Cet été encore, on vous propose à nouveau la rubrique du berger à la bergère tous les mercredis. Cette rubrique vous avait tellement plu les deux derniers étés, nous nous devions de la reprendre (il faut dire qu’à nous aussi elle plaît beaucoup) ! Donc tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trice·s et des illustrateur·trice·s qui posent trois questions à un·e auteur·trice ou un·e illustrateur·trice de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e d’en poser trois à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Rémi Courgeon et Albertine, on continue ces mercredis de l’été avec Martin Page qui a choisi de poser des questions à Éric Pessan !
Martin Page : Tu écris de la littérature générale, jeunesse, du théâtre, un essai (sur Stephen King et l’écriture, je conseille à tout le monde de le lire), tu dessines, tu fais des lectures avec des musiciens sur scène, tu travailles avec des peintres et des photographes, quand je vois tout ce que tu fais, je trouve ça important et inspirant. Est-ce que c’est une volonté de casser des murs entre genres, d’abaisser les frontières ? Comme un geste à la fois politique et esthétique ? Ou c’est juste que tu suis tes envies ? À moins que ce soit une affaire de rencontre ? Est-ce que tu penses que ces différents genres s’enrichissent les uns les autres ? Si oui, alors en quoi ? Est-ce que tu as envie d’aborder d’autres continents ? La BD, le cinéma, la comédie musicale ?
Éric Pessan : Un jour, un lecteur qui connaissait mes livres les plus confidentiels m’a dit que j’avais un homonyme qui écrivait des romans tellement il lui paraissait improbable qu’un auteur qui publie aux éditions du Chemin de Fer ou de l’Attente puisse également publier chez Albin Michel. Lorsque j’étais adolescent, je voulais devenir écrivain. C’était l’écriture qui m’intéressait : les romans, les poèmes, le théâtre. Je ne me posais pas la question du genre du texte. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main et j’ignorais totalement le cloisonnement, je ne savais pas que les poètes écrivent la poésie, que les auteurs dramatiques écrivent le théâtre et que les romanciers écrivent les romans (et que souvent, les uns dénigrent les autres). J’ai soif d’écriture. Dans un monde idéal, le genre du texte serait secondaire : on prendrait un livre pour son sujet, parce que l’on aime son auteur, pour la langue dans laquelle il est écrit, et on lirait. Dans un monde idéal, il ne faudrait pas indiquer « roman » ou « récit » ou « poésie » sur la couverture. D’autant plus que les genres sont perméables, ils ont tout à gagner à se mêler. J’ai écrit des romans qui respectent les unités du théâtre classique (temps, lieu, action) tout comme des pièces où les rôles ne sont pas distribués. J’ai écrit des textes qui finissent dans le merveilleux fourre-tout de la poésie parce que des éditeurs m’ont répondu qu’ils n’étaient ni des romans ni du théâtre. J’ai envie d’explorer tous les genres, de tout m’autoriser. Dans la pratique, de très nombreux auteurs décloisonnent. La critique et la théorie avancent plus lentement. Pour le public, l’étiquette « roman » reste le sésame suprême. Je suis un lecteur curieux, je veux être un auteur curieux. Et j’espère bien aller vers d’autres domaines dans les prochaines années : j’ai très envie de science-fiction, de bandes dessinées, d’écrire des paroles de chansons aussi (même si l’exercice est redoutable dans sa concision) et j’espère beaucoup des hasards favorables de futures rencontres, j’ai du mal à partir vers une idée de bande dessinée ou d’album jeunesse sans complice.
Martin Page : Tu as un plan B si tu ne peux plus vivre de ton art, grâce à ton art ? Je te demande ça parce que c’est une question très présente pour moi ces temps-ci. Comment survivre en cas de coups durs ?
Éric Pessan : Je ne sais pas, c’est l’une des trois questions angoissantes (avec celle de la retraite et celle de la maladie : comment je ferai si je ne suis plus en état d’écrire ?). Actuellement, je vis parce que je me déplace beaucoup, parce que j’accepte les rencontres, les ateliers. Cela me permet de subvenir à mes besoins, et – pour éviter tout malentendu – je précise que ce sont des choses que j’aime et que je souhaite faire. J’ai une formation de travailleur social, je me suis ensuite occupé d’une radio associative, les questions de la transmission, de l’émancipation sont importantes. Mon statut d’auteur me donne la possibilité d’être un passeur de culture, et je m’en réjouis. J’imagine que si mes droits d’auteurs diminuaient de façon drastique, j’animerais plus d’ateliers. Depuis quinze ans que je n’ai pas d’autre métier qu’écrivain, je n’ai jamais été imposable. Je l’écris noir sur blanc parce que, régulièrement, je suis confronté au mépris de ceux qui pensent que publier des livres rend riche et totalement déconnecté du réel.
En ce moment précis (avril 2018), les grèves de la SNCF m’ont obligé à prendre ma voiture pour tenir mes engagements (et de rouler 5 ou 6 heures parfois pour aller à une rencontre), je me heurte là aux limites de mon statut : les raisons de la grogne des cheminots sont tout à fait légitimes, mais je ne peux pas me permettre d’annuler mes ateliers, alors je roule et je suis littéralement épuisé (je précise qu’allant dans des coins très reculés et partant pour plusieurs jours en passant de ville en ville, aucune autre solution que le train n’est satisfaisante). J’avance sans trop regarder vers le sol, c’est le syndrome du funambule : je suis à la merci du moindre accident, et j’avoue ne pas vouloir y penser.
Martin Page : Est-ce que pour toi la relation avec un éditeur est importante ? Est-ce que tu es attaché à certains éditeurs au point de les considérer comme des sortes de Nigel Godrich (producteur de Radiohead) ou des George Martin ?
Éric Pessan : Je viens de vérifier, j’ai publié chez 29 éditeurs (sans compter les livres collectifs), mon record étant l’École des loisirs (huit livres !), j’ai connu des éditeurs géniaux, des éditeurs absents, des éditeurs sadisants, des éditeurs négligents, des éditeurs dont le regard m’a fait faire de grands bonds en avant, des éditeurs d’une culture incroyable (des Brian Eno, pour filer la métaphore) comme d’autres vulgaires et violents (des Phil Spector, donc). Certains de mes éditeurs sont maintenant des amis. Lorsque je voulais devenir écrivain, je ne m’imaginais pas une bibliographie aussi frivole, j’avais des images/mirages en tête : un rapport intellectuel privilégié avec une personne, rapport installé dans la durée et la confiance. Je n’ai pas trouvé cette personne, sans doute parce que ce modèle-là d’éditeur appartient pour grande partie au passé. Sans doute aussi en raison de la diversité des genres auxquels je m’essaie. Pour être sincère, lorsque j’avais 25 ans, j’ai rêvé d’être édité par Paul Otchakovsky-Laurens, parce qu’il publiait des textes très différents dans lesquels je reconnaissais une parenté de préoccupations, et parce que P.O.L. accueillait des romans, des poèmes et du théâtre sans trop se poser la question des genres ni des esthétiques. Cette rencontre-là n’a jamais eu lieu, à plusieurs reprises mes textes ont été refusés, et j’ai continué à grandir en lisant les livres publiés par cet homme. Pour un auteur, le regard d’un éditeur est précieux : j’attends qu’un éditeur valide mon texte (c’est la publication qui me donne une légitimité), j’attends aussi qu’il m’en montre les angles morts et les passages perfectibles. Cela m’est arrivé de modifier en profondeur un texte lorsque j’ai pu en parler avec mon éditeur en toute confiance. Il est aussi arrivé de ne pas accepter un refus et de changer de maison. Le plus triste, en définitive, c’est lorsque la relation à l’éditeur se borne à la négociation interminable d’un contrat, d’une avance et d’un pourcentage sur les ventes (ou aux réclamations suite à des droits non-payés).
Éric Pessan : Souvent, lorsque je rencontre des jeunes gens, ils me posent la question du message que je veux faire passer dans mes livres et je passe pas mal de temps à leur expliquer que je n’écris pas des romans pour faire passer des messages, mais que l’on retrouve mes valeurs dans mes ouvrages. Dans ton livre Les animaux ne sont pas comestibles tu racontes comment tu es engagé dans une éthique de vie autour du véganisme, je te pense proche également de notions comme celle de la décroissance, je voudrais savoir si (et comment) cela modifie ton écriture ?
Martin Page : Ça modifie mon écriture d’abord parce que ça me modifie comme être humain. Pendant la majeure partie de ma vie j’ai mangé des animaux et ça me paraît fou et terrible aujourd’hui. Je n’avais pas vu les animaux, je n’avais pas vu qu’ils avaient des émotions, des sentiments, une conscience, qu’ils nouaient des liens entre eux et des attachements. Et donc ça m’incite à penser qu’il y a des choses que je ne vois pas aujourd’hui, des êtres, des souffrances. Ça m’oblige à la modestie. Plus directement le véganisme élargit ma vision du monde, mon but est de faire grandir ma rétine. Ça me rappelle aussi que tout livre est politique et que la manière dont on décrit un homme, une femme, un animal, dit quelque chose de profondément politique, ce sont des représentations qui montrent que je suis construit par la société, mais que je participe aussi à cette construction. Il importe donc de se délivrer d’idées toutes faites qui soutiennent une société d’une violence d’autant plus terrible qu’elle est rendue socialement invisible. L’art est un vecteur important de changement des représentations, c’est pour ça que je chéris cette époque où on peut trouver des livres avec des parents homosexuels, des ados trans, des animaux qui ne sont pas des choses, des féministes. Il ne s’agit pas de faire un art de propagande, avec seulement des personnages positifs qui partageraient mes vues, je veux un art sauvage et plein de personnages forts, mais d’affirmer qu’esthétique et éthique sont sœurs siamoises, et de proposer autre chose que ce que la société veut bien nous servir. D’élargir ce qu’on nous donne pour réel.
Éric Pessan : L’écrivain américain Howard A. Norman qui a vécu dans les années 70 parmi les Indiens Cree pour collecter leurs poésies et leurs traditions orales raconte dans son ouvrage L’os à vœux qu’un jour, au beau milieu d’une clairière enneigée, il voit un spectacle terrible : des dizaines de corbeaux gisent dans leur sang sans qu’aucune trace de prédateur ne soit visible dans la neige. Il est accompagné de deux Indiens, ils sont au nord du Canada, dans la région de Manitoba. Il demande à ses guides s’ils comprennent ce qui s’est passé. L’un d’eux finit par répondre : « Une histoire passera par-là, elle trouvera ces corbeaux et plus tard elle nous racontera ce qui leur est vraiment arrivé. » Penses-tu qu’il y aurait là une métaphore de l’art de l’écrivain : piocher des éléments incompréhensibles du monde pour leur donner du sens au travers d’une histoire (d’un roman, d’une nouvelle) ?
Martin Page : Je crois que le monde est très compréhensible. C’est peut-être sa clarté qui aveugle. Elle nous est insupportable. La question animale en est un exemple. Quand je discute avec n’importe qui, on s’accorde pour dire que tuer un veau de quelques semaines ça ne va pas, je montre une vidéo et c’est juste insupportable. On le sait. Mais changer nous demanderait trop d’efforts, trop de remise en question, trop de contestation de l’ordre établi.
Le monde est limpide. Le réchauffement climatique est là, il faudrait interdire la viande, les voyages en avion, le plastique, développer les transports en commun, répartir les richesses. Mais qui veut voir ? Des millions de gens vont mourir, mais pas chez nous, ça sera en Afrique, alors on ne fait rien ? Le monde est limpide, bon sang.
En tant qu’écrivain, ce qui compte le plus pour moi, c’est le plaisir. Si j’ai été lecteur, c’est parce que dans une vie pas toujours joyeuse, les livres étaient là, ils me donnaient du plaisir et de l’énergie, ils étaient mes amis. Et j’ai toujours cette idée en tête : je veux que mes livres comptent dans la vie des lecteurs, qu’ils y soient attachés comme à des amis. Parce que le monde est froid et dur, les livres réchauffent, fournissent des armes et des ruses, de nouvelles manières d’êtres, ils poussent à l’invention dans nos vies personnelles. Parce que je suis devenu écrivain pour ça : pour me sauver, c’était juste une ruse existentielle, j’étais bizarre, différent, et je crois que l’art a été inventé pour ça, pour les freaks, pour nous sauver, c’est notre soucoupe volante. Alors forcément il y a plein d’artistes qui sont des notables et très bien intégrés, ce sont des chefs de service. Ils ont récupéré le truc, comme certains musiciens ont volé le blues aux Afro-Américains pour faire de la soupe commerciale. La déprime, non ? Mais on s’en moque. Nous avons notre soucoupe volante et nous éclatons de rire.
Éric Pessan : Écrire des livres ne permet pas à un auteur de vivre décemment (sauf succès inattendu et imprévisible). Il existe un véritable fossé entre la représentation de l’écrivain et sa réalité économique. Dans ce monde où le modèle dominant voudrait que les écrivains proposent des produits pensés pour générer des profits sur un secteur à forte concurrence que faudrait-il pour permettre aux auteurs de mieux vivre ? Des aides ? Une sorte d’intermittence ? De plus grandes facilités pour intervenir dans les domaines éducatifs ou culturels ?
Martin Page : Il faudrait tout ça et plus encore. Une meilleure répartition des richesses, une meilleure protection juridique des auteurs.
Les bibliothèques devraient être des lieux d’accueil pour écrivains, chacune devrait avoir un écrivain en résidence (où il pourrait être accueilli avec sa famille ou seul). Même chose pour les facs de Lettres, les écrivains vivants devraient être au centre, y donner des cours de creative writing, ça devrait être une des bases de la fac. C’est symptomatique, ces facs qui n’ouvrent pas grandes leurs portes aux auteurs : ce sont des morgues. Je n’en reviens pas, mais des professeurs en fac de lettres ne connaissent pas la littérature contemporaine (à part certains auteurs reconnus, avalisés, chics, ne parlons pas de leur méconnaissance de la géniale littérature jeunesse), ils n’en lisent pas. Le fétichisme des auteurs morts est une tragédie qui contribue à flinguer les auteurs vivants. Un truc que j’ai découvert en devenant écrivain est que le monde littéraire est classiste, raciste, sexiste, je veux dire, c’est un milieu comme un autre, extrêmement violent et qui profite aux plus favorisés, et c’est triste, j’ai découvert bien sûr l’influence des réseaux et un mépris pour certaines maisons d’édition, pour certains genres (en premier lieu la jeunesse, reflet du mépris qu’éprouve ce pays à propos des enfants et des adolescents).
Enfin, notre condition n’est pas différente de celle des autres précaires, la logique voudrait que nous luttions avec nos potes qui sont serveurs, travaillent dans des centres d’appel, sont vacataires, etc. Donc oui, un statut d’intermittent, mais pour tout le monde, en fait. Plus généralement, nous avons besoin d’une société juste. Car à quoi bon avoir un super statut pour les auteurs dans une société qui maltraite les plus fragiles ? D’ailleurs, je trouve qu’en tant qu’écrivains jeunesse nous devrions collectivement prendre position contre les châtiments corporels à l’égard des enfants, qui sont toujours légaux. Je veux bien que nous nous battions pour nos droits et notre survie, mais battons-nous aussi pour ceux qui sont nos lecteurs et qui souffrent de la première des oppressions : les enfants et les adolescents.
Bibliographie jeunesse d’Éric Pessan :
- Les étrangers, roman co-écrit avec Olivier de Solminihac, L’école des loisirs (2018).
- Dans la forêt de Hokkaïdo, roman, L’école des Loisirs (2017).
- Pebbleboy, théâtre, L’école des loisirs (2017).
- La plus grande peur de ma vie, roman, L’école des loisirs (2016).
- Aussi loin que possible, roman, roman, L’école des Loisirs (2015).
- Cache-cache, théâtre, L’école des loisirs (2015).
- Et les lumières dansaient dans le ciel, roman, L’école des Loisirs (2014).
- Plus haut que les oiseaux, roman, L’école des loisirs (2012).
- Quelque chose de merveilleux et d’effrayant, album illustré par Quentin Bertoux, Thierry Magnier (2012).
Bibliographie jeunesse sélective de Martin Page :
- Les Nouvelles Vies de Flora et Max, roman coécrit avec Coline Pierré, l’école des loisirs (à sortir en novembre).
- La première fois que j’ai (un peu) changé le monde, roman, PlayBac (2018), que nous avons chroniqué ici.
- La recette des parents, album illustré par Quentin Faucompré, Rouergue (2016), que nous avons chroniqué ici.
- La folle rencontre de Flora et Max, roman coécrit avec Coline Pierré, l’école des loisirs (2016).
- Le zoo des légumes, roman illustré par Sandrine Bonini, l’école des loisirs (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Plus tard, je serai moi, roman, Rouergue (2013).
- La bataille contre mon lit, album illustré par Sandrine Bonini, Le Baron Perché (2011).
- Le club des inadaptés, roman, l’école des loisirs (2010).
- Traité sur les dragons pour faire apparaître les miroirs, roman, l’école des loisirs (2009).
- Je suis un tremblement de terre, roman, l’école des loisirs (2009).
- Conversation avec un gâteau au chocolat, roman illustré par Aude Picault, l’école des loisirs (2009).
- Juke-box, roman, collectif, l’école des loisirs (2007).
- Le garçon de toutes les couleurs, roman, l’école des loisirs (2007).
Retrouvez Martin Page sur son site : http://www.martin-page.fr.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !
Bonjour,
Merci beaucoup pour ce chouette entretien, très intéressant et engagé. Je voudrais juste pointer une petite chose dans les propos d’Eric Pessan qui m’a mise mal à l’aise : l’utilisation du terme “indien” pour désigner les Cree dans ce qui est aujourd’hui connu comme étant le Canada. Soit nous disons “Cree” (même si ce nom est assez générique et il faudrait idéalement se renseigner sur les mots exacts utilisés par ces personnes pour parler d’elles mêmes), soit nous disons “peuple autochtone” ou “première nation”. Le mot indien est connoté très péjorativement au Canada aujourd’hui et l’utiliser est un côté violent, même si je me doute bien que ce n’était nullement l’intention d’Eric Pessan.
Belle journée à tous•tes!
Très bel et juste échange…merci!