Une fois tous les deux mois, toute l’équipe est fière de laisser les clefs du site à Nelly Chabrol Gagne le temps d’une chronique.
Chronique n° 2 — mai 2020
Les filles de l’Ouest n’ont peur de rien et c’est très bien ainsi !
par Nelly Chabrol Gagne
Université Clermont Auvergne (UCA) / Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique (CELIS)
Coresponsable du Master Édition-Création éditoriale des littératures de jeunesse et générales (CELJG)
Auteure de Filles d’albums. Les représentations du féminin dans l’album (Le Puy-en-Velay, L’atelier du poisson soluble, 2011, 238 p.)
Au commencement étaient quelques-unes de mes rêveries sur le Far West
Si je vous dis : « Il était une fois… » et que vous êtes de préférence un·e jeune Italien·ne, vous me couperez et vous exclamerez : « Un roi ! », en pensant à cet incipit célèbre des Aventures de Pinocchio (1883) de Carlo Collodi. Mais si je m’adresse aux grandes personnes (italiennes ou pas cette fois) qui me laisseront le temps de dire : « Il était une fois dans l’Ouest », assurément, elles me répondront : Sergio Leone, Ennio Morricone, Charles Bronson, Henry Fonda, en se souvenant, non sans raison, que la conquête de l’Ouest était une affaire d’hommes. Pourtant, le premier nom qui figure au générique du film, c’est celui de Claudia Cardinale, avant même ceux de ses partenaires. Serait-ce le signe de quelque chose jusqu’alors passé inaperçu dans ce long film a priori très masculin ? Signe que le quatuor de scénaristes italiens (dont Bernardo Bertolucci) se doute qu’en 1968, année de sortie du film dans la péninsule, les femmes auraient enfin un rôle à jouer, y compris dans un western ? N’en exigeons pas trop : les stéréotypes ont la vie dure et le male gaze[1] est peu interrogé. Il n’empêche : entre le moment où Jill (Claudia Cardinale), seul personnage féminin du film, décide de rester dans la ferme de son mari qu’elle a rejoint dans l’Ouest, malgré le massacre de sa nouvelle famille, les menaces qui pèsent sur elle, et un viol qu’elle feint d’apprécier pour sauver sa peau, entre ce moment donc et la dernière séquence, où nous la découvrons servant à boire à tous les hommes qui construisent le chemin de fer et « sa » gare, elle a évolué. Elle n’est plus cette ancienne prostituée de La Nouvelle-Orléans à la réputation maudite, mais Madame Peter McBain, entreprenante et fière enfin de réaliser le rêve de son défunt mari : gagner de l’argent grâce au train et à l’eau de sa source nécessaire aux chemins de fer.
Voici sans doute mon tout premier souvenir de « femme remarquable » dans un western, genre cinématographique habituellement macho et volontiers chargé en misogynie. Depuis, j’en ai vu d’autres, plus anciens, d’avant Mai 68. Joan Crawford, tenancière de saloon dans Johnny Guitar (1954) de Nicholas Ray, ou Marlène Dietrich, propriétaire d’un ranch dans L’Ange des maudits (1952) de Fritz Lang, réussirent à s’imposer un peu à côté de la mâle puissance qui joue de la gâchette. Mais il me faudra attendre encore longtemps : 2010, année où les frères Coen redistribuent les cartes avec True Grit. Ce western féministe raconte l’histoire d’une adolescente de quatorze ans, coiffée de nattes qui rappellent que l’enfance n’est pas loin, mais dont l’entêtement adulte pour venger son père signale aussi qu’elle est prête à aller jusqu’au bout. C’est encore cet appel de l’Ouest, du grand Ouest américain mythique, qui inspire un cinéaste comme Ang Lee dans Brokeback Mountain (2005), ou une écrivaine comme Céline Minard, réactivant à la surprise générale le western littéraire et les régions sauvages dans Faillir être flingué (Rivages, 2013). Le wilderness — qui désigne aux États-Unis ce que le français nomme la naturalité et l’aspect sauvage de la nature — plus que le gunfight — phase de fusillades ponctuant le genre western, quel que soit le support — attire ainsi des artistes soucieux·euses de redécouvrir l’affrontement entre le dehors indompté et le dedans trop souvent refoulé. Duel qu’incarnent des hommes et des femmes aux caractères bien trempés, voire inhabituels.
Et la littérature de jeunesse ? Trouve-t-elle sa place dans les westerns, mes souvenirs ou le présent — lequel, je me dois de le dire, est un présent de confinement où les maisons voisines limitent le décor et les grands espaces n’ont que la couleur du rêve ? Le Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine–Saint-Denis de 2019 m’a procuré un plaisir vif en couronnant le roman de Marion Brunet, Sans foi ni loi (Pocket Jeunesse, 2019), de la si convoitée pépite d’or. Ce fut un choc littéraire, une révélation. Parlons-en. D’emblée, la dédicace place le·la lecteur·rice dans l’ambiance du western ; en effet, « Pour My Darling Clementine » est un hommage appuyé au célèbre western que signa John Ford en 1946 avec, déjà, Henry Fonda dans le rôle principal. Le film n’est pas féministe, loin de là, mais il permet sans doute de faire bouger les lignes des relations viriles, en explorant timidement le désir homosexuel entre William Earp (Henry Fonda) et Doc Hollyday (Victor Mature) ; toutefois, le titre original porte le prénom de l’un des deux personnages féminins phares : Clementine Carter (Cathy Downs) ; ce qui la hisse à un rang de notoriété évident. L’incipit du roman de Marion Brunet donne le ton sans attendre : « La première fois que j’ai vu Ab Stenson, du sang coulait de son oreille gauche. La balle aurait pu lui déchirer le visage ou trouer son cou, mais au lieu de ça le shérif n’avait réussi qu’à la rendre à moitié sourde pour quelques heures et l’amputer d’un morceau d’oreille » (9). Je note ici que le sang versé est celui d’une résistante, d’une combattante et non celui d’une femme qui, périodiquement « perdant » son sang, rappelle à la tribu qu’elle n’est pas procréatrice, pas cette fois. Abigaïl Stenson, dont l’unique moteur est la liberté, est une hors-la-loi incontrôlable, hors du commun, qui offrira au jeune Garett, qu’elle kidnappe pour sauver sa peau, de nouveaux horizons d’actions et de pensées. Le récit rétrospectif, dix ans après, est tout entier pris en charge par Garett. C’est donc le témoignage d’un jeune homme qui, en grandissant, modifie son regard sur celle que les autres surnomment « une bête sauvage » (12), soit une femme portant « des habits d’homme, le cheveu court », souvent crasseuse et « des paquets de poussière rouge au creux de chaque pli du visage » (9), une femme capable de violence jusqu’à tuer, mais jamais « pour le plaisir » (190), parce que la vie qu’elle a choisie se déroule dans un environnement cruel, misogyne, voire féminicide, quand la femme se hisse à hauteur d’homme et ne répond plus aux injonctions sociales. De surcroît, l’histoire est écrite par une romancière, Marion Brunet, qui a déjà prouvé qu’elle savait imaginer des personnages féminins décalés et courageux. « Que les choses soient claires » se souvient Garett, « si Stenson n’avait pas déjà été abattue, chassée ou violée à cause de sa façon de vivre, je suis persuadé que c’est parce qu’elle était mère. Ce qui faisait que Carson et la plupart des types qui traînaient au saloon supportaient qu’elle fume, crache, porte jean, chemise et cheveux courts, c’est parce qu’elle avait donné la preuve de son rôle dans le monde. Elle s’était couchée sous un homme et avait enfanté dans la douleur. Elle ne respectait pas les règles, c’est vrai, mais elle avait obéi à la plus importante. C’était ce qui la rendait libre, aussi ambivalent ou absurde que ça puisse paraître » (102-103). Je me souviendrai de cette « règle », tota mulier in utero, lorsque je parlerai de la star de l’Ouest des albums de jeunesse. Au bout de l’aventure romanesque, il y a un procès, un lynchage langagier – « Monstre, femme, dénaturée, bête sauvage. Puis venant des femmes — salope, traînée, monstre à nouveau. Tueuse ! » (189-190), un gros plan sur une « femme au visage rougi d’exaltation (…) » qui « veut entendre ce que va dire la garce, le monstre. Elle se sent si forte dans son corset de dentelle, elle a même amené ses mômes — c’est instructif de voir ce qu’on fait aux rebelles » (191). Vous, grande personne, qui avez cette chance encore de n’avoir pas lu le livre, je tairai la fin pour que vous en découvriez la saveur inédite. Il vous suffit d’apprendre qu’Ab souhaite que Garett dise à sa fille de « vivre aussi libre que possible. Que son père était un type bien » (199) et que le narrateur sait, pour avoir tant partagé avec elle, que « Pas un n’a compris la vie pure qui habite Abigaïl Stenson, pas un n’a su voir qu’elle porte en elle l’annulation pure et simple de toute forme d’aliénation. Elle est ce qu’aucun d’eux ne sera jamais. » (204)
Consciente que Sans foi ni loi fut aussi un déclic qui m’a donné envie d’écrire cette longue tribune, j’entrerai maintenant dans le vif du sujet. Dans ce premier épisode je proposerai de lire deux albums de jeunesse qui racontent à leur façon la vie de Calamity Jane. Dans le second publié plus tard, j’inspecterai comment deux autres personnages légendaires de l’Ouest américain — le cow-boy et le chasseur de bisons — se transforment lorsqu’ils deviennent des… filles. Il sera aussi temps de conclure en essayant de comprendre ce qui se passe quand l’album de jeunesse met en scène des filles s’émancipant à ce point, le temps d’un passage sur terre, d’un jeu, d’une réflexion.
Premier épisode
U
ne star ? Que dis-je une star ? Une légende surnommée Calamity Jane
…vue par François Roca, aux « peintures magistrales »
Que savons-nous en vérité de Martha Canary, dite Calamity Jane ? Beaucoup (d’épisodes faisant de sa vie une légende incroyable) et peu (sans doute, si nous nous en tenons aux faits attestés). Comment procéder alors ? L’illustrateur français François Roca voulait « faire quelque chose sur le western » [2] depuis très longtemps, sans recourir à un personnage trop célèbre. Sa lecture des lettres de Calamity Jane à sa fille[3] fut le déclencheur. Il en a choisi des extraits parmi la bonne vingtaine écrite de façon irrégulière entre septembre 1877 et juin 1902 ; ce qui signale d’emblée un travail d’adaptation subjectif, dont François Roca ne se cache pas, guidé qu’il fut par le double souci de consigner ce qu’il considérait comme des scènes-clés et de recaler (censurer ?) les passages jugés trop durs (ou estimés inconvenants ?) pour un public jeune. Je gage que François Roca, fervent lecteur des aventures de Lucky Luke, se souvenait des images que René Goscinny avait proposées pour créer « sa » Calamity, soit le personnage « d’une cow-girl excentrique avec ses jurons terrifiants, ses exploits à la carabine, sa descente exceptionnelle de whisky, en fait ses manières peu recommandables », selon les mots de Laure Noël[4]. Était-ce cette Calamity-là, hors-les-lois de la bienséance qu’il entendait peindre dans ses tableaux à l’huile, ou une héroïne dotée de valeurs aisément partageables par des enfants et leurs parents ? D’autre part, n’ayant pas l’habitude d’écrire les textes des albums, Roca s’en est remis à son éditrice, Lucette Savier, chez Albin Michel Jeunesse qui l’a aidé à imaginer une progression narrative et un rythme susceptibles de tenir en haleine les lecteur·rice·s, à partir de bouts de lettres à sens unique, jamais envoyées et dont l’authenticité même n’a pas été prouvée : « Certes, peu d’historiens américains pensent que ces lettres ont été écrites par Calamity Jane, estimant qu’elle était de toute manière analphabète. Mais curieusement, personne n’a encore réussi à le démontrer de manière probante. D’ailleurs, la propriétaire actuelle des lettres, qui fut la première à les publier aux États-Unis en 1952, a fait authentifier l’encre et le papier utilisés comme datant bien du siècle dernier. Quoi qu’il en soit, ces lettres restent étonnamment vraies, aussi bien pour leur contenu que pour leur forme. Avec les informations que l’on a aujourd’hui sur la vie de Calamity Jane, malheureusement trop rares et contradictoires, il n’y a aucun doute qu’elle aurait pu écrire ces lettres. D’autre part, à la différence de tout autre document existant sur elle, principalement son autobiographie dactylographiée de quelques pages, seules ces lettres permettent de dresser un portrait cohérent de cette femme rebelle et volontaire qui voulut tracer sa propre route, emportant avec elle dans la tombe le secret de ses fameuses lettres » [5]. Cette analyse et la conclusion sont reprises dans la partie documentaire qui ferme l’album de Roca : « Même factice, cette correspondance a donné à une figure légendaire, tête brûlée, courageuse, fière, rebelle, généreuse et bagarreuse, une présence et une sensibilité humaines plus incarnées ». Voilà l’idée. Il ne manquait plus que la patte de l’artiste qui « a interprété ce mythe à sa manière, et lui a donné corps dans de somptueux tableaux personnels ». Mon point de départ pour la lecture de cet album publié en 2018 sera de considérer justement le « corps » — la silhouette, les façons d’occuper les espaces sur les pages, les postures, habits, gestes, paroles,… — de celle qui trouve une entrée dans Le Dictionnaire universel des Créatrices et dont je retiens les derniers mots : « cette femme hors normes, libre et solitaire de la conquête de l’Ouest sauvage et américain » [6].
La 1re de couverture de l’album, que Roca voulait le plus grand possible mais qui reste toutefois classique dans son format à la française (et non à l’italienne), met à la clé un registre de narration adopté largement dans le livre. Dans une image à bord perdu s’imposent le personnage-titre, ses deux chevaux présentés ultérieurement dans le troisième extrait de lettre (« Mon cheval Satan est attaché tout près. Tu devrais le voir quand la lumière du feu de camp joue sur son encolure et sur les muscles de ses épaules satinées, avec ses pieds blancs et son losange blanc entre les yeux. C’est un objet de toute beauté. Je suis si fière de lui. Ton père me l’a donné, et j’ai aussi son compagnon de courses, King, que j’utilise comme cheval de charge pour les longs trajets (…) » 25 septembre 1877), un décor de plaine vert sombre et brun, un ciel bleu pâle nuageux, une lumière éclairant d’une part le visage de Calamity, dont le surnom apparaît en lettres dorées dans une police de caractères signalant le western (de type Battle Road), et d’autre part le barda blanc sur le deuxième cheval. Cette jeune femme, fière et solitaire, avance vers nous, au pas, dans la tranquillité d’un décor sauvage, sans être hostile ; si ce plan était filmé, il s’agirait presque d’un regard caméra, créant un rapport spécifique entre Calamity et le·la lecteur·rice, recherchant la complicité de ce·tte dernier·e, l’invitant à la suivre. Dès les gardes d’ouverture, le décor lumineux s’élargit à perte de vue sur les plaines américaines — la moitié inférieure de la double page étant occupée par l’herbe vert-jaune de la prairie ; la moitié supérieure par un ciel généreux qu’habillent de gros nuages blancs ; grâce à un travelling latéral de gauche à droite, Roca place Calamity sur
Satan galopant, en suspension, sa seule main gauche tenant les rênes. Cavalière et cheval ne forment qu’un seul corps hybride, dynamique, en pleine course, nous emportant dans le même temps vers les aventures à venir. La fausse page de titre est un hommage à cette wilderness américaine ou nature des grands contrées sauvages, la plaine ayant cédé sa place aux montagnes et aux forêts. L’histoire n’est pas commencée que déjà le·la lecteur·rice a galopé, cheminé longtemps, non loin de celle dont le surnom s’étale ensuite puissamment sur la page de titre non illustrée ; il suffit : nous avons en mémoire l’héroïne en majesté, telle que l’a créée François Roca. Le paratexte rappelle que « le texte de cet album est composé d’extraits, agencés par thème (…) ». Je croiserai donc cette indication thématique avec le fil rouge que je me suis donné comme première consigne de lecture : étudier le « corps » entier du personnage ; ce qui me conduira à comprendre quelle femme de légende a désirée l’artiste pour son lectorat, lui qui s’y connaît en fortes figures féminines et en représentations de chevaux[7].
S’ouvre enfin la première double, préambule dans lequel le narrateur caché sous un anonyme « on » se place d’emblée sous les auspices des histoires que l’on (se) raconte de génération en génération, mêlant le vrai et le faux, dans l’idée toujours de réaliser une performance iconotextuelle, à savoir une belle histoire qui retiendra l’auditoire jusqu’au bout. Alors, grâce au procédé anaphorique, la formule « On raconte », répétée quatre fois comme un refrain auquel nous n’échappons pas, nous emporte dans une histoire, vraie et fausse à la fois, dont les éléments fondateurs retenus par le maître d’œuvre François Roca prouvent que « sa » Calamity sera doublement une femme aventurière de l’Ouest américain (« On raconte qu’au Far West vivait Martha Jane Cannary, dite Calamity Jane) et une mère (« On raconte qu’elle donna naissance en 1873 à une petite fille : Janey ») ; mais une mère paradoxale, à la fois aimante (les extraits choisis des lettres le prouvent), bonne et sacrificielle (« On raconte qu’elle confia Janey à un couple de voyageurs, les O’Neil, pour qu’elle grandisse chez eux, en toute sécurité et dans la douceur d’une famille »), proche et lointaine. En quoi cette mise en lumière d’une cow-girl, mère sans famille, conditionne-t-elle notre lecture, occultant certains aspects de sa vie, partant d’autres représentations passées sous silence ? Le tout premier tableau qui image ce préambule instaure un régime narratif insistant sur le premier trait de Calamity : c’est une aventurière avant tout ; en effet, sur fond de canyons rougeoyants et d’un ciel qui bleuit, en légère contre-plongée pour être magnifiée seule dans ce décor archétypal, Calamity Jane se tient sur Satan à l’arrêt ; ses cheveux dépassent sous son Stetson à la plume blanche, elle tient les rênes, le regard porté au loin : elle ne nous voit pas, alors que nous la dévorons des yeux, déjà conquis·es. Une star est née avec son compagnon de chevauchée dans le décor qu’elle s’est choisi.
Ce dispositif apparaît avec des variantes tout au long du grand album ; je relève plusieurs indices la montrant digne de figurer auprès des grands hommes de l’Ouest, dont l’un des plus fameux, Buffalo Bill, n’apparaît que par son nom de Bill Cody sous la plume de Calamity ; ce qui fait que le·la lecteur·rice peut ne pas reconnaître cette figure mythique, laissant le champ libre à l’héroïne de Roca. Par exemple, les 17 images sont conçues à bord perdu afin que notre regard prolonge la scène ; le personnage-titre est représenté seize fois (sur dix-sept), signalant une fois encore son héroïsation. Elle tient également la dragée haute à des hommes blancs lors de scènes canonisées par le western : cow-boys qu’elle défie dans un concours de tir, hors-la-loi qu’elle traque, joueurs de poker contre qui elle mise de l’argent par nécessité, foule plutôt masculine dont elle doit se méfier parfois ou qui l’admire lors du « Wild West Show de Bill Cody », voisins peu fréquentables mais pour qui elle cuisine ; nous la voyons aussi croiser pacifiquement des Sioux à cheval dans une vallée (« (…) je n’ai pas peur d’eux. Ils pensent que je suis cinglée et ne me font jamais de mal »). Comment ne pas relever que les cinq fois où Calamity Jane apparaît seule à l’image, c’est de façon stratégique dans le récit et inoubliable dans les faits ? Je le prouve.
Elle est en effet le seul personnage humain dans les trois premières images de l’album. J’ai parlé de la première. L’image qui la suit illustre un extrait de lettre adressée à « Ma Chérie », le 25 septembre 1877, pour les quatre ans de Janey. Il y est question du matériel d’écriture reçu (porte-plume, encre, album) qui servira à rédiger les lettres jamais expédiées, d’amour et d’un portait de Janey suscitant beaucoup d’émotion sous la plume maternelle : « (…) tu es mon portrait craché à ton âge, et en regardant ta petite photo ce soir, je m’arrête pour t’embrasser, et puis, à me souvenir, les larmes viennent et je demande à Dieu de me laisser un jour réparer mes torts d’une façon ou d’une autre envers ton père et envers toi (…). » C’est ce moment, fort parce que fécond en charge émotionnelle, que retient Roca : Calamity est « seule, dans [sa] cabane, ce soir, et fatiguée », son chapeau traîne par terre, sa veste pend au bout d’un bras, une lampe au plafond éclaire faiblement la scène obscure, un drap blanc en guise de rideau est accroché à l’unique fenêtre ; nous la surprenons, tête légèrement penchée, en train de regarder tristement le tout petit portrait de sa fillette qu’elle tient près de son visage. Nous introduisons de la durée dans notre contemplation immobile, muette, mélancolique aussi, laquelle contraste avec l’énergie que dégageait précédemment Calamity, fière sur son cheval. La troisième image où Calamity est peinte seule réunit les deux fils conducteurs des deux précédentes : cow-girl, assise auprès du feu, protégée par ses deux chevaux à l’arrière, la carabine tout près d’elle sur la selle à terre, elle reste toutefois cette mère qui pense à sa fille âgée maintenant de six ans et à qui elle écrit. Son visage, éclairé par le feu comme dans une toile de Georges de la Tour, paraît serein, en harmonie avec les mots rédigés dans l’album ouvert et adressés à l’enfant. Par la suite, une autre scène typique du Far West montrera Calamity emballant seule une diligence tirée par quatre chevaux sous un ciel terriblement menaçant et dont la lettre datée de 1883 signale la dangerosité (« Aujourd’hui, j’ai fait l’expérience du pire orage de grêle que j’aie jamais vu dans ce pays, et je n’attends pas à en revoir un autre comme ça, même si je vis jusqu’à 100 ans. »). C’est ce moment paroxystique durant lequel la nature sauvage anéantit tout sur son passage que fige Roca ; pourtant et paradoxalement, tout bouge dans cette image fixe : les nuages et leurs couleurs, la diligence, les chevaux inquiets, la conductrice, cheveux et plume blanche au vent, qui tient les rênes du quadrige. Si Calamity sort victorieuse de ce combat contre les éléments, je n’oublierai pas que c’est son « boulot » qu’elle fait en conduisant la diligence, après avoir été « hôtesse dans un saloon ». Risquer sa vie pour payer la sienne et celle de Janey, c’est le prix ; elle le sait et l’écrit dans sa lettre d’octobre 1890 : « Tu vois que ta mère travaille pour gagner sa vie. Un jour, j’ai du poulet à manger et le lendemain les plumes. » Enfin, comme un écho inversé à la première image de l’album, l’ultime, en pleine page, montre Calamity seule pour la cinquième et dernière fois. Elle monte Satan, cheminant au pas. La plaine est ocre-brun, les canyons ont perdu de leur majesté, rejetés à l’arrière-plan, le ciel mauve et bleu pâle semble sans promesse. À quoi pense alors l’héroïne déchue, malade, épuisée trop vite par sa vie tumultueuse ? L’illustrateur ne nous accorde pas le droit de pénétrer son intimité puisqu’il choisit de la peindre chevauchant de dos. Pourtant, en page de gauche, deux extraits de lettres que séparent dix années d’écriture (1893 et 1903) expriment la peine, les regrets, les souffrances, la mort proche et les secrets qu’elle emportera dans la tombe. Ses derniers mots, toujours adressés à sa fille, sont empreints d’une douce mélancolie : « (…) pardonne-moi et songe que j’étais solitaire. » L’ultime image de Roca plonge le·la lecteur·rice dans la tristesse de voir s’éloigner pour mourir celle qui l’a fait vibrer pendant trente-quatre pages, sur l’air bien connu du « Poor lonesome cowboy », incarné par l’immortel Lucky Luke. Immortelle, Calamity Jane l’est aussi d’une certaine façon, puisqu’en tournant les pages jusqu’aux gardes de fin, le·la lecteur·rice la retrouve bien vivante et galopant comme au début ; puis, en fermant l’album, nous l’admirons sur la 4e de couverture, revêtue d’un poncho de laine ; elle monte le fidèle Satan marchant dans la neige. C’est la première fois qu’une image n’est pas utilisée à bord perdu, mais Roca va jusqu’au bout de son rêve et de sa logique en immortalisant Calamity Jane dans un petit tableau à l’italienne au cadre doré que j’imagine appartenir à quelque musée américain.
Il me semble que le second trait qui caractérise la Calamity de Roca est sa paradoxale maternité. Voyons comment les tableaux de l’artiste imposent une figure maternelle tridimensionnelle : d’abord, elle est mère par la présence d’un père et mari aimant qui aura son rôle dans l’histoire ; ensuite, elle s’efface en tant que mère biologique devant les parents adoptifs ; enfin, certaines images la saisissent dans ce que l’on n’appelait pas encore à son époque le care, c’est-à-dire le soin porté aux autres. Les trois scènes montrant le père biologique de Janey en compagnie de sa femme Calamity suivent les trois premières doubles, dédiées à l’héroïne, comme je viens de le dire. La figure paternelle apparaît dans l’extrait sous son surnom de « Wild Bill », tandis que Calamity rappelle qu’à cette époque elle était habillée en homme et se faisait « passer pour l’associé de Wild Bill, le Jack of Diamonds ». À l’image, elle occupe le premier plan et s’apprête à gagner le concours de tir sous les regards intrigués des badaud·e·s, essentiellement des hommes ; un seul, se distingue : juché sur son cheval, élégant, l’œil fixé sur la cible dans le hors champ, Bill veille sans que le·la lecteur·rice ne sache encore que c’est lui, l’illustre père de Janey. C’est à la tourne de page que nous découvrons le couple héroïque sur un promontoire ; elle et il ont l’espace pour témoin ; au second plan, un révérend, Bible en main les a marié·e·s. Elle et il se dévorent des yeux, leurs torses collés l’un à l’autre ; Calamity, les m
ains sur les hanches, semble défier son homme qui, chapeau ôté pour la circonstance, laisse deviner une belle chevelure blonde et bouclée ainsi qu’une prestance que ne souligne pas le texte. Ce dernier rappelle d’autres données factuelles : la date (1870), le lieu (près d’Abilene, Kansas) et les circonstances périlleuses de leur rencontre, son vrai nom à lui (James Butler Hickok), l’origine de son surnom à elle, un pan de sa généalogie à lui et surtout leur mariage sur fond de grands espaces ainsi que leur vie commune, « les jours les plus heureux de la vie » de Calamity. Cette image fixe à tout jamais le moment solennel d’une union d’amour qui fait de Calamity une épouse respectable et une mère légitime. Il ne manque plus que la scène de western dans laquelle le couple vu de dos, armes engagées, s’occupe nuitamment d’une bande de hors-la-loi jusqu’au dernier pour accéder à la gloire. L’extrait de la lettre insiste sur cette victoire d’autant plus méritante que les adversaires sont huit. Par ailleurs, Wild Bill tue pour tuer quand Calamity reconnaît n’avoir « encore jamais tué personne ». L’image de la bonne mère reste intacte : elle n’est pas une tueuse. Sa seule violence, non meurtrière, est d’ailleurs annoncée à la fin de ce même extrait : « mais j’aimerais cogner sur la tête de certaines femmes de Deadwood » ; nous comprendrons pourquoi un peu plus tard.
En choisissant de vivre en femme libre et aventurière, la mère biologique de Janey sacrifie la vie domestique. Le couple O’Neil qui a adopté l’enfant en la renommant Jean Irene se réduit vite dans la correspondance au seul « papa Jim », comme s’il n’y avait eu qu’une mère, si absente fût-elle, sans possible concurrente. C’est pourquoi François Roca peint trois tableaux où le père adoptif apparaît en compagnie de Janey ; d’abord à la septième image, la fillette est saisie sur un navire transatlantique alors qu’elle a sept ans ; puis à la dixième, un peu plus âgée, elle se tient debout sur le perron monumental de sa maison en Virginie, juste devant « papa Jim » ; enfin, dans l’avant-dernière image, le·la lecteur·rice la retrouve assise auprès de lui au premier rang pour mieux admirer le Wild West Show de Bill Cody : nous sommes alors en 1893, elle a vingt ans. Elle grandit à l’image en trois séquences symboliques : fillette bien élevée aux cheveux blonds bouclés comme son père biologique, elle se tient ensuite pour la première fois face à sa mère sans le savoir, le visage serein, presque souriant, dans une robe blanche qui rappelle à s’y méprendre l’une des célèbres tenues de Vivien Leigh, interprétant Scarlett O’Hara dans Autant en emporte le vent/Gone with the Wind. Pour la première fois, Roca croque Calamity complètement de dos, chapeau à la main devant sa fille, aux pieds des marches du perron, comme si l’artiste nous interdisait l’accès à son visage et à ses émotions. Ni la couleur des cheveux, ni les tenues ne les rapprochent ; pourtant, leur taille bien marquée que soulignent une ceinture sombre pour la mère et un ruban bleu pour la fille indique une identique silhouette féminine. Cette rencontre imagée en pleine page n’est qu’un des aspects de l’extrait du journal de Calamity reproduit en page de gauche, le plus long de l’album, le plus intense et le plus émouvant aussi, car quoi de plus terrible pour une mère aimante que de ne pas se faire reconnaître de son enfant ? Ce secret sera toujours bien gardé lors de leur seconde rencontre dans laquelle Janey, jeune femme, bouche ouverte et yeux écarquillés, toujours de blanc vêtue, suit les prouesses de la cavalière visant quelque cible dans le hors champ, installée à cru sur Satan devenu cheval de show. L’intention esthétique ici se mesure en regards, aussi bien dans l’image que dans l’extrait épistolaire : « Eh bien, je t’ai vue, ce soir, et tu m’as vue toi aussi, mais tu ne sais pas que cette femme, que tu regardais et qui se tenait debout sur un cheval nu en tirant des coups de feu, était ta mère. J’ai vu dans tes yeux de l’admiration et de l’émerveillement : je suis passée aussi près de toi et de Jim que je l’ai osé. » À cela s’ajoute le regard du·de la lecteur·rice posé tour à tour sur Janey regardant son admiratrice, ou sur Calamity se centrant sur sa cible ; je n’oublie pas les yeux de Satan capables d’un champ de vision très étendu, comme tous les chevaux, qui nous mettent également sous son emprise, donc sous celle de l’héroïne avec laquelle il n’en finit pas de faire corps unique, y compris dans le choix des couleurs sombres mouchetées de blanc (pattes, œil et front de Satan ; plume du chapeau de Calamity).
Toutefois, si la femme libre s’oublie en tant que mère biologique, nous savons d’une part que les lettres prouvent le contraire, et d’autre part qu’elle apprécie les moments où elle est attentionnée, sans les armes à la main. Un premier épisode indique que Calamity s’est occupée d’autres enfants ; en effet, elle écrit : « Je m’occupe d’un petit garçon. Son nom est Jackie, il a cinq ans de plus que toi, ses père et mère ont été tués par les Indiens. Je l’ai trouvé le jour où ton père a été tué. » Mais aucune image ne montre ce garçon. Puis il faut attendre la partie de poker relatée dans l’extrait de janvier 1882 pour que Calamity écrive encore : « Je m’occupe d’une fille et d’un garçon et je dois te dire que Jackie est parti pour l’Alaska. Ces deux-là sont plus âgés. La fille a 16 ans, le garçon indien, 18. Je vais les emmener dans l’Est avec moi quand j’irai te voir, si je gagne la partie de poker avec le NP. Le garçon veut entrer dans une école de médecine, et la fille veut être actrice. Je leur donnerai leur chance à tous deux, si je gagne, et je gagnerai. » Ces personnages secondaires ne sont pas davantage représentés par Roca, mais dans un extrait datant d’avril 1883, nous lisons : « La partie de poker est terminée. J’ai gagné 20 000 dollars et j’ai remboursé les 500 que j’avais empruntés à Abbott pour démarrer. (…). Becky et Jimmie iront à New York City avec moi. Ils sont si attachés l’un à l’autre que c’est une honte de les voir se quitter ». Dans un dernier extrait, probablement de 1885, elle consigne enfin : « Becky et Jimmie ont terminé leur formation, mais dans l’agitation de leurs carrières, ils m’ont tous deux oubliée. » Avant de se concentrer sur Becky, « bonne actrice à New York », qui, aveuglée par sa célébrité, « ne pense jamais à la femme qui jouait toute la nuit pour trouver l’argent qui l’a aidée à monter à Broadway ». Cette réflexion sur la maternité de substitution la conduit à conclure ironiquement ainsi : « C’est ça, la gratitude, Janey (…) ». En revanche et sans doute afin de montrer une Calamity maternelle, Roca compose une image dans laquelle l’héroïne traverse Old Clark City sur Satan au pas, les rênes dans une main, l’autre bras occupé à porter délicatement un bébé emmailloté. Elle n’a alors d’yeux et de sourire que pour ce nourrisson. Le texte dit : « Je dois m’occuper du bébé d’une amie. Elle me l’a laissé et n’est pas revenue le prendre. J’ai pris soin d’elle quand le bébé est né et maintenant je l’ai en paiement de ma peine. » Quand on l’interroge sur cette petite fille, Calamity répond qu’il s’agit de la sienne comme pour se donner la contenance d’une mère et se rappeler aussi qu’elle en est une, comme le précise ce passage : « Tu es la seule que je puisse vraiment dire mienne, et maintenant tu vas avoir 14 ans en septembre. » Ainsi, je relève que ce que d’aucun·e·s nomment « l’instinct maternel » est un motif mineur mais récurrent retenu par Roca dans son choix des extraits épistolaires. Montrer son héroïne sous un tel jour lui permet d’apporter de la douceur au personnage, de la normalité aussi. Épouse et mère biologique de substitution, Calamity est souhaitée aimante.
Pour la rendre présentable il ne reste qu’à la saisir dans une autre fonction traditionnellement dévolue aux femmes, à savoir celle de la bonne cuisinière. Dans l’antépénultième image en page de gauche, Roca peint Calamity de trois quarts dos, sur le seuil de sa cabane en rondins, son « foyer où revenir », son « chez-moi », construit sur un terrain de 320 acres, acheté « 1 dollar l’acre ». Même si elle conserve son pistolet à la ceinture bien fournie en cartouches, elle semble décontractée, les cheveux détachés, un torchon dans les mains. C’est ainsi qu’elle accueille une bande de quatre hors-la-loi pour qui elle cuisine, moyennant paiement. L’extrait de son journal daté du 25 juillet 1893 insiste sur le fait qu’elle était « fière de [sa] cuisine, spécialement de [ses] plats de poissons, de [ses] gâteaux et de [ses] tartes ». Si je calcule bien, en 1893, Janey à vingt ans ; il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Calamity, toujours mère en pensée, invente pour cet anniversaire filial le « gâteau de 20 ans ». La recette de ce dernier, « insurpassable et [qui] restera bon jusqu’à la dernière miette pendant 20 ans », est donc consignée dans le journal de Calamity qui, non contente d’égaler les hommes dans leurs exploits de cow-boys, s’arroge aussi des titres de noblesse dans le care, autrement dit dans l’attention qu’elle manifeste aux autres, que ce soit pour les élever ou les nourrir. Je note toutefois qu’elle réinterprète à sa manière l’art d’être mère comme l’art culinaire.
Enfin, comme je l’ai annoncé supra, il n’y a qu’un passage et qu’une image montrant Calamity dans un excès de violence contre « les bonnes et vertueuses femmes du lieu » qui cherchent à la « chasser de la ville ». En effet, dans ses manières de ne pas vivre selon l’étiquette qu’exige son sexe, l’héroïne dérange les « méchantes femmes convenables » de la ville, « ces garces » qui « sont entrées dans le saloon armées d’une cravache et d’une paire de cisailles pour [lui] couper les cheveux et [la] coiffer à la Ninon comme les femmes légères de Paris sont tenues de l’être ». Roca immortalise la scène dans le saloon de Russell où travaille Calamity. C’est au centre de la pièce et au second plan que l’artiste a placé son héroïne aux prises avec six femmes vengeresses. Le bras gauche ayant déjà cogné le visage de la femme aux cisailles et la jambe droite sur son plexus pour la rendre inoffensive, l’héroïne utilise aussi son bras droit pour tirer sur la queue de cheval d’une blonde, grimaçant de souffrance. Cheveux détachés et bouche ouverte, elle n’est que furie. Si le combat est inégal en nombre et de ce fait peu loyal, l’ambidextérité de Calamity lui donne l’avantage. Les hommes présents observent de toute part, et profitent du « spectacle » jusqu’à l’intérieur du saloon, tandis que Calamity prouve sa supériorité physique et morale à sa fille. Selon Roca Calamity est celle qui doit rester victorieuse, séduisante et rebelle, mains armées ou mains nues.
Le défi de l’artiste magicien n’est-il pas alors le passage sous silence de certains épisodes moins héroïques de la vie de son personnage ? D’un bout à l’autre de l’album, celle qui échappe encore beaucoup aux recherches des historien·ne·s demeure pour François Roca la belle Calamity Jane : aucun coup de pinceau ne porte atteinte à l’impeccable image que l’artiste transmet à son jeune lectorat qui ne la verra jamais défaillante, laide, aveugle, alcoolique. La star l’est dans tous les registres de sa vie telle que l’artiste l’a mise en scène. N’en va-t-il pas souvent ainsi des personnages héroïsés et des idoles ? On les veut parfait·e·s, sans aucune ombre au tableau. Et pourtant : chevauche-t-on impunément un cheval nommé Satan ?
… écrite par Anne Loyer et vue par Claire Gaudriot, « à jamais et avant tout icône de la liberté » [8]
En 2019, soit un an après celle de Roca, paraît une autre Calamity Jane aux éditions bruxelloises À pas de loups. Les lecteur·rice·s n’ont qu’à bien se tenir face à celle qui, comme certains animaux non humains, résistera à toute forme de sujétion, si j’en crois le sous-titre très prometteur : L’indomptable. L’album écrit par Anne Loyer est illustré par Claire Gaudriot. C’est en voyant les sérigraphies que cette dernière fit pour l’exposition « Hands up » (3 mai-2 juin 2018) consacrée aux cow-boys et aux super héros dans une petite galerie limougeaude, Ronéo & Zinette, que l’éditrice belge, Laurence Nobécourt, a l’idée d’un livre illustré pour les enfants. Claire Gaudriot accepte le défi et confie l’écriture à une amie avec laquelle elle a déjà collaboré pour la même maison d’édition[9]. Pour ce faire, elle lui adresse ses sérigraphies exécutées en deux couleurs agrémentées de paillettes et d’or. À bien les observer[10], je remarque que l’essentiel du personnage à venir, qui s’inspire beaucoup de l’une des photographies de la star de l’Ouest, est déjà campé ici dans sa tenue vestimentaire (dont le chapeau Stetson à plume unique) et sa posture vigilante, le doigt sur la gâchette du fusil ; plus personnels, les motifs floraux sont également présents tout comme deux éléments qui joueront un rôle important dans l’album : le corbeau, ainsi qu’un cœur d’être humain étrangement couronné et transpercé d’une flèche.
Que se passe-t-il donc dans l’édition franco-belge pour que deux albums s’intéressent à la même héroïne à quelques mois d’intervalle ? Hasard ? Oui et non. Oui, parce que les artistes du second livre apprennent fortuitement l’existence du premier — que Claire Gaudriot n’a toujours pas lu au moment où je rédige cette chronique[11]. Et non parce que depuis les désastreuses révélations sur la sous-représentation des personnages féminins en littérature de jeunesse, il n’y a rien d’étonnant à ce que certain·e·s créateur·rice·s décident enfin de pallier ce manque. Le recours à des héroïnes plus ou moins connues de l’Histoire sert cet objectif à moindres frais, dans la mesure où Calamity Jane possède ce triple avantage d’être à la fois une femme (c’est un sexe vendeur depuis la vague metoo), une aventurière (c’est un gage de réussite en littérature de jeunesse qui n’aime guère les personnages modèles à qui rien n’arrive) et une figure légendaire (donc hors du commun). Ces ingrédients littéraires ne sont-ils pas assurés de séduire le jeune lectorat que d’aucun·e·s dans la chaîne du livre de jeunesse souhaitent sensibiliser à la cause féminine dans ce qu’elle a de plus glorieux ? Mais ce livre, même s’il se fonde comme celui de François Roca sur la relation mère/fille et reprend nombre de séquences de la vie de Calamity Jane, s’en distingue au moins par deux aspects : d’une part, il ne reproduit pas les extraits de lettres (à deux exceptions) puisqu’il y a un véritable travail de composition littéraire assuré par Anne Loyer ; d’autre part, il fait découvrir un personnage féminin qui me paraît plus proche de ce que fut sans doute la femme qui exista vraiment.
« Quelle allure, cette Calamity Jane, avec son chapeau de feutre vissé en biais, son maquillage de terre sauvage sur ses pommettes ! Boudeuse et clairvoyante, elle a un petit air de Charlotte Gainsbourg, du temps de L’Effrontée. Le crayon qui débroussaille ses cheveux, la toile de losanges qui s’imprime sur sa peau : la force du dessin saute aux yeux. Rien qu’à l’utilisation du rose, condensé de rage et d’émotivité, tout sauf girly guimauve, on sent que la cavalière du Far West a bien choisi sa portraitiste. Le talent de l’illustratrice Claire Gaudriot, attentive aux mille audaces de cette fille rebelle, en recherche graphique permanente et toujours fructueuse, se vérifiera tout du long. »[12] Comme le suggère cet article de Télérama, le livre dans un format à la française, plus petit que le précédent, ne s’inscrit pas dans la recherche d’un sublime pictural. Comme celui publié chez Albin Michel Jeunesse, la 1re de couverture de cet album présente l’héroïne et son cheval. Toutefois, les couleurs réalistes n’ont plus cours : nul bleu pour le ciel, nul blanc pour les nuages, aucun vert ni ocre pour la prairie. La gamme chromatique réduite au rose, rouge, grège, doré et noir, n’a pas pour vocation de rendre compte du réel, mais d’impressionner autrement le regard du·de la lecteur·rice. Calamity et Satan, très proches, comme ne formant qu’un unique corps, sont saisi·e·s à l’arrêt dans un plan américain ; elle et il nous prennent à témoin de leur histoire, plus sombre sans doute que celle peinte par Roca. La couleur rose pâle des motifs géométriques qui les recouvre presque entièrement, voire les déborde, se retrouvera plus pâle encore ou transformée en rouge sang tout au long de l’album. L’artiste a décidé de se réapproprier une couleur si lourdement taxée de stéréotypie sexiste et c’est un bonheur visuel de l’observer, différente dans ses nuances et ses aspects, dans dix-sept images sur dix-neuf qu’en compte l’ouvrage. Le doré des sérigraphies s’invite à nouveau sur le foulard noué et la ceinture, dessine quelques motifs floraux en guise d’auréole, et colore les rochers à l’arrière-plan. La couleur grège est utilisée pour la prairie américaine. Il y a dans la posture du personnage, dont la silhouette n’est pas gracile, quelque chose de débraillé. En effet, la plume ne se tient plus droite sur le chapeau ; s’il souligne l’aspect pratique, le port du fusil en bandoulière ôte un peu de prestance à l’allure générale de l’aventurière ; son visage partiellement rougi semble marqué autour des yeux quand la coiffure à une seule tresse sur le côté gauche laisse dépasser quelques mèches non peignées. Ces éléments accumulés renforcent le caractère authentique d’une cow-girl en plein exercice de ses fonctions qui soigne davantage son être que son paraître.
Son histoire peut commencer : elle ne sera ni linéaire ni sans faille car la Calamity voulue par les deux femmes artistes dessine aussi en creux l’itinéraire d’un être humain, simplement d’un être humain, sombre et gai, généreux et égoïste, respecté et dénigré. C’est pourquoi je m’attacherai à sonder quelques-unes de ces différences par rapport à la mise en scène grandiose de Roca afin d’appréhender un personnage à la fois plus excentrique et soumis aux lois du réel.
Nous vivons aujourd’hui dans une époque où les frontières du vivant bougent, sont plus fluides ; comme les autres, les artistes en font l’expérience. C’est pourquoi le corps féminin représenté ici témoigne de cette expérience, comme la Calamity de Roca témoignait d’une autre expérience pour montrer une femme belle et rebelle, toujours présentable. Pourtant, je l’affirme désormais : une femme ne chevauche pas dans l’Ouest américain à la fin du 19e siècle sans que la sociologie et la physiologie ne l’épargnent. En effet, elle sera forcément touchée dans son corps et son esprit, affectée par les dires et faits des autres, prise dans des relations de pouvoir où la raison du plus fort l’emporte. Ces différents états méritent d’être dits et dessinés. Celui ou celle qui imag(in)e un personnage impose son regard, et de ce regard imposé dépend celui du·de la spectalecteur·rice. Or « regarder est avant tout une expérience incarnée où le corps joue un rôle fondamental » [13]. C’est ce regard-là porté par les artistes Anne Loyer et Claire Gaudriot sur « leur » Calamity que j’analyserai.
Dès la page de titre, qui est un extrait de la 1re de couverture, nous observons le visage et le buste de Calamity dans un médaillon doré ovale duquel déborde le haut de son fusil. Il n’est pas prêt celui qui la domptera ; le cadre ne stoppe pas la volonté de celle qui prend son destin en main, à contre-courant des convenances. Pourtant, au-dessus des titre et sous-titre un oiseau la guette en surplomb : sa noirceur inquiète. Suivent trois doubles pages qui font séquence de façon paradoxale. En effet, les premiers mots d’Anne Loyer — « Sur la piste, elle tourne (…) » — sont contredits par l’image dans laquelle l’héroïne est effectivement « debout sur le dos nu de Satan », mais pas encore « sous les feux des projecteurs » puisqu’elle surgit dans un décor minimaliste du grand Ouest — cactus noir et canyons à peine visibles au loin. De larges volutes dorées de part et d’autre derrière elle miment un sillage, peut-être ce « déluge de poussière et de vitesse » que laisse « son cheval noir lancé au grand galop ». En fait, je lis cette image bicolore comme celle présentant un être hybride (aucune limite ne départage les corps de Satan et de Calamity), un centaure tirant deux coups de feu au pistolet pour épater un public… absent. Tout se passe comme si cette prouesse était inutile ainsi dessinée, pire : désolante puisqu’il ne s’agit plus alors de vivre sa vie mais de la gagner en la rejouant pour des Américain·e·s nostalgiques de la conquête de l’Ouest — « Elle y joue le Diable blanc des vastes plaines. Un titre à sa mesure pour un rôle loin du compte. » Le sol légèrement penché sur la droite fait que monture et cavalière ne sont pas à l’équilibre dans la page ; serait-ce le signe de la chute à venir ? Pour couper court à toute interprétation lugubre, la double suivante place le centaure mi-noir mi-doré dans une position identique à celle de la précédente image et au même endroit de la page de droite. Mais ici les faisceaux en différentes nuances de rose reproduisent les feux des projecteurs car nul doute : elle est bien la star du Buffalo Bill’s Wild West, titre qui s’inscrit au-dessus d’elle en belles lettres dorées. À gauche, resserrés, neuf visages d’hommes, de femmes et d’enfants sont saisis exorbités, bouches ouvertes. La crainte de voir tomber la cavalière les fait crier d’effroi ou d’admiration. À droite et à l’arrière-plan un homme blanc et trois Amérindiens sur leur cheval à l’arrêt hésitent à la regarder ou partir, nous rappelant qu’une part de la vie de Calamity s’est bien déroulée dans les grands espaces et non sur la piste lucrative. La troisième image qui ferme ce triptyque allonge les silhouettes du public présenté en ombres chinoises grises, dorées ou roses ; certain·e·s applaudissent la performance. Au centre se détache le visage admiratif (yeux et bouche grand ouverts) d’une jeune fille élégante qui « ne sait pas que celle qui l’enchante de ses prouesses n’est autre que sa mère ». À droite, une partie du corps seulement de Calamity est croquée penchée, la main prête à saluer sa fille de son Stetson ; elle sourit, elle a retrouvé sa couleur emblématique : le rose, tout en conservant le doré de la gloire.
C’est la quatrième double qui opère un puissant changement narratif et temporel. Comme les gardes chez Roca, cette image présente l’héroïne au grand galop, seule, sur fond marqué de paysage américain : « Le visage fouetté par le vent, l’adolescente de quatorze ans s’avance vers la plaine. » Elle et Satan se détachent en rouge vif, noir et rose. Je remarque que l’agencement des couleurs ne
s’arrête pas aux contours des silhouettes, donnant l’impression que l’image provient d’un kinétoscope, cet ancêtre du cinéma mis au point à la fin du 19e siècle pour simuler le mouvement[14]. De fait, nous croyons vraiment voir Calamity galoper sur la page : c’est la première fois et c’est une gamine qui s’emballe. L’image suivante confirme l’intérêt porté à cette période de la vie de Calamity. Les mots d’Anne Loyer répètent qu’une force impérieuse pousse la jeune fille à quitter sa fratrie pour « une vie libre et sauvage » ; « aspirée », « aimantée », elle refuse la vie de cheffe de famille nombreuse et « enfourche sa destinée ». Elle ignore les sien·ne·s la regardant tristement les abandonner ; tête et regard à moitié hors champ à droite, Satan sait où la conduire, et nous avec elle. Les dix doubles pages suivantes relatent certains épisodes de la vie tumultueuse de Calamity à travers l’Amérique. Vrais ou faux, ils ont nourri la légende. Anne Loyer, qui s’est documentée — elle a notamment lu Les lettres à sa fille, comme le sous-entend le paratexte final rédigé à la demande de l’éditrice, répond ainsi à la question de savoir qui était Martha Jane Canary : « Difficile de répondre à cette question, tant elle aimait brouiller les pistes. » Ce défaut dans la réponse ouvre le champ des possibles narratifs ; l’enjeu n’est pas tant de désépaissir le mystère de cette icône échappant à toute enquête biographique fiable, que de faire œuvre de création, voire de re-création. C’est pourquoi la Calamity racontée par Anne Loyer en 2019 pour les images de Claire Gaudriot se présente comme une force qui va à l’encontre de toutes les attentes sociologiques de son époque : « Drôle de garçonne sans peur, elle pénètre un monde de bisons et de cow-boys, d’Indiens et de vautours. Elle s’y fait une place. Mieux qu’une place, une légende. » Petite en bas de l’image-écran à gauche et seule dans la vaste plaine, Calamity fume ; de sa cigarette s’élève d’abord une fumée rose qui s’agrandit ensuite en volute et devient phylactère géant, accueillant non des mots mais des images : cactus, bisons, serpents, oiseaux, figure de rodéo, Amérindien à cheval armé d’une lance, fusil, pistolet et coups de feu, plumes ; ce tout métonymique représente sens dessus dessous le rêve d’une jeune fille devenu réalité. Une telle vie ainsi cartographiée va de pair avec des attitudes non genrées ou dé-genrées. En effet, la cow-girl Calamity est donc une femme qui fume, boit, joue, éclate de rire au saloon, comme les hommes. Claire Gaudriot n’hésite pas à la dessiner de plus en plus rouge dans trois postures audacieuses que prépare la septième double. Celle-ci est la première de deux images remarquables, sans l’héroïne : à gauche déambulent en ville trois couples de femmes dessinées en monochromie (rouge, rose vif ou noir à l’arrière-plan) ; elles sont joliment parées sous leurs ombrelles ; certaines regardent à droite, soit dans la page d’à côté, où subsiste un bout de bâtiment et s’inscrit une seule phrase sur cinq lignes ; le fond ressemble à un papier peint aux motifs rose pâle. C’est une page presque vide. Le trait de génie de l’artiste vient de ce manque : Calamity, « l’indomptable », ne se laisse pas regarder « dans cet espace à conquérir où les ennemis sont moins les peintures tatouées sur les peaux et les chants de guerre autour d’un totem que les soi-disant semblables qui accusent et médisent sans comprendre. » Calamity a échappé à ces femmes bien-pensantes que François Roca a déjà croquées dans la bataille du saloon analysée supra. Mais Calamity sait revenir en pleine page de la double suivante, exactement là où elle aurait été située, si elle avait été piégée par les regards accusateurs des femmes de la ville : nous la découvrons alors en priorité, regardant tranquillement un autre couple de femmes représenté dans les mêmes atours, mais rejeté à l’arrière-plan de la page de gauche, comme les vulgaires personnages très secondaires qu’elles sont. La ville, son saloon et son general store servent désormais de décor à l’héroïne, voire la servent tout court. Le texte à gauche met en lien sa tenue et son esprit : « Très vite, elle adopte l’habit de daim et le pantalon, le colt à la hanche et la cigarette à la bouche. Sous son chapeau de feutre brillent un regard crâne, un esprit farouche, et une âme rebelle. » L’image complète le dispositif : le rouge l’habille jusque dans la fumée ; mais surtout elle est assise sur une barrière de bois, les jambes largement écartées comme aucune femme n’est autorisée à le faire à cette époque. Dans cette posture se lit la totale liberté d’une femme libérée du diktat des attitudes dites « féminines ». Ce n’est pas un hasard si au milieu du livre, à la neuvième double exactement, se situe ce que je nommerai la photo de famille professionnelle de Calamity. Devant douze hommes, jeunes ou plus âgés, blancs ou de couleur, Amérindiens, colons ou immigrés, armés ou outillés, dessinés en noir et blanc avec nuances et tous fixant l’objectif, à savoir nous, pose Calamity dans son équipement habituel ; sa coloration rouge et rose foncé contrastant avec le reste du groupe la met en valeur au premier plan. Debout, jambes légèrement écartées, tenant derrière ses épaules ce qui me semble être une longue flèche, elle est au sommet de sa gloire et pose pour l’éternité devant les hommes de son quotidien, quel·le que soit leur nom ou leur fonction. Comme me l’a dit Claire Gaudriot, Calamity Jane a sans doute gagné sa vie en faisant plusieurs boulots — c’est l’hypothèse du texte, mais il n’y a rien de sûr puisque sans cesse la légende déforme la réalité : « Voilà ce qui est fascinant avec Calamity, elle s’est inventé un personnage. Et nous ensuite, artistes, nous inventons notre Calamity. »[15] L’une des marques de cette dernière-née dans l’édition de jeunesse est son indépendance tant financière — elle est présentée comme poseuse de rails, éclaireuse ou convoyeuse — que sociale. La double suivante ferme un triptyque dans lequel sa posture renseigne encore plus sur son originalité et retient mon regard. Au premier plan, mais en léger décalage derrière l’un des clients du saloon, s’impose l’éclat de rire de Calamity, bouche largement ouverte, tête renversée, yeux fermés, un verre à la main et une cigarette dans l’autre. Tout le saloon dans lequel consomment sept hommes semble résonner de son rire puissant, communicatif et généralisé. Dans cet espace social très genré jaillit, c’est inédit, un rire de femme, comme une décharge corporelle, habituellement réservée aux seuls hommes. Le texte renchérit, évoquant le « scandale » de son « choix de vie et d’allure ». Ce sont les mots d’Anne Loyer qui nous font douter, en apportant le contrepoint négatif à tant d’exultation excessive : «
Elle choque, elle bouscule, elle affole. Elle en joue, elle s’en délecte pour éviter d’en pleurer. » Les onzième et douzième doubles pages suivantes amorcent le déclin d’une femme qui, pour conquérir son Ouest à elle, renonça à des bouts d’elle-même. Observons ces pages dans leur dénominateur commun qu’est le recours par l’artiste à la figure de la métonymie corporelle. Là où de façon très romantique et romanesque Roca montrait James Butler Hickok et Calamity Jane réuni·e·s et béni·e·s par un révérend, Claire Gaudriot opte pour le buste de Wild Bill au visage triste derrière des objets de mauvais augure : deux colts fumants, deux crânes dont l’un inutilement couronné, deux os, une bouteille de whiskey, deux cartes à jouer, l’as de pique et l’as de cœur en noir, enfin, au milieu de cette sombre vanité un cœur humain d’un rouge cardinal avec aorte et veines. Ce dernier est transpercé d’une flèche du même rouge ; une goutte de sang tombe le long de la bouteille d’alcool. Serait-ce le cœur de l’aimée blessée par celui qui sera tué lâchement ? La tourne de page ne nous apporte aucune consolation. Une fois encore Calamity n’est présente que par un bout d’elle-même : sa main rose tendue émerge de la page de droite ; en offrande, délicatement posée au creux de sa paume, la petite Janey en robe rouge la regarde tristement dans le hors champ, son teddy bear en rose losangé dans ses bras. En page de gauche, une photographie scotchée on ne sait où montre l’élégant couple O’Neil en train de regarder la fillette avec bienveillance et envie. Nous retrouvons Janey rapprochée virtuellement de ses père et mère biologiques par le texte et les deux images, mais à jamais séparée d’elle et de lui dans ce montage métonymique très efficace. La double suivante trace encore la ligne fragile d’une femme tiraillée entre deux envies contradictoires : être une aventurière libre de l’Ouest et une mère aimant sa fille. La première vit dans la réalité ; la seconde dans un « album accroché à sa selle et dans lequel elle lui écrit ». L’image est ambiguë : d’un côté, comme écrit à même le sol, un extrait manuscrit d’une lettre donne à lire en discontinu — l’herbe et le Stetson couvrant partiellement les mots — le souvenir déjà rencontré chez Roca des « jours les plus heureux » vécus avec Wild Bill ; mais d’un autre côté je me demande à quoi songe Calamity, allongée dans l’herbe, yeux clos, cigarette à la bouche et volutes blanches s’élevant au-dessus d’elle. Est-elle enfin un peu heureuse dans cette nature accueillante en pensant à Janey ou regrette-t-elle ses choix, lesquels, malgré l’amour écrit « le soir, à la lueur de sa bougie », lui rappellent « la distance et l’absence qui la rongent » ? Que valent des « lettres et des lettres d’amour à sens unique » ? Selon moi, cette double page d’abandon dans l’herbe étrangement bien fournie, mais tout aussi étrangement décolorée (à part le chapeau rosé) ne présage rien de bon.
Confirmons ce pressentiment en
lisant les six dernières doubles pages dans leur difficulté à montrer encore l’aventurière de façon héroïque. La quatorzième est à mes yeux la plus glaçante. D’ailleurs, avec la première double, c’est la seule de l’album à être dépourvue de rose, couleur emblématique de Calamity, et contrairement à l’image inaugurale, le doré s’en est allé. En haut de la page de gauche, d’une tache d’un noir profond gouttent des larmes ou du sang. Plus terrible encore est le corbeau, perdu de vue depuis la page de titre, mais imprimé dans ma mémoire : les pattes solidement plantées sur un verre renversé duquel le liquide s’échappe en altérant deux photographies éparses de Janey, il est annonciateur de malheur, le regard fixé dans le hors champ de la pleine page. Le dispositif narratif est exemplaire car l’image convoque l’héroïne par synecdoque, nous obligeant à l’imaginer près de son verre, donc de l’alcool trompeur « qui la capture dans ses reflets mordorés ». Ce dernier ne fait plus éclater les rires : il est ce piètre consolateur, éphémère et ravageur contre les souvenirs. Ceux d’une enfant abandonnée à d’autres parents, de Wild Bill assassiné, ainsi que d’une « solitude qui s’enroule autour de sa taille ». Reste bien sûr le « visage de son enfant, dont elle conserve quelques photos envoyées par papa Jim ». Les artistes veulent que ce visage « l’aide à surmonter les drames et les échecs qu’on sème sur sa route » ; elles s’en persuadent à la double suivante dont le premier mot est « Heureusement » pour dévoiler un autre pan de la vie de Calamity, déjà repéré chez Roca : celui de la femme qui sauve « d’autres enfants perdus », « d’autres corps affaiblis ». Ne nous laissons pas piéger par le contraste avec l’image précédente : même entourée de ces enfants « malades » ou/et « orphelin·e·s », même si un homme à l’arrière-plan a revêtu sa couleur rose, Calamity, la mère temporairement adoptive, en robe, nourrissant, soignant et lavant, reste seule au cœur de l’image, nous regardant tristement, un chat noir perché sur son épaule. Cette image est pour moi la seconde photo de famille ; comme sur la première, il y a foule, pourtant rien ne la sauvera de ce qui l’attend désormais à la tourne de page. Du temps a passé, mal passé. Dessinée en rose au-dessus d’une ville, le fusil inutile tenu comme un bâton, la veste de daim mal boutonnée, le colt accroché à une ceinture de fortune, Calamity n’est plus qu’une ombre que personne ne voit, la tête baissée sous le Stetson : « La conquête de l’Ouest n’est plus ce qu’elle était. Elle n’est déjà plus qu’un souvenir qui hante les chapiteaux et fait applaudir les gradins. » Sera-ce la fin de l’album ? Non. J’hésite à tourner la page. Décidément, les artistes ont plus d’un tour narratif dans leur sac. Retour à la case départ, au show du début. Pour la seconde fois le·la lecteur·rice découvre un extrait des Lettres, non daté, déjà retenu par François Roca dans son avant-dernière double — nous serions donc à Richmond en 1893. C’est ce fameux moment où mère et fille se voient et s’admirent mutuellement, sans que la seconde ne sache qui est vraiment la première. Mais Claire Gaudriot illustre le moment d’après le show : Calamity n’est plus à cheval ; elle se tient debout et de profil, à l’extrémité gauche de la double page, dans l’ombre du chapiteau, Stetson à la main ; à droite, Janey, élégante jeune femme, ombrelle fermée à la main, porte les couleurs de sa mère : le rose à motifs losangés, mêlé au doré ; papa Jim qui n’est pas cité dans cet extrait se tient pourtant à ses côtés. Bouche ouverte, elle regarde en direction de celle qui l’a enchantée quelques instants auparavant. « Je suis si heureuse » sont les derniers mots prononcés par cette mère, via son journal interposé.
Les artistes auraient pu en rester là, bouclant la boucle sur le show. Leur choix est autre : l’antépénultième double page ose montrer Calamity morte ou en train de mourir, à moins que cela ne soit ici qu’une ruse : une légende meurt-elle ? François Roca a déjà répondu non en image. Anne Loyer offre une sortie plus volontaire à son personnage : « Calamity ferme peu à peu les yeux pour ne pas voir ce qu’elle refuse : la fin de son monde, celui des chevauchées indomptables, celui des mystères de l’Ouest… ». Euphémiser la mort sera donc son dernier choix pour dire jusqu’au bout que c’est elle qui décide contre la cécité probable[16] et contre la camarde. Nous n’en attendions rien de moins. Pendant ce temps, allongée, le visage vieilli, la star conserve son rose et son auréole
dorée car elle s’imagine chevauchant, chevauchant… ; alors, par six fois, Claire Gaudriot la dessine en noir sur Satan lancé en plein galop. Puis, comme chez Roca, une ultime image s’impose à l’illustratrice dans le dénouement : dessiner Calamity à cheval, de dos, dans les vastes plaines, mais toujours en mouvement : « Et quand le soleil se couche, Jane, tu galopes toujours à l’horizon de ton Far West éternel. » Il est difficile de quitter un personnage de légende, choisi parce que désiré et dont on se sent si proche qu’on se surprend à s’adresser à lui par son prénom et le tutoiement. C’est pourquoi sa mort réelle est escamotée au profit d’une vie mémorielle que rien ne tuera. C’est pourquoi la 4e de couverture cumule les appellations de Calamity Jane par une série de mises en appositions — « mère empêchée, femme décriée mais légende éternelle ! Reine du colt, des chevauchées du Far West, à jamais et avant tout icône de la liberté » et propose à l’enfant lecteur·rice de revêtir l’habit de cette héroïne indéfinissable en un mot. En effet, il lui suffit de prendre le chapeau, le lasso, le fusil, de chausser les bottes éperonnées laissées à son intention par l’artiste sur ou près d’un improbable portemanteau, posé dans la vaste prairie avec des bisons broutant au second plan, et de partir pour une conquête de l’Ouest, à la Calamity.
Je laisse le·la lecteur·rice à ce désir d’enfiler la panoplie de la liberté. À son envie peut-être de s’identifier à une femme de western qui exista vraiment, mais sut à ce point brouiller les pistes qu’elle réussit aujourd’hui encore à imposer sa légende, c’est-à-dire, ne l’oublions pas : « la représentation (de faits ou de personnages réels) accréditée dans l’opinion, mais déformée ou amplifiée par l’imagination, la partialité » [17]. Dans le second épisode il sera bien temps d’appeler à la barre (ou non) les auteur·e·s pour leur « partialité ». Pour l’heure, « l’héroïne des plaines », comme elle fut surnommée, reste cette « femme remarquable » que fut aussi, dans un style différent, Madame McBain pour Cheyenne et L’Harmonica dans Il était une fois dans l’Ouest. Et ma boucle est bouclée.
À suivre au prochain épisode (…)
[1] Ce concept féministe a été théorisé pour la première fois par la critique et réalisatrice anglaise Laura Mulvey en 1975 dans son article « Plaisir visuel et cinéma narratif » (titre traduit ici). En analysant nombre de grands classiques du cinéma américain, elle démontre que l’image sexualisée de la femme devient « la matière première » pour le regard de l’homme et ce afin de satisfaire son seul plaisir. S’il est celui du réalisateur, le male gaze devient aussi celui des personnages masculins, du héros, du spectateur, voire de la spectatrice…
[2] Écouter l’interview de François Roca du 26 janvier 2019 : https://www.youtube.com/watch?v=_nOzQs1z2lI — Vidéo consultée en avril 2020.
[3] Publiées pour la première fois en France chez Tierce en 1979, Lettres à sa fille par Calamity Jane est disponible chez Rivages (Poche) depuis 1997. Le texte a été traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Sully et Gregory Monro.
[4] Laure Noël, « Calamity Jane, Lettres à sa fille, traduit de l’anglais par Marie Sully, Paris, Payot et Rivages, 1997 (édition de poche), 114 p. », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 10 | 1999, mis en ligne le 20 mars 2003, consulté le 04 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/clio/26
[5] Ibid.
[6] Le Dictionnaire universel des Créatrices, sld. de Béatrice Didier, Antoinette Fouque, Mireille Calle-Gruber, Paris, des femmes-Antoinette Fouque, 2013, tome 1, p. 726.
[7] Je renvoie les lecteur·rice·s à la bibliographie de François Roca, présente à la fin de l’album. Je pense par exemple aux titres suivants : Jeanne et le Mokélé, Cheval vêtu, Soleil noir, Anoukekh, La Fille du samouraï, Rose et l’automate de l’opéra, Anya et Tigre blanc.
[8] Extrait de la 4e de couverture.
[9] Par exemple pour P’tits gangsters (À pas de loups, 2018).
[10] Voir : https://clairegaudriot.myportfolio.com/calamity-serigraphie-terror-print
Site consulté fin avril 2020.
[11] J’en profite pour remercier chaleureusement Claire Gaudriot de m’avoir consacré une heure de son temps au téléphone pour parler de « sa » Calamity ; c’était fin avril 2020.
[12] https://www.telerama.fr/enfants/livre-pour-enfants-calamity-jane,-lindomptable,-une-trepidante-conquete-de-louest,n6418309.php
Page consultée en avril 2020.
[13] Iris Drey, Le regard féminin. Une révolution à l’écran, Paris, Éditions de l’Olivier, « Les Feux », 2020, p. 15.
[14] Je pense aussi aux décompositions des mouvements — notamment ceux du cheval au galop — photographiés par le Londonien Eadweard Muybridge (1830— 1904).
[15] Quelques propos échangés avec Claire Gaudriot, en plein confinement : c’était à la fin du mois d’avril 2020.
[16] Dans le dernier extrait retenu par François Roca, probablement daté de Deadwood en juin 1903, soit l’année de sa mort, Calamity écrit : « Mes yeux m’ont privée du plaisir que je pouvais prendre à regarder ta photo. Je ne peux plus voir pour écrire. »
[17] Définition de l’une des acceptions du mot « légende » d’après Le Petit Robert de la langue française (2017).

Université Clermont Auvergne (UCA) / Centre de recherches sur les Littératures et la Sociopoétique (CELIS)
Co-responsable du Master Édition-Création éditoriale des littératures de jeunesse et générales (CELJG)
Auteure de Filles d’albums. Les représentations du féminin dans l’album (Le Puy-en-Velay L’atelier du poisson soluble, 2011, 238 p.)

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