Cet été encore, on vous propose à nouveau la rubrique du berger à la bergère tous les mercredis. Cette rubrique vous avait tellement plu les trois derniers étés, nous nous devions de la reprendre (il faut dire qu’à nous aussi elle plaît beaucoup) ! Donc tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trice·s et des illustrateur·trice·s qui posent trois questions à un·e auteur·trice ou un·e illustrateur·trice de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e d’en poser trois à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Fanny Joly et Catharina Valcks, Clémence Pollet et Sandrine Thommen, cette semaine c’est Marc Daniau qui a choisi de poser des questions à Natali Fortier !
Marc Daniau : J’aimerais que tu me parles de ton rapport aux animaux et en particulier aux oiseaux.
Natali Fortier : C’est drôle que tu me poses maintenant cette question, mon prochain livre s’appelle. « I, 2, 3 Volez » tu te doutes de quoi ça parle.
L’oisillon, quand tu en tiens un dans la paume de ta main, avec son cœur qui palpite, sa respiration saccadée, la détresse de son regard, la transparence de sa chair, tellement fragile, fragile, fragile, puis soudain, son cri d’une force bouleversante.
T’agrandis un oiseau à l’échelle 100. Tu te retrouves devant un monstre préhistorique terrifiant, le bec aiguisé, des griffes acérées.
Passer de la vulnérabilité à la férocité.
L’albatros, ce géant, tout en grâce dans le ciel pourtant à l’atterrissage, y’est d’une maladresse inouïe et ça ça me plaît.
La paruline rayée « 12 grammes » et elle traverse l’océan sans escale…
Un oiseau d’accord, ça chante mais ça glousse, ça cancane, ça trompette, zinzinule, turlutte, graille, coquerique, babille et j’en passe, piaille, réclame, bavarde…
Et les noms des oiseaux me réjouissent : corbeau, tourterelle, colibri, merle, pélican, mouette, le manchot, bécassine, la grue, le vautour, alouette… gentille alouette, je te couperai….
Dès mon premier atelier dans les écoles, à partir de trois ans, je demande aux enfants de dessiner, peindre, n’importe quelle forme et ensuite y coller un chapeau pointu.
Je te dis pas le nombre de dessins somptueux d’oiseaux que j’ai vu apparaître sous mes yeux.
Ici à Châlette-sur-Loing ma maison est un nid, il y en a partout.
Est-ce que c’est pour ça que j’aime les dessiner ?
J’ai le goût de te dire aujourd’hui, Marc, que c’est pour le geste de relever la tête si je veux les voir s’envoler.
Seulement un autre animal, sinon. Ça serait trop long.
L’alligator, l’alligator a bercé ma jeunesse. Au Québec dans mon enfance, c’était très facile d’en obtenir au pet shop (je sais c’est révoltant, mais à l’époque je ne m’en rendais pas compte).
Donc j’ai eu Ali et Baba, croque-monsieur et croque-madame. J’avais lu quelque part que pour les endormir il fallait caresser leurs ventres.
Tous les soirs je le faisais, je me souviens de leurs abandons, l’élasticité du cuir et de leurs yeux qui roulaient.
La nuit, je me réveillais souvent affolée de m’être endormie en même temps qu’eux et de les avoir oubliés dans mon lit.
J’en fabrique toujours beaucoup des crocodiles. Ils ont un petit air de Dieux.
J’ai toujours vécu en compagnie d’animaux, je ne pourrais pas m’en passer et même ceux qui n’existent pas sont drôles à dessiner.
L’éventail d’émotions qu’ils suscitent est infini.
Marc Daniau : Comment sais-tu qu’un dessin est terminé ?
Natali Fortier : C’est comme si on était en pleine conversation entre le trait et moi.
Je bois ses paroles, c’est captivant, j’attends une réponse, des explications et tout d’un coup en plein milieu d’une phrase, il s’interrompt, moi je suis là, je veux savoir.
Je suis curieuse.
Je reste suspendue à ses lèvres, frustrée, désireuse…
C’est pile là, que je devrais avoir le courage de quitter mon dessin.
Au moment où je ne sais pas encore ce qu’il veut me dire ou me faire.
J’insiste souvent trop. Mais de moins en moins. J’ai espoir d’y arriver dans vingt, trente ans.
Marc Daniau : Quand tu n’illustres pas, qu’est-ce qui te met en route, en œuvre, au travail ?
Natali Fortier : L’étonnement et l’amour du vivant. La rage de n’être qu’une seule personne.
Le plaisir immense jubilatoire (en espérant que cette sensation ne me quitte jamais)
Et les périodes où je ne vais pas bien, je sais qu’en Faisant, j’aurais quand même moins mal.
Le désir de dire ce que j’ai en tête, j’aurais besoin de beaucoup plus de temps, j’ai la sensation d’en être qu’à un flocon sur l’iceberg…
Je cherche à comprendre quelque chose. C’est pas gagné !
Rire.
Alors. Marc. Les trois questions.
Je serais tenté de te poser les mêmes. C’est que tes questions sont bonnes. Et si tu me les as posées, c’est que le sujet t’intéresse.
Mais j’ai envie de savoir quelle est ta relation avec la matière de tes dessins.
Marc Daniau : Faut que ça vibre, que ça soit costaud, accueillant, chaleureux. Faut que ce soit présent, que ça laisse respirer les personnages et les spectateurs. Donner à voir la matière c’est une manière d’affirmer que cela n’est qu’une image fabriquée et non pas un simulacre de réel, et ainsi en montrant les ficelles, les coutures comme dans un spectacle de marionnettes j’installe une distance avec le sujet du dessin. Faut pas que ça soit joli. Faut pas que ça autorise à me dire vous avez un joli coup de crayon. Faut pas que ça intimide.
Mais bon, surtout j’aime la pâte, la gouache sans eau, l’huile à la brosse rêche et les coups de crayon qui se mêlent à la fibre du papier. J’aime Les traces, les vibrations, que ça palpite. J’aime que les couleurs parlent se répondent quelles se montent le bourrichon, quelles klaxonnent aux pupilles, c’est plus fort que moi.
Le contact de l’outil avec le support m’est très important. Je n’aime ni l’acrylique ni peindre sur toile, j’aime le papier, le carton, le bois, les miroirs, et j’aimerais bien peindre sur des surfaces rouillées. Souvent quand je fabrique/bricole mes images j’ai en tête ces mots : La peau du monde.
Natali Fortier : Je me souviens aussi de tes grandes affiches pour le théâtre, est-ce que tu pourrais me raconter comment cela se passait?
Marc Daniau : Alors il y avait un thème par saison et une douzaine de pièces/spectacles. En mai l’équipe me briefait et me donnait les dossiers des spectacles et les textes. Et puis je lisais tout ça et je crobardais dans plein de directions autour du thème et des spectacles, et puis je revenais avec mon carnet de croquis et ils choisissaient les dessins/idées qui leur plaisaient et les directions qu’il fallait encore creuser. En juillet il fallait imprimer le programme, l’affiche de saison et souvent le premier spectacle de la rentrée. Des fois je travaillais avec les metteurs en scène, des fois non. Pendant les 10 ans qu’a duré cette aventure, je n’ai vu le spectacle avant de faire l’affiche qu’une seule fois. J’ai découvert des textes, des metteurs en scène, des acteurs/actrices, des traductrices. Il y a eu des émerveillements fabuleux et des ennuis rasoirs. Personnellement aussi il y a eu des moments de grâces et des compromis douloureux. J’ai pris conscience de l’exigence et de la fragilité des formes de spectacles vivants. J’ai pu aussi changer formellement les propositions, il y a eu deux saisons à la gouache et puis de l’huile sur papier et de l’huile sur bois avec fond blanc. J’avais aussi une grande liberté pour les dessins en noir et blanc dans les programmes de saison. Et j’ai eu la chance de pouvoir exposer deux fois dans les murs de ce théâtre et d’échanger quelques mots avec le visionnaire Jack Ralite. J’y ai aussi beaucoup emmené mes enfants, ma famille. Vous pouvez voir des traces de tout ça sur mon site : www.marcdaniau.fr.
Les grandes affiches celles qui étaient affichées dans le métro étaient imprimées en sérigraphie, et sont en soi des objets magnifiques aux couleurs éclatantes, du miel pour nos mirettes loin des tristes joies du numérique.
Natali Fortier : Et aussi le mouvement. Cela rejoint ta question sur comment terminer un dessin.
Pour toi, que demandes-tu à un dessin ?
Marc Daniau : Le mouvement : J’adore faire marcher, courir, voler les personnages, les animaux, je dessine contre l’immobilisme, contre l’ennui, contre l’essoufflement, le geindre, le râle, la camarde.
J’aime à croire que j’ai réussi un dessin quand en représentant un instant très court, le spectateur y saisit ce qu’il s’est passé l’avant et l’après du moment illustré.
J’aime recréer une sensation d’espace autour des personnages qui sont toujours au centre de mes images comme de mes préoccupations. Et puis il me faut installer la bonne distance pour que le spectateur soit en empathie sans être voyeur. Il y a une vulgarité constitutive dans les images, j’essaye d’en débarrasser nos regards et quand c’est impossible j’essaye de l’assumer.
Mais surtout il faut que l’image soit comme un gouffre, une montagne, une fenêtre, une faille spatio-temporelle à la surface du papier. Elle doit captiver, piéger les regards mais avec une certaine éthique qui me vient de je ne sais où et que je peine à expliquer.
Ça peut paraître sérieux dit comme ça mais il y a du jeu et beaucoup de plaisir à bricoler tout ça, et souvent de la joie quand le résultat m’étonne, qu’il surpasse ce que j’avais en tête. Je crois que c’est pour ça que je continue, pour la joie.
Bibliographie sélective de Natali Fortier :
- Loin de Garbo, illustration d’un texte de Sigrid Baffert, Les éditions des braques (2018), que nous avons chroniqué ici.
- L’amour, ça vaut le détour, texte et illustrations, Albin Michel Jeunesse (2016).
- D’une rive à l’autre, illustration d’un texte de Cécile Roumiguière, À pas de loups (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Marcel et Gisèle, texte et illustrations, Le Rouergue (2015).
- La folle journée de Colibri, texte et illustrations, Albin Michel Jeunesse (2013).
- Reviens, avec Olivier Douzou, Le Rouergue (2013).
- Conte à bascule, texte et illustrations, L’art à la page (2011).
- Sur la pointe des pieds, texte et illustrations, L’atelier du poisson soluble (2008).
- J’aime l’été…, texte et illustrations, Albin Michel Jeunesse (2006).
- Lili plume, texte et illustrations, Albin Michel Jeunesse (2004).
- Six cailloux blancs sur un fil, illustration d’un texte de Cécile Gagnon, Albin Michel Jeunesse (1998).
Retrouvez Natali Fortier sur son site : https://natalifortier.autoportrait.com.
Bibliographie sélective de Marc Daniau :
- Adi de Boutanga, illustration d’un texte d’Alain-Serge Dzotap, Albin Michel Jeunesse (2019)
- Princesse Mabelle, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Mon chien, papa et moi, illustration d’un texte de Raphaële Frier, À pas de loups (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Ruby tête haute, illustration d’un texte d’Irène Cohen-Janca, Les éditions des éléphants (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Comme un géant, texte illustré par Ivan Duque, Thierry Magnier (2017).
- Loup ?, collectif, Association Mange-Livres (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Je suis le chien qui court, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2013).
- Tous à poil !, co-écrit avec Claire Franek, Le Rouergue (2011).
- Neuf couleurs de peur, illustration d’un texte d’Annie Agopian (2010).
- L’arbre, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2007).
- Coquin Colin, texte illustré par Ronan Badel, Thierry Magnier (2002).
Le site de Marc Daniau : http://www.marcdaniau.fr et le blog collectif CITRON : http://danslecitron.blogspot.fr/search/label/Marc%20Daniau

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !