J’ai eu un coup de cœur pour Jouer !, un magnifique album de photographies sorti chez Esperluète, j’avais donc envie de connaître son auteur, Olivier Le Brun. Je vous propose de lire ses réponses (passionnantes) à mes questions si dessous. À la suite de cette interview, je vous propose de partir en vacances avec l’illustratrice Mayana Itoïz qui a sorti il y a peu Le loup en slip passe un froc, un nouveau tome de la super série Le Loup en slip ! Bon mercredi à vous.
L’interview du mercredi : Olivier Le Brun
Pouvez-vous nous présenter l’album Jouer ! sorti chez Esperluète en fin d’année dernière ?
Cet album comprend cent vingt-trois photographies en noir et blanc de gens de tout âge en train de jouer seul ou à plusieurs à des jeux universels ou locaux ou tout simplement à s’amuser, par exemple en faisant des cabrioles, ou encore à se taquiner. C’est plus un livre sur « Jouer » que sur les jeux. De là le point d’exclamation dans le titre du livre « Jouer ! ».
Deux tiers des photographies portent sur les enfants. Dans 5 % d’entre elles, enfants et adultes jouent ensemble. On a donc un bon tiers d’images où les adultes jouent entre eux avec leur âme d’enfant.
Ces photographies ont été prises essentiellement au cours des vingt-cinq dernières années dans dix-sept pays : dix d’Afrique (Madagascar, Comores, Djibouti, Érythrée, Burundi, Congo-Kinshasa, Nigéria, Bénin, Sénégal, Mali), quatre d’Europe (Belgique, France, Italie, Grande-Bretagne) ainsi qu’en Haïti, au Canada et aux USA. L’Afrique se taille la part du lion avec un peu plus de la moitié des images.
De continent en continent j’ai retrouvé le plaisir des enfants, filles et garçons, à jouer à chat, à la poupée, à la corde à sauter, au saut à l’élastique, à la marelle, aux châteaux de sable, au cerceau, aux petites voitures, au cerf-volant, aux billes, à la toupie, à la trottinette, au ballon, aux boules, au baby-foot, au billard, à master mind, à mikado, aux chevaux de bois, au cow-boy, au pirate, au manège, à la balançoire, aux dames, au loto, aux dominos, au backgammon, aux cartes, aux petits chevaux, aux petits bateaux, aux marionnettes, à la machine à écrire, à danser de joie, à se déguiser, à se maquiller, à modeler, à faire des culbutes ou des vols planés, à lutter, à sauter sur le dos de son papa, à cueillir des fleurs…
Les jeux de société sont souvent déterminés par les conditions économiques, sociales et politiques. Le monopoly correspond à la fusion du capital bancaire et de la propriété foncière moderne. On s’y délecte à ruiner les autres joueurs. Sur une des images du livre on voit ma petite fille Thelma narguer son grand frère Manuel qui est tombé sur un hôtel hors de prix.
Par contre au jeu traditionnel africain de l’awalé on n’a pas le droit d’affamer l’adversaire. S’il n’a plus de graines dans son camp la partie s’arrête par famine. J’ai photographié une partie d’awalé en pays dogon dans un climat délétère de sécheresse.
Le fanorona est un jeu très populaire à Madagascar. Il était traditionnellement utilisé par les classes dirigeantes pour la préparation des batailles qui ont rythmé l’histoire du pays. Les parties sont souvent suivies par un public connaisseur prompt à commenter chaque coup.
Dans une atmosphère de film expressionniste j’ai photographié dans un café bruxellois des parties d’échecs : « le seul et unique jeu qui ait appartenu à tous les peuples et à tous les temps et dont personne ne sait quel dieu en a fait don à la terre, pour tuer l’ennemi, pour aiguiser les sens, pour stimuler l’âme… » (Stefán Zweig, Le joueur d’échecs)
Less is Max est un jeu écologique inspiré du livre de l’économiste chilien Manfred Max-Neef. Il joue sur 9 besoins humains fondamentaux : subsistance, protection, affection, compréhension, participation, loisir, création, identité, liberté. J’ai découvert Less is Max dans l’espace des « Murs à Pêches » à Montreuil, un lieu écologique emblématique.
Au Nigéria les pêcheurs Obotebe organisent des joutes inspirées de leurs danses guerrières. Ils chaloupent debout dans la mer, un seau rempli d’eau sur la tête. Le but du jeu est de tenir le plus longtemps sans relâcher le mouvement.
Avez-vous pris les photos pour ce projet ou est-ce l’inverse qui s’est produit ? Racontez-nous ce projet.
Je reste fidèle à la photographie argentique en noir et blanc, à l’ancienne. Les photographies que je prends sont donc réunies sur des planches de contact de 36 poses. Ce n’est qu’après y avoir repéré de nombreuses situations de jeu que je me suis dit qu’il y avait là matière intéressante pour un livre. Au fil de mes pérégrinations je photographie, sans à priori. C’est ainsi que ma collecte s’enrichit d’un joyeux fouillis : j’y retrouve des passants, des regardeurs, des lecteurs, des joueurs, des habitations — le dehors et le dedans —, des petits hôtels, des bistros, des studios photos à l’ancienne, des paysages, des animaux, des natures mortes, des collections involontaires. Si le jeu a été une collecte si abondante, c’est que le sujet me tient à cœur. Il est source de vitalité, de joie, de concentration, il ne laisse de côté aucun âge !
Parti des négatifs, j’ai opéré une première sélection pour la réalisation des tirages. Qui de là m’a conduit à un long travail d’élaboration et à concevoir l’histoire que racontent les images en déroulant un récit. Même sans scénario, elles racontent beaucoup de choses. Le choix de leurs rapprochements qui s’apparente à un montage joue sur leurs relations graphiques et sur un propos qui transmet ma vision, ma subjectivité.
La préface que j’ai rédigée : « Peut-on vivre sans jouer ? … Chez les enfants on joue comme on respire, ou l’on joue pour respirer… » vient éclairer mon engagement dans cet ouvrage. L’une de mes nièces, Delphine Vanhove, douée d’un vrai talent littéraire et de l’amour du jeu comme on y excelle dans l’enfance (une histoire de famille), a volontiers accepté d’écrire un texte qui figure en postface du livre « Prière de jouer ». Elle y raconte avec humour ses mille et une aventures de joueuse depuis ses cabrioles dans le ventre maternel.
Anne Leloup responsable de la maison d’édition belge Esperluète à qui j’ai adressé ce projet l’a accueilli avec enthousiasme. J’avais beaucoup apprécié ses qualités d’éditrice pour la publication de mon précédent livre Le vieil homme et son potager. Ces deux ouvrages lui doivent beaucoup en termes de qualité éditoriale.
Les livres photos pour enfants sont rares, avez-vous une explication ?
Contrairement aux illustrations, les photographies ne donnent pas lieu à une stylisation qui les rapprocherait des codes habituellement à l’œuvre dans les ouvrages pour enfants (couleurs, mise en page, graphisme). Pourtant les enfants vont sans à priori vers les images quels que soient leur support et leur technique — peinture, dessin, photographie. La question tient probablement plus aux intentions avec lesquelles elles sont communiquées aux enfants, au récit qu’elles portent, à la posture des adultes qui les transmettent. Les photos sont associées à une représentation de la réalité, en opposition au caractère de fiction de la plupart des ouvrages pour enfants.
Pourtant chez Fernand Nathan, dans la Collection Les enfants du monde ont été publiés de 1952 à 1978 une vingtaine de livres de la photographe Dominique Darbois qui ont rencontré un vrai succès. On se souvient de Parana le petit indien, Agossou le petit africain…. Des livres appréciés par toutes les générations.
Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?
Sur le plan professionnel j’ai alterné une activité d’enseignant-chercheur dans les universités de Louvain en Belgique, du Sussex en Angleterre et de Nanterre en France avec une activité de consultant socio-économiste dans les pays du Sud, principalement pour des agences des Nations Unies. J’ai toujours aimé photographier mais ce n’est qu’à 40 ans en 1980 que je me suis sérieusement impliqué. Avec un groupe de collègues de l’Université du Sussex à Brighton nous avons produit un livre sur les effets de la politique thatchérienne de coupes sombres dans les budgets des services publics. Photographe bénévole du groupe, tout à fait amateur, j’ai exploré la situation des logements sociaux, transports publics, écoles, résidences pour personnes âgées, structures d’insertion à l’emploi… Ne pouvant photographier dans les écoles nous avons bénéficié de l’appui d’élèves qui s’y sont donnés à cœur joie. Le livre Brighton on the rocks s’est vendu à 10 000 exemplaires principalement aux collectivités locales du Royaume-Uni. Ce fut mon baptême photographique.
En 1996 alors que je travaillais à Madagascar je me suis équipé d’un Leica argentique. Depuis lors, parallèlement à mon activité professionnelle, durant mon temps de loisir, j’ai récolté des images dans de nombreux pays d’Afrique mais aussi en Haïti ainsi qu’en Amérique et en Europe. Exceptionnellement j’ai articulé mon activité de consultant et celle de photographe. Par exemple, dans le Rapport sur la situation des femmes et des enfants au Mali (UNICEF, 2001), dont j’ai assuré la coordination, j’ai intégré plusieurs photographies que j’avais prises au cours de mes études et recherches.
Mon activité professionnelle de consultant socio-économiste m’a certainement beaucoup aidé à m’intégrer dans des milieux très divers où j’étais bien accepté comme photographe. Dans la mesure du possible je suis retourné sur place avec des photocopies des photos que j’avais prises. Ainsi, par exemple, au marché d’Ambalavao à Madagascar j’ai montré à quelques enfants une cinquantaine de ces photocopies leur demandant de trouver les personnes photographiées. Une demie heure plus tard chacun avait sa photo en main la montrant fièrement aux autres. Même expérience d’exposition improvisée dans le bidonville de Kibera à Nairobi où j’avais photographié la communauté nubienne.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescent ?
Durant mon enfance dans les années 40 dans une ferme au Congo-Kinshasa, je passais mon temps à explorer la brousse alentour. Le livre de la jungle en vraie grandeur. Mes lectures se limitaient à Babar, Tintin et Quick et Flupke. J’aimais aussi après le bain à la tombée de la nuit feuilleter les grands livres de peinture de la collection Skyra en compagnie de Gauguin, Picasso et les autres. Vers 12 ans j’accompagnais mon père pour aller acheter des pièces de rechange pour le tracteur à Kampala en Ouganda. Dans un guest-house à Mbarara mon père me dit : « Regarde bien cet homme avec une barbe blanche au bar, c’est un grand écrivain, il s’appelle Ernest Hemingway ». Il avait vraiment de la gueule en train de siroter son whisky. Pour moi ce visage a toujours incarné l’image de l’écrivain. Je le revoyais devant moi en personne en lisant Le vieil homme et la mer. J’ai pensé à lui en réalisant Le vieil homme et son potager.
À 15 ans mon père m’a offert La ligne d’ombre de Joseph Conrad qui a été le déclic de ma vraie vie de lecteur.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Depuis le début de la crise sanitaire je n’ai pratiquement pas photographié. Je voyage de par le monde dans mes planches de contact à élaborer de nouveaux livres suivant la démarche que j’ai suivie pour Jouer !. Ma compagne Claire garde à mes côtés un œil critique sur mes chemins de fer, histoire de réduire les risques de déraillement du train de mes images.
Ces projets de livre sont et seront présentés à diverses maisons d’édition. J’espère qu’elles tiendront le coup face à la crise de même que les librairies et les galeries.
Bibliographie sélective :
- Jouer ! , 123 photographies de 17 pays agrémentées d’un texte de Delphine Vanhove, Éditions Esperluète (2020).
- Le vieil homme et son potager, 71 photographies, textes bilingues français et anglais, Esperluète (2018)
- Africa Hotel, 77 photographies, Editions Yellow Now, Belgique (2016).
- Football, Bal, Ballon, Ballet, 66 photographies, textes bilingues français et anglais, Éditions Yellow Now (2014).
- Bruxelles à fleur de peau, 80 photos avec des textes d’auteurs, Husson Éditeur (2008), vous pouvez voir ici une vidéo-montage.
- Brighton on the Rocks, Monetarism and the local state, 105 photos, QueenSpark Books (1982).
Retrouvez Olivier Le brun sur son site : www.olivier-lebrun.com.
En vacances avec… Mayana Itoïz
Régulièrement, nous partons en vacances avec un·e artiste. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais moi j’adore partir comme ça avec quelqu’un, on apprend à la·le connaître notamment par rapport à ses goûts… cet·te artiste va donc profiter de ce voyage pour nous faire découvrir des choses. On emporte ce qu’elle·il veut me faire découvrir. On ne se charge pas trop… Des livres, de la musique, des films… sur la route on parlera aussi de 5 artistes qu’il·elle veut me présenter et c’est elle·lui qui choisit où l’on va… 5 destinations de son choix. Cette fois-ci, c’est avec Mayana Itoïz que nous partons ! Allez, en route !
- La tribu des enfants — Lane Smith
- Panthère – Brecht Evens
- La tapir aux pas de velours – Kim Han-min
- Amstrong – Torben Kuhlmann
- L’enlèvement du prince Oléomargarine – Mark Twain/Philip et Erin Stead
5 romans :
- Moi, Tituba sorcière – Maryse Condé
- Manifesto – Léonor de Recondo
- Zébu Boy – Aurélie Champagne
- La promesse de l’aube — Romain Gary
- Jacques a dit – Susie Morgenstern
5 DVD :
- Hirokazu Kore-eda — Nobody knows
- Pialat —Le garçu
- Louis Malle —Les amants
- Thomas Vinterberg – Drunk
- Ladj Ly — Les misérables
5 CD
- Gianmaria Testa – Da questa parte del mare
- Jeanne Cherhal —L’an 40
- Didier Squiban — Molène
- Leon Bridges —That was yesterday
- Nina Simone – tout
5 BD
- Les deux vies de Pénélope — Judith Vanistandael
- Une vie dessinée — Charlie Chan Hock Chye
- Cul de sac — Richard Tompson
- Sunny – Matsumoto
- Stupor Mundi – Néjib
5 artistes
- Charley Harper
- Gus Bofa
- Fernando Pessoa
- Gabrielle Duplantier
- Masao Yamamoto
5 lieux à vous faire découvrir :
- Iles des Saintes
- Les peignes du vent de Chillida à San Sebastian (Donostia)
- Le Cirque de Gavarnie dans les Pyrénées
- Le lac d’Hossegor l’hiver
- Le musée National d’anthropologie de Mexico.
Mayana Itoïz est illustratrice et dessinatrice.
Bibliographie sélective :
- Série Le Loup en slip, illustration de textes de Paul Cauuet et Wilfrid Lupano, Dargaud (2020).
- Nos amis, point, virgule, etc.., illustration d’un texte de Coralie Saudo, Les p’tits bérets (2019).
- Papa est à moi, illustration d’un texte d’Ilan Brenman, p’titGlénat (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Maman, texte et illustration, Seuil Jeunesse (2017)
- Madame la flemme, texte et illustrations, Glénat (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Mon monde de 1 à 100 000, et bien plus encore…, illustration d’un texte de Coralie Saudo, Les p’tits bérets (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Pinocchio, texte et illustrations, Auzou (2013).
- Le grimoire de la princesse, illustration d’un texte de Maryvonne Rippert, Fleurus (2013).
- Ma classe de A à Z, illustration d’un texte de Coralie Saudo, Les p’tits bérets (2011), que nous avons chroniqué ici.
- Petit sapin bleu, illustration d’un texte de Danièle Siegler, Les p’tits bérets (2011).
- Le dimanche de Monsieur Pervenche, illustration d’un texte de Jeanne Taboni Miserazzi, Les p’tits bérets (2011).
- Abeba et le roi vorace, illustration d’un texte d’Agnès Laroche, Talents Hauts (2011).
- Philo mène la danse, illustration d’un texte de Séverine Vidal, Talents Hauts (2010), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez Mayana Itoïz sur son site : mayanaitoiz.com.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !