J’ai découvert il y a peu les éditions Aleph, et j’avais envie de mettre un petit coup de projecteur sur cette belle maison qui vient de se créer. Ensuite, c’est à nouveau un libraire qui est l’invité de la rubrique Ce livre-là. Cette fois, c’est Simon Roguet de la librairie M’Lire à Laval. Bon mercredi à vous !
L’interview du mercredi : Emmanuelle Lê
Présentez-nous votre jeune maison d’édition, Aleph. Comment est né ce projet ?
Le projet a surgi comme une évidence après des années de discussions passionnées sur la mythologie, la littérature et l’édition. Je me souviens avoir eu l’idée d’Aleph après avoir relu le très beau livre de Jean-Pierre Vernant, L’Univers, les dieux, les hommes. J’avais envie de faire découvrir les mythes et les légendes qui façonnent et nourrissent notre imaginaire, de faire voyager les jeunes lecteurs – et leurs parents – à travers le monde. Je n’avais cependant qu’une simple intuition que je ne pensais pas développer si rapidement. C’est en commençant à travailler sur Le Roi des singes que tout s’est mis en place dans ma tête. C’était un pari risqué si on regarde la profusion d’ouvrages qui inondent les librairies, mais il n’y a finalement pas beaucoup de livres illustrés qui proposent ce genre de voyage à travers les mythes.
Quelle est la ligne de la maison ?
Notre ligne éditoriale est très spécifique, puisqu’on ne publie que des récits liés à la mythologie, aux contes ou aux légendes du monde. On valorise la qualité littéraire du texte, et, pour ce qui est des illustrations, le travail des couleurs et une force narrative propre.
Voici un tour d’horizon rapide des trois collections que l’on développe pour le moment :
– Les grands albums sur les mythologies du monde, classés par continents, chacun étant identifiable par un pictogramme (un animal).
– Les récits illustrés, selon le même principe que les albums, mais avec plus de texte, l’équivalent des premiers romans. La collection est en cours de création.
– Les romans pour les adolescents et les adultes, qui eux ne reprennent pas nécessairement un mythe ou une légende explicitement, mais qui s’y rapportent d’une façon ou d’un autre. Nous voulons publier des récits littéraires qui interrogent le rôle de l’imagination dans la construction de l’identité personnelle.
D’où est venu le nom, Aleph ?
Aleph est la première lettre de l’alphabet hébreu et de l’alphabet arabe : le nom renvoie donc aux origines de l’écriture, il évoque les récits sans âge. C’est aussi une référence à une nouvelle de Borges fascinante, qui évoque une sphère contenant tous les points de l’univers :
« (…) je vis sur l’Aleph la terre, et sur la terre de nouveau l’Aleph et sur l’Aleph la terre, je vis mon visage et mes viscères, je vis ton visage, j’eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu’aucun homme n’a regardé : l’inconcevable univers. »
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les livres déjà parus ?
Nos premiers titres sont parus en novembre 2018 : deux albums illustrés et un roman traduit de l’allemand.
Les deux albums illustrés s’adressent aux enfants à partir de six ans. Le premier, Le Roi des singes (mythologie chinoise), est une réécriture de la Pérégrination vers l’Ouest, l’un des monuments de la littérature chinoise, qui raconte la légende du célèbre Sun Wukong. Ce premier album d’une série retrace la naissance et les premiers exploits de ce singe facétieux et invincible, qui a notamment inspiré le parodique Son Goku de Dragon Ball. Les illustrations de Gabrielle Berger sont très colorées, très dynamiques, et en dialogue constant avec le texte. Des thèmes importants sont abordés, comme la mort ou l’apprentissage, mais on a choisi de raconter l’histoire de manière poétique, en privilégiant des suggestions, des jeux de mots et une touche d’humour bien sûr ! Le deuxième album, Le Temps du Rêve (mythologie aborigène), est beaucoup plus onirique ; les très belles illustrations de Catherine Cordasco sont d’ailleurs faites en partie à l’aquarelle. L’album raconte la naissance de l’univers en s’inspirant de la cosmogonie aborigène. Des êtres surnaturels parcourent l’Australie, suivant des lignes qui sont comme des partitions musicales. L’héroïne, Brolga, est une danseuse merveilleuse confrontée à une puissance maléfique dont elle devra se libérer pour continuer à danser.
Le roman, enfin, est impossible à décrire tant il foisonne de détails et de scènes mémorables. Le Milieu du monde d’Andreas Steinhöfel a été publié en 1998 chez Carlsen, il s’adresse aussi bien aux adolescents qu’aux adultes. Il n’avait encore jamais été traduit en France alors qu’il s’agit d’un best-seller vendu à plus d’un million d’exemplaires. Il met en scène le narrateur, Phil, un adolescent de dix-sept ans qui nous plonge dans les souvenirs de son enfance, dans une demeure mystérieuse qui ressemble à un château de conte de fées. Le récit alterne les deux temporalités : celle de l’enfance, proche du registre merveilleux, et celle de l’adolescence, caractérisée par une quête identitaire fascinante et la découverte de l’amour (homosexuel en l’occurrence). Le récit interroge notre rapport à l’imaginaire à chaque page, avec des allusions constantes à la mythologie grecque, d’où sa place dans le catalogue d’Aleph.
Pour vous, qu’est-ce qu’un bon livre jeunesse ?
À mes yeux on devrait parler de « bon livre » tout court, car même s’il y a quelques caractéristiques propres à la littérature jeunesse, il s’agit avant tout d’une classification éditoriale, pas d’une différence de nature littéraire. Je dirais qu’un bon livre, c’est avant tout un livre passionnant ou du moins surprenant, qui nous emporte vers des horizons inconnus, aussi bien du point de vue de la langue que de l’histoire, même s’il faut toujours des points de repère, des éléments familiers pour que le lecteur s’y retrouve. La découverte et l’apprentissage sont en effet des processus intrinsèques à la littérature : lire, c’est être confronté à l’inconnu, que ce soit des personnages, des objets ou des sentiments nouveaux, une langue nouvelle, des tournures ou des mots jamais entendus.
Un bon livre jeunesse, c’est donc un livre qui ne cherche pas à transmettre un message univoque à l’enfant, mais qui lui offre au contraire la possibilité d’interpréter, de ne pas tout comprendre d’un coup, de développer son imagination et d’ouvrir son regard sur le monde tout en découvrant les plaisirs de la littérature. L’idée qu’il faudrait toujours simplifier le texte à outrance me semble donc dangereuse : c’est justement l’expérience de l’incompréhension initiale, puis de plusieurs niveaux de lecture, qui permet à l’enfant d’apprendre et de s’ouvrir à de nouvelles idées. Les récits mythologiques regorgent de symboles et d’événements complexes, mais c’est justement ce qui fait leur inépuisable richesse !
S’agissant des albums illustrés, je pense qu’il faut privilégier un dialogue constant entre le texte et l’image, mais pas seulement de manière illustrative : le récit porté par les illustrations devrait toujours pouvoir se lire autrement, et même entrer en dissonance avec le texte pour l’interroger davantage. C’est ce qui permet un jeu, une complicité entre l’adulte qui lit et l’enfant qui contemple tout en écoutant.
Parlez un peu de vous, pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
J’ai grandi dans un milieu assez défavorisé, ce sont les livres qui m’ont nourrie en me transportant dans mille pays imaginaires.
Après une classe préparatoire à Henri IV, j’ai étudié les lettres et la philosophie à l’École Normale Supérieure puis le droit à Sciences Po. Après quelques années d’enseignement et des stages, j’ai décidé de me consacrer à l’édition.
Quel est votre rôle au sein d’Aleph ?
J’ai fondé Aleph et je suis l’éditrice en charge de tout le processus de publication, de la création de projet à la parution du titre.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Difficile de répondre en quelques mots ! J’ai toujours aimé les univers merveilleux, les récits épiques, le mystère, tout ce qui nourrissait mon imagination d’enfant.
L’un des premiers livres qui me viennent à l’esprit : le magnifique Broutille de Claude Ponti. Cette poupée m’a accompagnée partout, et elle trône encore dans ma bibliothèque. On recevait les nouveautés de l’École des loisirs à l’école et c’était toujours une grande joie.
Adolescente, j’ai lu avec passion Le Seigneur des anneaux, des bandes dessinées comme Thorgal ou La Quête de l’oiseau du temps, puis des écrivains – surtout des poètes – qui ont changé ma vie : Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, Flaubert et Huysmans…
Quelques mots sur les prochains livres qui sortiront chez Aleph ?
Quatre albums illustrés sont prévus d’ici le mois d’août :
Idunn (mythologie nordique) écrit par Anne-Claire Bondon et illustré par Tristan Gion, met en scène la déesse éponyme enlevée par le géant Thjazi et sauvée par les dieux Ases, dont les biens connus Loki, Odin et Hoenir, qui ont une dimension très humaine. Il y a beaucoup de dialogues et de moments plus comiques qui rendent le récit pétillant. Les illustrations sont texturées et pleines de détails captivants. On a voulu raconter un épisode moins connu de cette mythologie aujourd’hui populaire parmi tous les publics. Une matinée de lecture – dédicace est prévue à la librairie les Guetteurs de vent (Paris 11) le samedi 1er juin à 11 h !
Inis Fail (mythologie celtique) écrit par Michaël Lê et illustré par Helene Let reprend plusieurs épisodes du Livre des conquêtes de l’Irlande, méconnu en France et qui n’a pourtant rien à envier aux mythes vikings ! L’histoire est racontée par Fintan, le druide primordial, véritable mémoire vivante de l’île, témoin de l’arrivée successive des peuples d’Irlande. Le héros Lugh, surnommé « le Polytechnicien » car il maîtrise tous les arts, défend le peuple de Dana de l’invasion des Fomoires, créatures magiques venues d’un autre monde. Les illustrations nous plongent dans un univers de talismans. Une matinée de lecture – dédicace est prévue à la librairie les Guetteurs de vent (Paris 11) le samedi 8 juin à 11 h.
Rostam (mythologie perse), écrit par Léopold Roy et illustré par Gabrielle Berger, raconte les sept exploits de ce héros herculéen bien connu en Iran. Accompagné de son fidèle destrier Rakhsh (« éclair » en persan), il va libérer l’armée du Roi Key Kavus en combattant le Démon blanc qui règne à Mazandéran. Un long travail de recherches a été accompli par l’illustratrice, le résultat est formidable : chaque illustration fourmille de détails et d’allusions au Shanameh (Livre des rois) et joue aussi avec les codes de la bande dessinée.
Gromislav (mythologie slave), écrit par Carole Trébor et illustré par Tristan Gion, est une sorte de fable écologique, le récit met en scène un géant qui n’a pas les caractéristiques habituelles des héros, et qui n’en est que plus attachant. Lent et passif en apparence, il passe son temps à rêver. C’est pourtant lui qui va finalement sauver la planète, avant de s’endormir sous la terre où il demeure encore aujourd’hui. L’album permet de découvrir une cosmogonie peu connue tout en abordant des problématiques actuelles liées à l’écologie.
Bibliographie :
- Le Roi des singes, album, texte d’Emmanuelle Lê illustré par Gabrielle Berger (2018) que nous avons chroniqué ici.
- Le Temps du Rêve, album, texte d’Emmanuelle Lê illustré par Catherine Cordasco (2018).
- Le Milieu du monde, roman d’Andreas Steinhöfel (2018).
À paraître :
- Idunn, album, texte d’Anne-Claire Bondon, illustré par Tristan Gion (mai 2019).
- Inis Fáil, album, texte de Michaël Lê, illustré par Helene Let (mai 2019).
- Rostam, album, texte de Léopold Roy, illustré par Gabrielle Berger (août 2019).
- Gromislav, album, texte de Carole Trébor, illustré par Tristan Gion (août 2019).
Le site d’Aleph : https://aleph-editions.com.
Ce livre-là… Simon Roguet (librairie M’Lire)
Ce livre-là… Un livre qui touche particulièrement, qui marque, qu’on conseille souvent ou tout simplement le premier qui nous vient à l’esprit quand on pense « un livre jeunesse ». Voilà la question qu’on avait envie de poser à des personnes qui ne sont pas auteur·trice, éditeur·trice… des libraires, des bibliothécaires, des enseignant·e·s ou tout simplement des gens que l’on aime mais qui sont sans lien avec la littérature jeunesse. Cette fois, c’est le libraire Simon Roguet de la librairie M’Lire à Laval notre invité.
Si je devais choisir un livre de littérature jeunesse qui m’a marqué depuis que je fais ce métier, je dirais déjà que c’est une question bien difficile à répondre. J’ai croisé tant de textes magnifiques et tant d’albums somptueux qu’il est très délicat d’en sortir un du lot.
Mais s’il faut jouer le jeu, je parlerais bien du texte Les belles vies de Benoît Minville publié dans la collection Exprim’ de Sarbacane. Ce texte représente tout ce que j’aime dans la littérature jeunesse. C’est d’ailleurs souvent lui que j’utilise pour montrer, car il le faut encore, qu’on parle bien de littérature tout court quand on parle de littérature jeunesse. Il y a tellement d’émotion dans ce texte que j’en frémis encore quand j’écris ces lignes. Retrouver Vasco et Djib lors de cet été si particulier, c’est comme retrouver de vieux amis. Car l’écriture de Benoit Minville est faite ainsi : pleine d’humanité et de sensibilité. C’est un auteur qui aime ses personnages et on les aime avec lui.
Vasco et Djib sont deux petits gars de la cité, pas méchants mais qui peuvent être énervés. À la suite d’une erreur de trop, leurs parents les envoient se ressourcer au plein cœur de la Nièvre dans une maison d’accueil pour enfants en difficultés. Ils vont devoir croiser le quotidien d’enfants et d’ados de leur âge qui n’ont pas exactement le même mode de pensée, les mêmes façons d’agir. L’été qui est raconté sera celui des rencontres, des initiations, de l’amitié et de la découverte des autres. La vie quoi… Mais à la mode Minville et on adore ça.
Simon Roguet est libraire à la librairie M’Lire, 3 Rue de la Paix à Laval. Retrouvez cette super librairie sur son site : https://www.librairiemlire.com.

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !