle n’est pas dans la boîte à images. La première phrase du livre est celle-ci :
Tout corps plongé dans un sable mouvant reçoit de celui-ci une poussée verticale égale au poids du volume de sable [mouvant] déplacé – vers le haut : il n’y a pas de fatalités !
Autrement, eh bien, j’ai l’intention de vivre avec mes trois marmots et marmottes et avec leur illustratrice de maman, Birgit Kilian (pub : www.bkilian.com), et avec la terre entière, rien que ça ! Et si on parlait de vous, maintenant…
Le site de Didier Debord : http://www.d-debord.com et celui des éditions Le Griffon bleu : http://www.editions-legriffonbleu.fr.
Bibliographie (jeunesse) sélective :
En tant qu’auteur :
- Trilogie La quête de l’horizon, romans, Les éditions du Jasmin (2012), chroniquée ici.
- Papi était hippy, théâtre, Le Griffon bleu (2008)
- Je suis grand frère, album illustré par Eva Rosa, DPC (1995)
En tant que traducteur :
- Les animaux reviennent, de Michael Krüger, illustré par Quint Buchholz, Plume de Carotte
- Le paysan qui rêvait de bateau, de Jens Rassmus, Gründ
Les derniers titres parus au Griffon bleu :
- La fille qui n’existe pas, roman de Marie Mélisou (2012)
- Un scooter d’enfer, roman de Gérard Lapagesse (2012)
- L’arène du collège, roman de Micheline Jeanjean (2012)
Retrouvez toute la bibliographie (jeunesse, adulte et traduction) de Didier Debord sur son site.
Le coup de cœur et le coup de gueule de… Marie Moinard
Une fois par mois un acteur de l’édition jeunesse (auteur, illustrateur, éditeur,…) nous parle de deux choses qui lui tiennent à cœur. Une chose qui l’a touché, ému ou qui lui a tout simplement plu et sur laquelle il veut mettre un coup de projecteur, et au contraire quelque chose qui l’a énervé. Cette semaine c’est l’auteur Marie Moinard qui nous livre son coup de cœur et son coup de gueule.
Coup de cœur :
Alors que je voulais parler d’un livre de Martin Wincker, Le chœur des femmes, coup de cœur résolument féministe en littérature ado adulte, j’apprends le décès d’un homme juste que j’ai eu le plaisir de rencontrer pour mon travail. Je laisse mon coup de cœur littéraire de côté, Martin Winckler est bien trop intelligent pour m’en vouloir, pour rendre hommage à Stéphane Hessel, parti à 95 ans. 95 ans d’une vie lumineuse malgré les drames qu’il a vécus et les obstacles qu’il a surmontés. Rien n’a arrêté la volonté farouche de Stéphane Hessel de dessiner un monde meilleur au travers de ses actes, de ses propos, de ses livres et de ses prises de position. Il a, à lui tout seul, suscité l’indignation chez une grande partie de la jeunesse, qui s’est alors élevée contre les dogmes, contre la pauvreté et l’injustice, contre les mauvaises décisions, d’où qu’elles viennent, qui mettent en péril le juste équilibre de la vie. Il a proposé des solutions, œuvré, nourri des espoirs fondés pour un avenir plus solide. Il a survécu aux camps de concentration comme d’autres mais lui a eu un destin très peu ordinaire le conduisant à de hautes fonctions, notamment celle de diplomate, celle de membre de l’ONU, ou encore celle de co auteur de la déclaration des droits de l’Homme de 1948. Quand je l’ai rencontré, j’ai été subjuguée par cet homme souriant, âgé – 92 ans – trottant comme un lapin alors qu’il s’était excusé de marcher difficilement en raison de douleurs à une jambe. Il allait plus vite que moi ! Nous avions rendez-vous dans un café près de chez de lui en plein mois d’août ! Et tous les établissements étant fermés, il m’a emmenée chez lui pour pouvoir discuter calmement de cette préface que je voulais lui demander. Préface qu’il a bien voulu me donner. Je l’ai enregistré mais, trop timide, je n’ai pas osé lui demander de la signer de sa main. Et pour aller au bout de son engagement, il a accepté de participer à une émission de TV : Un monde de bulles autour de KZ Dora, l’album en question. La rencontre était improbable, elle a pourtant eu lieu, elle a été unique pour l’auteur de KZ Dora. C’est un cadeau. C’est ce qui le définissait entre autre à mes yeux : il était disponible pour donner des explications sur le monde tel qu’il le percevait afin que l’Histoire serve le futur mais ça c’est une autre histoire. Avec toute mon admiration.
Coup de gueule :
Mon coup de gueule va à un éditeur : Stock. Éditeur qui vient de publier un livre sous couvert de littérature, ce qui est plutôt banal dans le métier d’éditeur mais qui l’est beaucoup moins pour le titre en question. Il s’agit de Belle et bête de Marcela Iacub. Ce texte est apparu comme un roman aux yeux de certains journalistes qui l’ont soutenu comme on soutient un chef d’œuvre en lui consacrant sa Une (Le Nouvel Observateur, Libération) ce qui est exceptionnel pour un livre. Pourtant, ce texte relève plus d’un article racoleur écrit par une journaliste dont on dit qu’elle est féministe mais qui s’exprime régulièrement en faveur de la dépénalisation du viol. On a même voulu comparer ce livre à la littérature de Marie Darrieussecq et son roman Truismes, parce qu’on y parle aussi de cochon ! Entendez par là que l’auteure s’est éprise d’un homme parce qu’il est un cochon ce qui le rend sublime à ses yeux. J’ai eu le livre entre les mains. Ce que j’en ai lu m’a mise en colère. De quelle littérature parle-t-on ? C’est pas comme si on laissait croire aux consommateurs qu’ils mangent du bœuf alors qu’en réalité on leur sert du cheval ! Je ne développerai pas davantage le sujet qui, à mon sens, n’aurait jamais dû sortir de l’échange privé. Je retiens de cette publication qu’il s’agit d’un acte mercantile pour lequel l’éditeur a finalement été condamné à mettre un encart dans chacun des 40 000 exemplaires imprimés ainsi qu’à une amende conséquente. Le Nouvel Obs est également condamné. Dans ce monde où l’égalité femme-homme reste un combat quotidien, la publication de ce livre participe à la régression de l’émancipation des femmes.
Marie Moinard est auteur et éditrice.
Bibliographie (jeunesse) sélective :
En tant qu’auteur :
- La petite vieille du vendredi, album illustré par Isaly, Des ronds dans l’O (2012)
En tant qu’éditrice :
- La tisseuse de nuages, album d’Ingrid Chabbert, illustré par Virginie Rapiat (2012)
- La mémoire aux oiseaux, album d’Ingrid Chabbert, illustré par Soufie (2012) que nous avons chroniqué ici.
- Candy, roman d’Anne Loyer (2012) que nous avons chroniqué ici.
- Monsieur Lapin, T.1, album de Loïc Dauvillier, illustré par Baptiste Amsallem (2012)
- Mademoiselle Sel, de Juliette Parachini-Deny, illustré par Isaly (2012)
- La petite fille qui prenait racine de Caroline Van Linthout, illustré par Pole Ka (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Eulalie de La Grande Rêverie, d’Amélie Billon-Le Guennec, illustré par Line Parmentier (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Le bateau de Malo d’Ingrid Chabbert, illustré par Fabiana Attanasio (2012), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez la bibliographie complète de Marie Moinard le site des éditions Des ronds dans l’O.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !
J’ai eu la chance de rencontrer Marie Moinard à Montreuil. Nous avions ceci en commun : notre admiration pour Martin Winckler et je découvre ici notre admiration commune pour Stéphane Hessel… Cet homme de 92 ans à la jeunesse éclatante que j’ai vu pour le première fois dans l’émission empreinte sur la 5.
Petite rectification à faire : Il faut écrire… le chœur des femmes et non pas le cœur des femmes.
D’ailleurs c’est un livre à mettre entre les mains de tous les ados, filles et garçons, un livre dont la lecture devrait être obligatoire pour tous les étudiants en médecine et pour tous les hommes aussi…
Avec ceux des Ronds dans l’o, bien-sûr.
Merci beaucoup Catibou ! J’ai corrigé !
J’avais pas vu cette erreur.
J’ai adoré aussi ce livre, même si j’ai été un poil déçu par la fin. Je trouve que c’est un livre magnifique, qui parle de tellement de choses… Par contre dur de garder les yeux au sec…
Je commente rarement mais là je ne peux pas passer à côté ! Merci Marie de votre hommage sincère à ce grand Monsieur. Merci aussi d’évoquer ce sublime témoignage qu’est le Choeur des femmes, je le fais tourner dans mon cercle littéraire adulte depuis 2 ans : ce livre est un trésor d’intelligence et devrait être lu par toutes les jeunes filles ! Et enfin, merci de dénoncer cette ignominie de Iacub qui fait malheureusement du tort à la littérature, mais surtout aux combats des femmes. Bravo pour cet article ! Voir des gens engagés comme vous, ça fait très plaisir !
Merci Carole ! Honnêtement, on n’a pas vraiment le choix si on a un tout petit peu conscience de la vie d’aujourd’hui 🙂
Pas que par les filles…
Un coup de coeur et un coup de gueule qui font chaud au coeur ! Merci 😉
J’ai adoré l’interview de Didier Debord, sa façon de répondre aux questions de Gabriel, son parcours,…
J’ai très envie maintenant de découvrir son univers littéraire.
Merci !