Après avoir chroniqué son album Derrière les rochers, j’ai eu envie de poser quelques questions à Élodie Bouédec sur son travail d’autrice. Ensuite, je vous invite à vous glisser dans le bureau de Béatrice Égémar qui a accepté de nous en ouvrir les portes pour nous expliquer comment elle crée…
L’interview du mercredi : Élodie Bouédec
Pouvez-vous nous parler de Derrière les rochers ?
Derrière les rochers est né de mes souvenirs d’enfance sur la Côte de granit rose. Nous nous donnions rendez-vous avec nos copains-copines, cousins-cousines et passions l’après-midi à faire d’immenses cache-cache entre deux plages séparées par de hauts rochers. C’était pour nous une réelle aventure et un sentiment de liberté, car le territoire nous paraissait immense et changeant au gré des marées. Les grands, dont je faisais partie, étaient en charge des petits et il fallait négocier avec leur peur d’escalader, de nager où nous n’avions pas pied.
Pouvez-vous également nous dire quelques mots sur Le voleur de drap paru il y a quelques semaines chez Grasset jeunesse ?
Le motif du fantôme est récurrent dans mon travail. Le fantôme, non pas effrayant, mais l’incarnation de ce qui nous attend. Je ne crois pas aux fantômes, mais j’aime jouer à croire que le monde des morts et celui des vivants communiquent. C’est un peu comme dans Derrière les rochers, un dépassement de notre monde, un ailleurs fantasmé et qui nourrit le réel.
Vous utilisez une technique d’illustration tout à fait particulière à base de sable : pouvez-vous nous expliquer votre façon de travailler ?
Cette technique me vient du cinéma d’animation par où je suis passée avant d’illustrer. Je travaille sur table lumineuse sur laquelle je dispose le sable noir. Je dessine avec mes doigts mais aussi des petits pinceaux fabriqués avec des poils de chat, de chien, de mouton, et même les cheveux de mes enfants ! Les dessins sont éphémères, puisqu’une fois photographiés, ils sont effacés. Pour ces deux albums, j’ai cependant adopté une technique un peu différente. Hormis pour quelques planches, j’ai dessiné à la plume. Le sable noir, que j’ai passé en couleur sur Photoshop, donne l’effet de matière.
Envie d’essayer d’autres techniques ?
Non, pas pour l’instant.
Vous apportez un soin particulier à la composition de l’image. C’est essentiel en littérature jeunesse ?
J’avoue que je ne pense pas jeunesse dans la composition de mes images. J’essaie de trouver un rythme, de varier les cadrages. Je cherche surtout à créer une atmosphère qui puisse s’étirer au-delà de l’image. C’est sans doute mon rapport au cinéma. L’image doit pouvoir susciter un avant et un après.
Vous travaillez également pour la presse, le théâtre… Est-ce un travail en tout point différent de celui mené pour l’album jeunesse ? Ces différentes activités se nourrissent-elles l’une de l’autre ?
La presse et l’édition se nourrissent, c’est certain, d’autant plus que je suis souvent appelée sur des sujets littéraires, psychologiques, sociologiques… Techniquement, ma manière de travailler en édition a évolué avec la nécessité de réaliser mes illustrations rapidement pour la presse. Ce que je fais au théâtre est assez différent, car c’est un vrai travail collectif, au sein d’une compagnie. Il y a le temps du plateau qui est très fort en termes d’adrénaline. Par ailleurs, mon travail est beaucoup plus abstrait et plus suggestif. Le rapport au temps de réalisation est aussi important voire plus que l’image finale. L’image est aussi totalement dépendante du jeu des comédiens et de mon geste puisque ma main est visible.
Y-a-t-il des illustrateurs et des illustratrices dont le travail vous touche ou vous inspire ?
Je suis très admirative du travail de Yann Kebbi et de Roxane Lumeret, qui sont tous deux très différents. Lorsque je vois les œuvres de Yann Kebbi, et notamment ses monotypes, j’ai toujours l’impression d’une évidence, je ne vois pas le « labeur » et j’aime beaucoup sa manière de jouer du mouvement et de l’immobilité au sein d’une même image. J’aime retrouver chez Roxane Lumeret un certain héritage des années 80. Je suis très sensible à son goût pour le montage dans l’image, les détails qui parlent, la dissonance des couleurs et l’aspect ludique parfois grotesques des situations. J’ai également une réelle affection pour les albums d’Anthony Browne dont j’aime l’aspect inquiétant. Les albums de Kitty Crowther me touchent beaucoup également. Et récemment La Reine et les trois sœurs de Julia Sarda m’a beaucoup séduite.
Comment naissent vos histoires ? Est-ce les dessins ou l’histoire qui arrive en premier ?
C’est toujours l’histoire qui émane en premier.
Où trouvez-vous votre inspiration ?
Ma plus grande source d’inspiration vient du cinéma (souvent fantastique), du théâtre contemporain et de la danse. La peinture du quattrocento m’inspire également beaucoup, et des artistes contemporains comme Otto Silke, Christian Hidaka… Récemment Stéphanie Demasse-Potter m’a proposé un texte et c’est un tableau de James Ensor qui m’est apparu.
Parlez-nous de votre parcours.
J’ai toujours su que je voulais faire du dessin mon métier. Adolescente, je rêvais de travailler dans la mode, j’envoyais d’ailleurs mes dessins à Jean-Paul Gaultier. Je suis donc passée rapidement par l’école des arts appliqués Duperré pour m’apercevoir que ce milieu ne me plaisait pas suffisamment. Et puis, il y a eu la rencontre avec Le Conte des contes de Youri Norstein, qui a été fondamentale. Lorsque je suis entrée aux Arts-décos à Paris, j’ai découvert qu’on pouvait étudier le cinéma d’animation et je n’ai eu aucun doute. J’ai d’abord réalisé plusieurs courts-métrages d’animation avant de me tourner vers la prise de vues réelles. À côté de cette activité, il m’arrivait d’illustrer pour Le journal Le Monde et le dessin m’a rattrapée. En 2017, j’ai décidé de m’y consacrer pleinement.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Mon souvenir le plus marquant est Yok-Yok d’Étienne Delessert et Sept milliards de visages de Peter Spier, puis La Sorcière de la rue Mouffetard, les Marion Duval d’Yvan Pommaux, Tom-Tom et Nana de Bernadette Després, et la Bible de Gustave Doré que je feuilletais sans fin. Adolescente, j’aimais particulièrement la littérature fantastique, Edgar Poe, T. Gauthier, La peau de chagrin de Balzac.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Je travaille actuellement sur des images et des films pour Hermès en Chine ainsi que sur la prochaine pièce de théâtre de David Geselson qui se jouera l’été prochain au festival d’Avignon.
Bibliographie :
- Le voleur de drap, Grasset Jeunesse (2022).
- Derrière les rochers, Seuil Jeunesse (2022), que nous avons chroniqué ici.
- Dans mon petit monde, album écrit par Sandrine Bonini, Grasset Jeunesse (2019).
Quand je crée … Béatrice Égémar
Le processus de création est quelque chose d’étrange pour celles et ceux qui ne sont pas créateur·trices eux·elles-mêmes. Comment viennent les idées ? Est-ce que les auteur·trices peuvent écrire dans le métro ? Les illustrateur·trices, dessiner dans leur salon devant la télé ? Peut-on créer avec des enfants qui courent à côté ? Faut-il de la musique ou du silence complet ? Régulièrement, nous demandons à des auteur·trices et/ou illustrateur·trices que nous aimons de nous parler de comment et où ils·elles créent. Cette semaine, c’est Béatrice Égémar qui nous parle de quand elle crée.
Je travaille en général chez moi, j’ai la chance d’avoir un bureau, une pièce où je peux ranger tout mon bazar. Il est rempli de livres, de dossiers et de notes, plus tous les « bons à tirer » des textes que j’ai écrits depuis vingt ans que je n’ai pas le cœur de jeter.
Comme j’écris essentiellement des romans et textes historiques, je dois acheter environ dix livres pour ma documentation pour chaque histoire que j’invente. Et évidemment, je les garde. Cette phase de recherche de documentation prend beaucoup de temps mais c’est un bonheur, on peut encore rêver que le livre sera facile à écrire, ce qui est rarement le cas. Et plus on se documente, plus les idées fusent.
Résultat : dans ma pièce il y a des livres partout, c’est bien loin de l’espace dépouillé et zen dont je rêve parfois.
Je travaille toute la journée, le matin, je fais surtout de l’administratif : je réponds aux mails, je prépare des interventions scolaires, je fais le travail lié à mon poste de coprésidente de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse. Cela me prend pas mal de temps mais c’est très intéressant et je suis heureuse de pouvoir apporter ma petite contribution à la Charte à laquelle nous devons tant ! Défendre les intérêts des artistes auteurs est plus que jamais nécessaire tant l’exercice de nos métiers devient difficile et nos revenus précaires.
S’il n’y a pas trop de problèmes urgents, j’écris l’après-midi.
Il me faut toujours un peu de temps pour me replonger dans le manuscrit que j’ai laissé la veille. Après, une fois que j’y suis, j’ai beaucoup de mal à arrêter, c’est chaque fois une sorte de déchirement, une frustration.
Je suis incapable de travailler en musique, et je le regrette. Si je passe de la musique j’arrête d’écrire pour l’écouter. La seule exception, c’est quand j’écrivais l’abécédaire décalé T’es rock ou t’es ringue (Gulf Stream éditeur) avec mon fils Emmanuel ! Là, écouter de la musique faisait carrément partie du travail…
Quand je sèche, que je bute sur le déroulé d’un chapitre, sur une intrigue policière à dénouer, j’ai un truc qui marche très souvent : aller y réfléchir dans un bain chaud.
Béatrice Égémar est autrice. Son dernier livre, La grande guerre d’Émilien, est un roman épistolaire paru chez L’élan vert. Béatrice Égémar voue une passion pour les textes historiques.
Bibliographie jeunesse sélective :
- La grande guerre d’Émilien, texte illustré avec les dessins de George Bruyer, L’élan vert (2022), que nous avons chroniqué ici.
- Les espions de Pharaon – tomes 1 et 2, Fleurus (2016 et 2017).
- La famille Latornade – tomes 1 à 3, texte co-écrit avec Virginie Hana, illustré par Aurélie Blard-Quintard et Célia Nilès (2016 et 2017).
- Elle posait pour Picasso, Gulf Stream (2014).
- L’école de la mort, co-écrit avec Charlotte Bousquet, Martiel Caroff, Lilian Bathelot, Gulf Stream (2013).
- Un parfum d’histoire – tomes 1 à 3, L’Archipel (2011 et 2012).
- T’es rock ou t’es ringue, co-écrit avec Emmanuel Brousse, Gulf Stream (2011).
- Hori, scribe et détective, Fleurus (2005).
Fille des années 80, amoureuse des livres depuis toujours. La légende raconte que ses parents chérirent le jour où elle sut lire, arrêtant ainsi de les réveiller à l’aube. Sa passion des livres, et plus particulièrement des livres jeunesse, est dévorante, et son envie de partage, débordante. Elle est sensible aux mots comme aux images, et adore barboter dans les librairies et les bibliothèques. Elle aime : les albums au petit goût vintage et les romans saisissants, les talentueux Rebecca Dautremer et Quentin Gréban, les jeunes pousses Fleur Oury et Florian Pigé, l’humour d’Edouard Manceau et de Mathieu Maudet, les mots de Malika Ferdjoukh et de Marie Desplechin.