Aujourd’hui, on vous propose une interview de l’auteur Emmanuel Trédez, puis on a donné la parole à l’autrice Florence Hinckel qui nous a livré ses coups de cœur et coup de gueule. Bon mercredi à vous.
L’interview du mercredi : Emmanuel Trédez
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Lorsque j’étais en terminale, comme beaucoup de jeunes d’hier ou d’aujourd’hui, je n’avais aucune idée du métier que je voulais exercer, alors j’ai choisi de retarder un peu la décision et de me laisser le maximum de choix en faisant une école de commerce – eh oui, personne n’est parfait ! Plus tard, frustré par cet enseignement, j’ai poursuivi – sans jamais les rattraper, aurait écrit Alphonse Allais – des études de sociologie et de lettres. Quand un auteur parle de son éditeur en disant : « et en plus, il a fait une école de commerce », en général, ce n’est pas très flatteur. J’espère être la preuve vivante qu’on peut avoir ce parcours et être attaché aux contenus !
Quelques années plus tard, pour justifier mon diplôme, j’ai commencé une carrière de contrôleur de gestion – décidément, mon cas ne s’arrange pas ! – dans l’édition, un secteur qui me fascinait depuis longtemps, et plus précisément pour le département jeunesse de Nathan. J’ai exercé ce métier pendant un peu moins de cinq ans avant de devenir… éditeur de livres documentaires, un métier qui me convenait sans doute mieux. Cette même année, j’ai publié ma première histoire pour la jeunesse – j’écrivais depuis toujours, mais avant d’entrer dans l’édition, je n’avais jamais songé à écrire pour les enfants. Et pour cause, tous les auteurs que j’avais lus dans mon enfance ou mon adolescence (Charles Perrault, Hans Christian Andersen, la comtesse de Ségur, Jules Verne…) étaient morts depuis des dizaines sinon des centaines d’années. Je n’avais pas conscience qu’on écrivait encore pour les enfants, qu’il y avait une littérature de jeunesse vivante à côté des grands classiques !
Souvent, les copains auteurs ou éditeurs sont étonnés par ma reconversion. C’est qu’on a trop tendance à vous étiqueter, à vous ranger dans des cases. J’avoue, j’ai eu de la chance. Dans une autre maison d’édition, si j’avais demandé à « faire des livres », on m’aurait peut-être ri au nez et j’en serais encore à faire des comptes d’exploitation ! Bref, pendant une bonne quinzaine d’années, j’ai édité des livres documentaires le jour et écrit des livres de fiction la nuit ; disons pendant mon temps libre. J’ai vraiment adoré ce métier. Chez Nathan, presque jusqu’au bout, j’aurai partagé de belles aventures éditoriales avec des auteurs, des illustrateurs, des graphistes… que j’apprécie.
Il y a un peu plus de deux ans, j’ai quitté Nathan et j’ai fait le pari fou de devenir indépendant pour consacrer l’essentiel de mon temps à l’écriture. Comme on ne vit guère de sa plume – excepté, je l’ai déjà signalé, les danseuses du Lido –, j’ai repris une activité d’éditeur en free-lance et je me suis lancé dans la formation à l’orthographe.
Cela fait maintenant une vingtaine d’années que j’écris des textes pour les enfants. J’ai publié une cinquantaine de livres pour les 6-12 ans – des premières lectures, des romans, une BD et quelques documentaires – chez une douzaine d’éditeurs (Nathan, Auzou, Didier, Flammarion, Talents hauts, Fleurus…).
Comment naissent vos histoires en général, et comment est né Ali Blabla, en particulier dans lequel les références sont nombreuses (Ali Baba et les 40 voleurs, Les 1001 nuits…) ?
Comme Georges Perec, que j’admire, j’aime créer des histoires en m’imposant des contraintes. Oh, pas nécessairement oulipiennes ! En 2013, mon éditrice chez Nathan, qui connaissait bien mon travail, m’a lancé le défi d’écrire un roman qui mêlerait différentes formes littéraires. C’est ainsi que j’ai écrit Qui veut le cœur d’Artie show ?, un roman où alternent le récit, le journal intime du « serial lover », les poèmes qu’il envoie à ses amoureuses (acrostiches, calligrammes…) et les articles des journalistes en herbe du collège qui enquêtent sur son identité.
Le point de départ peut être aussi un jeu de mots. Un peu comme chez Raymond Roussel, qui invente des histoires en rapprochant des homonymes ou des paronymes. Dans le cas du Cachalot nage dans le potage, c’est bien un jeu de mots, « Le homard m’a tuer », qui m’a donné l’idée d’écrire ce polar « aquatique » dont tous les personnages sont des animaux marins. Et dans Ali Blabla, c’est un autre jeu de mots qui m’a donné à la fois l’une des principales caractéristiques de mon héros – sa volubilité – et le cadre spatio-temporel dans lequel il allait évoluer : les Mille et une Nuits.
Dans Ali Blabla, outre le décor, je fais en effet référence à quelques personnages des Mille et une Nuits : au marchand Ali Baba (la caverne où Ali installe son échoppe) ; à Aladdin (les lampes merveilleuses vendues dans son échoppe) ; enfin à Shéhérazade : utilisant le stratagème de la princesse-conteuse, Ali laisse chaque jour en suspens l’histoire qu’il raconte à Kenza, dont il est tombé amoureux, pour lui donner envie de revenir écouter la suite, et ainsi se donner une chance de la séduire. Ce texte en vers, plusieurs fois interrompu, est enchâssé dans le récit (comme dans Les Mille et une Nuits, un récit en entraînant un autre) et propose ainsi une histoire dans l’histoire : j’y raconte avec autant d’humour que possible comment une princesse va choisir un époux parmi les quarante prétendants (quarante « lovers » !) qui se présentent devant elle.
La scène du tapis volant rappellera peut-être aux enfants le dessin animé Aladdin et le personnage de Kamel le dromadaire, l’âne de Shrek, un animal doué de parole et d’une grande insolence.
Il y a enfin des références moins attendues à Cyrano de Bergerac et Roméo et Juliette, Edmond Rostand et William Shakespeare endossant le rôle de conseillers en séduction (je n’en dis pas plus). J’avais déjà rendu hommage à ces deux auteurs et à leurs pièces emblématiques que j’aime tout particulièrement dans ma BD Inspecteur Londubec – la cigogne mouche un blaireau avec sa « tirade du bec » – et dans mon polar parodique, La Carotte se prend le chou – Roméo le Pomelo et Juliette la Courgette sont amoureux, mais leur amour est impossible à cause de la haine que se vouent les Agrumes et les Cucurbitacées.
Tous ces jeux de mots, ces références ne sont bien sûr qu’un bon point de départ. Après, tout reste à faire !
Dans Inspecteur Londubec ou encore dans Le cachalot nage dans le potage, les jeux de mots pleuvent, mais même dans Ali Blabla le marchand s’appelle Ar-Rachid et un chameau est fan de calembours… Vous ne pouvez pas vous en empêcher ?
Oui, sans doute le poids des influences que j’évoque plus bas…
Ar-Rachid est une huile ! J’ai donné à ce riche marchand, père d’Ali et d’Ahmed, le nom du calife des Mille et une Nuits.
Dans les deux premiers titres que vous citez, c’est vrai, je m’en donne à cœur joie avec les mots. Le pari étant de communiquer ce plaisir au lecteur. De ce point de vue, c’est plutôt réussi si j’en crois les retours que me font les enfants dans les classes ou sur les salons – bien sûr, selon leur âge, ils passeront à côté de certains jeux de mots ; quelle importance ? Les calembours et les références historiques ne m’ont pas empêché d’apprécier Astérix quand j’avais 7 ou 8 ans. Toutefois, s’il y en a autant, s’ils pleuvent, comme vous dites, c’est parce qu’ils constituent la matière même de ces polars parodiques (voir aussi Le hibou n’est pas manchot ou L’araignée est une fine mouche). Ils font partie du style, ils sont le style.
Dans Ali Blabla, c’est un peu différent. Les jeux de mots sont moins nombreux et surtout, ils sont placés, pour la plupart, dans la bouche de Kamel, un dromadaire qui se damnerait pour un bon mot. Ce goût des calembours est un des principaux traits de caractère du personnage, avec sa mauvaise humeur et son haleine fétide…
C’est vrai que les jeux de mots me viennent assez naturellement et je dois parfois me raisonner pour ne pas en abuser ! Rassurez-vous, mon éditeur est toujours là pour me rappeler à l’ordre si les jeux de mots prennent le pas sur l’histoire…
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescent ?
Enfant, comme beaucoup de gens de ma génération, je n’ai guère lu que les auteurs « morts » des bibliothèques rose puis verte : d’abord Oui-oui, Le club des cinq d’Enid Blyton ; Les malheurs de Sophie, Le général Dourakine, Les mémoires d’un âne de la comtesse de Ségur. Puis les grands classiques : 20 000 lieues sous les mers, Le tour du monde en 80 jours et Michel Strogoff de Jules Verne, L’île au trésor de Robert Louis Stevenson, Ivanhoé de Walter Scott, Les trois mousquetaires, Le comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas… Ah, Le comte de Monte-Cristo, je me rappelle que je n’arrivais plus à refermer le roman, je venais à table avec mon livre ; ça m’a fait ça aussi avec Le seigneur des anneaux de Tolkien, dans ma grande période « jeux de rôle » !
Plus tard, j’ai commencé à lire mes premiers romans policiers : Agatha Christie et surtout Maurice Leblanc – mon grand-père avait relié lui-même l’ensemble des aventures d’Arsène Lupin.
Et puis, bien sûr, je lisais de la BD. Là aussi, j’ai commencé par les classiques (Tintin, Astérix, Gaston, Boule et Bill) avant de me faire ma propre culture BD avec la BD historique (Les sept vies de l’épervier de Juillard et Cothias), fantastique (La quête de l’oiseau du temps de Loisel et Letendre), policière (Les aventures d’Adèle Blanc-sec de Jacques Tardi) et d’auteur (Enki Bilal, encore « lisible » à l’époque, Hugo Pratt…).
Avez-vous des influences ?
Pas facile d’évoquer ses influences ! D’ailleurs, je n’en suis pas forcément conscient…
J’ai des goûts très éclectiques – Tiens, impossible d’employer ce mot sans penser au sketch des Inconnus ! Je ne suis expert d’aucune période, d’aucun genre, d’aucune tradition littéraire, mais je lis de tout : de la littérature contemporaine, des classiques du XIXe siècle, du polar, de la BD ; de France ou d’ailleurs. Je vais aussi beaucoup au cinéma et au théâtre…
Tous ces livres, tous ces films, toutes ces pièces me nourrissent, c’est certain, mais je serais bien incapable de dire comment je les ai digérés et repris à mon compte dans mes propres livres.
Si je me focalise sur les jeux de mots, les jeux de lettres, j’ai été formé à l’école de Goscinny et de Franquin, puis de Devos, de Coluche et de Desproges, de Pierre Dac et de Bobby Lapointe ; et je voue une grande admiration à Perec.
Que lisez-vous en ce moment ?
Je lis – ou plutôt j’écoute car il s’agit d’un livre audio, lu par l’auteur – Au revoir, là-haut, de Pierre Lemaître, le Goncourt que je découvre avec un peu de retard…
La Première Guerre mondiale m’a déjà valu quelques chocs littéraires : Voyage au bout de la nuit de Céline, La route des Flandres de Claude Simon, sans parler de l’œuvre de Jacques Tardi. Ici, l’auteur parle plutôt de l’après-guerre car le récit commence à quelques jours de l’Armistice.
Que dire de ce livre, de cette lecture en cours ? Je ne suis pas critique littéraire… J’apprécie la restitution historique, le style très vivant de l’auteur, les personnages hauts en couleur…
Pouvez-vous nous dire quelques mots de vos prochains ouvrages ?
Je ne parlerai que des ouvrages à paraître l’année prochaine car mes autres projets, en cours d’écriture ou en attente d’éditeur, sont bien trop incertains pour être évoqués ici…
Je poursuis ma série Mes premières enquêtes chez Auzou avec trois nouveaux titres, toujours illustrés par Maud Riemann. Je suis très satisfait de cette collaboration à la fois sur le plan commercial – je n’ai jamais connu ce niveau de ventes dans d’autres maisons d’édition – et éditorial – je travaille en bonne intelligence avec mes éditrices. Le tome 6, Le passage secret, entraîne le lecteur dans une médiathèque et tourne autour des charades – chaque titre est dédié à un jeu de lettres (rébus, acrostiches, anagrammes…). Les titres suivants évoqueront respectivement un mystérieux message d’amour sur le plâtre d’une élève (tome 7) et la lettre d’une femme pirate à propos du trésor qu’elle a laissé à ses descendants (tome 8).
Je sors chez Flammarion un album sur le thème de la colère, fortement inspiré par les crises de mon fils quand il était petit. Il sera illustré, et j’en suis vraiment ravi, par Amandine Piu.
Et un autre album, documentaire cette fois, sur les pâtes aux éditions Ricochet, dans la collection Je sais ce que je mange. Pour ce livre, j’ai beaucoup donné de ma personne : pour m’emparer du thème, tel Robert de Niro dans Raging Bull, j’ai pris plusieurs kilos !
Bibliographie sélective :
- Ali Blabla, roman illustré par Benoît Perroud, Didier Jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- L’araignée est une fine mouche, roman illustré par Loïc Méhée, Nathan (2017)
- Dragon cherche métier, roman illustré par Stéphane Nicolet, Nathan (2017)
- La carotte se prend le chou, roman illustré par Éric Meurice (Nathan, 2016)
- Le cachalot nage dans le potage, roman illustré par Jess Pauwels, Nathan (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Le hibou n’est pas manchot, roman illustré par Baptiste Amsallem, Nathan (2016).
- Le génie de la bouteille de lait, roman illustré par Yves Calarnou, Bayard Jeunesse (2016)
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Le rêve fou de l’éléphant, théâtre, Syros (2016).
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Les réseaux sociaux, comment ça marche ? et toutes les questions que tu te poses pour rester connecté !,documentaire illustré par Halfbob, Fleurus (2016).
- Fantastique corps humain, documentaire illustré par Aurex Verdon, Gallimard Jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Inspecteur Londubec, la cigogne marche sur des œufs, BD dessinée par Stéphane Nicolet, Éditions du Long Bec (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Qui veut le cœur d’Artie show ?, roman illustré par Glen Chapron, Nathan (2014).
- Hercule, attention travaux !, roman illustré par Robin, Nathan (2012), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez Emmanuel Trédez sur son site : http://emmanuel-tredez.fr.
Le coup de cœur et le coup de gueule de… Florence Hinckel
Régulièrement, une personnalité de l’édition jeunesse (auteur·trice, illustrateur·trice, éditeur·trice…) nous parle de deux choses qui lui tiennent à cœur. Une chose qui l’a touché·e, ému·e ou qui lui a tout simplement plu et sur laquelle il·elle veut mettre un coup de projecteur, et au contraire quelque chose qui l’a énervé·e. Cette semaine, c’est Florence Hinckel qui nous livre son coup de cœur et son coup de gueule.
Chère Mare aux mots,
Un coup de gueule, veux-tu ? Pas de problème, j’en ai hélas à peu près trois par jour, ces temps-ci. C’est un peu fatigant, mais ça fait du bien de les partager, donc merci pour cet appel du pied.
Mon coup de gueule du jour provient d’une vidéo (https://www.youtube.com/watch?v=EH70vjRo1OQ), dans une version tronquée, qui se met à tourner abondamment sur Facebook de façon systématique dès qu’une polémique sur le sexisme ordinaire est mis en lumière. Elle a été exhumée d’archives télévisées datant de 1981. Marguerite Yourcenar y parlait de la condition féminine.
La partie tronquée qui tourne sur fb est celle-ci : Marguerite Yourcenar y critiquait le modèle de la working-girl en vogue dans les années 80, tellement vanté dans les magazines féminins. Elle se moquait de ces femmes qui désiraient tellement égaler l’homme dans sa condition de travailleur aliéné, n’y gagnant qu’une vie creuse, tout en se raccrochant pourtant aux attributs de la femme-objet. Et elle reprochait aux féministes, celles qu’elle appelle les « féministes 100 % » de focaliser leur lutte sur ce combat.
Depuis plusieurs jours, cette vidéo, sortie de son contexte, croule sous les partages et les « likes », et est assortie de commentaires enthousiastes, le plus souvent de femmes elles-mêmes, certainement en quête de douceur et de sérénité, certainement fatiguées par tous les combats qu’on leur demande de mener, ou auxquels on les enjoint d’assister dans la grande jungle de notre société… Ces commentaires disent tous peu ou prou : « oui cessons ce combat fatigant pour une égalité stupide et à la vue courte, oui faisons enfin le choix de la douceur, de la paix, de la compréhension et du soutien mutuel, oui ne perdons pas de vue les priorités de l’existence ». Ou encore : « enfin une femme intelligente, posée, et sans haine des hommes ! Enfin une femme qui y voit clair, et qui ne se contente pas de vouloir singer les hommes dans ce qu’ils ont de plus pitoyable ! »
Eh bien moi, même si j’ai la même envie de douceur et de paix, ces réactions m’ont beaucoup interrogée, pour deux raisons essentielles…
D’abord, aujourd’hui (près de 40 ans plus tard) le mythe de la working-girl est bel et bien tombé, on a tous compris que c’était loin d’être un idéal, et le féminisme même « 100 % », me semble-t-il, est bien loin de focaliser là-dessus, si tant est que ce fut jamais le cas. Marguerite Yourcenar disait pourtant elle-même dans cette vidéo : « On lutte en faveur des libertés qui auraient été très utiles il y a 50 ans, peut-être plus que des libertés qui seraient utiles au moment présent », alors je suis un tout petit peu effarée de voir toutes celles et tous ceux qui tombent dans le même piège près de 40 ans plus tard.
Ensuite Marguerite Yourcenar, issue de la grande bourgeoisie, a eu tendance il me semble, dans ce discours, à occulter la réalité sociale de toute une partie de la population.
Alors là, désolée, je vais être longue, mais vu la quantité de personnes, dont certaines que j’estime énormément, qui ont été prises au piège de cette vidéo, je veux être pédagogue…
Que dit en effet Marguerite Yourcenar de la condition des femmes obligées de travailler ? Je suis certaine qu’en 1981 elles étaient déjà nombreuses, mais aujourd’hui, la crise économique fait qu’elles le sont encore plus.
Je crois comme Marguerite Yourcenar qu’il ne faut jamais oublier de regarder le monde dans lequel nous vivons au moment présent, mais je crois en plus qu’il ne faut jamais oublier d’en scruter toutes les strates sociales. Or, quel est ce monde aujourd’hui, si on le regarde bien, et de cette façon-là ? C’est un monde où pour le même travail qu’un homme les femmes sont payées moins (par quel miracle pourraient-elles avoir le choix de travailler moins ?). Un monde où, pourtant, les temps partiels sont subis en grande partie par les mères isolées, bien plus nombreuses que les pères seuls. Un monde où un plafond de verre puissant empêche les femmes d’accéder à des postes aux responsabilités plus intéressantes (par quel autre miracle pourraient-elles bénéficier d’une vie moins creuse que les hommes ?).
Alors oui, peut-être qu’au début des années 80, ce que Marguerite Yourcenar a pressenti de façon aigue, c’est que le monde allait dans un sens dangereux, celui du travail élevé comme but ultime dans la vie, autant pour les hommes que pour les femmes. Elle avait sans doute raison de tirer la sonnette d’alarme, mais elle se trompait hélas d’ennemis, selon moi. Les ennemis d’une vie meilleure, ce n’étaient pas les féministes, c’étaient les politiques. Et la crise économique.
J’ignore ce que disaient réellement les féministes des années 80, mais aujourd’hui, je le sais. Et on ne peut pas y plaquer le raisonnement de Marguerite Yourcenar sans en dénaturer et en simplifier de façon méprisante le combat.
Car non, les féministes d’aujourd’hui ne se battent pas pour singer la même aliénation que les hommes. Non, elles ne prétendent pas que ces hommes ont une vie de rêve comparée à la leur. Non, elles ne souhaitent pas égaler les hommes à tout prix, jusqu’à l’absurdité, et non, elles ne les haïssent pas de vivre ce qu’elles ne peuvent vivre. Non, les féministes n’érigent pas le modèle masculin comme un modèle merveilleux à atteindre. Au contraire, elles aimeraient que les hommes se tuent moins au travail pour être plus souvent présents à la maison, ainsi plus proches des priorités de l’existence (qui incluent hélas les courses, le ménage, la cuisine et les cris des enfants… si l’on n’a pas d’employés de maison bien sûr). Comment cela serait-il possible si les femmes ne participent pas davantage à la vie de la cité pour en décharger les hommes aliénés par le travail ?
C’est l’équilibre entre une qualité de la vie socio-professionnelle, et une qualité de la vie privée, qui est à rechercher pour les deux sexes, sans cantonner l’un ici et l’autre là. C’est ce que finit par dire Marguerite Yourcenar à la fin de la vidéo, en tout cas de l’extrait qui circule, mais au terme d’une argumentation obsolète et d’après moi assez bancale (pour ne pas dire malhonnête, puisque l’exposé précédent ne peut logiquement pas aboutir à cette conclusion, et ne repose que sur un choix que très peu de femmes peuvent faire – et pourquoi n’évoque-telle pas le même choix pour les hommes qui le pourraient financièrement ?).
Certes, on cède au charme tranquille de Marguerite Yourcenar, qui parle bien et avec douceur, les yeux pétillants d’intelligence, qui prône le bonheur d’une vie équilibrée qui nous fait rêver… Elle nous berce, jusqu’à nous faire oublier qu’elle-même est écrivaine inscrite dans la vie de la cité, première femme à être admise à l’Académie française, visiblement gourmande d’apparitions télévisées telles que celle-ci, heureuse de parler et d’être écoutée.
Comment imaginer qu’elle aurait connu le bonheur au sein d’une vie moins compétitive certes, mais sans possibilité d’une si belle interaction avec le monde culturel et social ? Une vie plus dégagée de la pression de la performance, certes, mais sans liberté financière, et sans liberté de pouvoir quitter un homme qui ne lui aurait pas convenu ?
Sa vie étant un modèle féministe à lui seul, ses propos sonnent étrangement à mes oreilles, même s’ils étaient peut-être davantage d’actualité il y a 40 ans.
Mon coup de gueule est donc d’abord un message : s’il vous plaît, ne nous laissons pas bercer par de douces paroles apaisantes aux images d’Épinal si éloignées du réel, au final lénifiantes et mortellement dangereuses pour la crédibilité d’un combat si difficile et si complexe à mener que celui du féminisme.
Et s’il vous plaît, demandons-nous pourquoi ce passage précisément d’une vidéo vieille de près de 40 ans, dans un contexte différent d’aujourd’hui, forte du poids d’une intellectuelle reconnue, est régulièrement remise en lumière, à des moments choisis de tension, comme pour en éteindre le feu : par qui ? Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? En bref, soyons plus critiques et plus conscients des intentions de chacun sur Facebook. Soyons surtout plus conscients de ce qui menace de nous endormir comme un soma…
Désolée d’avoir été aussi longue, chère Mare au mots, mais les pavés que j’ai envie de jeter sont bien lourds ces temps-ci, hélas…
Merci de me donner aussi la possibilité de faire connaître mon dernier coup de coeur. Il s’agit du roman Dans la forêt de Jen Hegland, publié aux éditions Gallmeister. S’il avait paru initialement en France, ce roman l’aurait peut-être été en « littérature jeunesse ». Publié en 1996 aux Etats-Unis où son succès fut éblouissant, aux dires de l’éditeur, il ne parait ici que cette année. Nell, 17 ans et sa soeur Eva, 18 ans, dans un contexte post-apocalyptique, choisissent de ne pas partir de chez elles. Au lieu d’un road-trip semblable à La Route de Cormac Mac Carthy nous avons donc un Nature Writing étreignant et sensuel. Et c’est superbe, prenant, envoûtant… C’est réaliste et saisissant. C’est beau et vivifiant. C’est une formidable ode à la vie. Ruez-vous sur ce roman !
Bibliographie sélective :
- Le grand saut, roman, Nathan (2017).
- Traces, roman, Syros (2016).
- Super Vanessa et la crique aux fantômes, roman illustré par Caroline Ayrault, Sarbacane (2016).
- U4 : Yannis, roman, Nathan/Syros (2015).
- #Bleue, roman, Syros (2015).
- Quatre filles et quatre garçons, roman, Talents Hauts (2014).
- Hors de moi, roman, Talents Hauts (2014).
- Chat va faire mal !, roman illustré par Joëlle Passeron, Nathan (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Vanilles et Chocolats, roman, Oskar (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Théa pour l’éternité, roman, Syros (2012).
- L’été où je suis né, roman, Gallimard Jeunesse (2011)
- Le chat Beauté, roman illustré par Joëlle Passeron, Nathan (2013), que nous avons chroniqué ici.
Le site de Florence Hinckel : http://florencehinckel.com.

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !