Pour la huitième année, cet été encore, on vous propose une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trices et des illustrateur·trices qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Catherine Louis et Bernard Friot, Irène Bonacina et Anne Crausaz, cette semaine c’est Claire Gaudriot qui a choisi de poser ses questions à Maria Jalibert !
Claire Gaudriot : Comment commence un album avec toi ? De l’objet part l’histoire ? Ou une fois que tu as l’histoire, tu pars à la recherche des objets (on oublie les commandes) ?
Maria Jalibert : Je n’ai pas vraiment de recette toute faite, mais je remarque que c’est souvent le hasard de la rencontre avec le jouet qui va déclencher l’histoire.
Bien entendu, lorsque je commence un projet j’ai l’idée générale de ce que je veux réaliser : un abécédaire (Le Joyeux Abécédaire) ou une déambulation dans des paysages (Cache Cache Carotte) ou une célèbre comptine (Jamais on n’a vu), mais l’idée peut s’arrêter net si je ne trouve pas les jouets qui me permettront de raconter ce que je veux. Cela s’est déjà produit.
Je me suis cassé le nez sur une ou deux idées qui, pour l’instant, restent dans mes carnets de recherches. Je le dis souvent, mais cette technique est un enchaînement de problèmes à résoudre et de solutions à trouver. Le matériau jouet dicte sa loi, je dois m’adapter aux échelles qui ne correspondent pas, aux expressions figées des personnages, à la palette de couleurs qui manque de nuances, et au hasard de ce que je vais trouver à Emmaüs.
Mais j’adore travailler de cette manière, le hasard, un peu inhérent à cette technique, ne me fait pas peur et m’amène souvent sur des chemins que je n’avais pas forcément envisagés, mais qui m’ouvrent de nouvelles perspectives en termes de création. C’est un matériau vraiment formidable et il me semble qu’il me reste encore pas mal de choses à explorer dans ce domaine.
Claire Gaudriot : Raconte-nous la genèse de ton Petit Poucet.
Maria Jalibert : Ta question est intéressante car justement cet album du Petit Poucet est une sorte de défi, une réaction à ce que je viens de décrire plus haut.
La plupart de mes albums prennent la forme d’inventaires : Bric-à-brac, Le Joyeux Abécédaire ou même Cache Cache Carotte et sa succession de paysages colorés. Cette fois-ci, je voulais raconter une histoire avec mes petits jouets. J’ai choisi le Petit Poucet, l’histoire de ce plus petit qui refuse l’adversité et décide de se battre pour sauver sa vie, celle de ses frères et de ses parents. C’est un conte qui m’a toujours touchée. Je voulais arriver à plonger le lecteur dans une ambiance de conte de fées et de forêts profondes avec mes petits jouets en plastique made in China en restant au plus proche de l’histoire de Charles Perrault. Le plus difficile a été de trouver les « acteurs du film », j’ai rapidement compris que ça ne fonctionnerait pas avec des personnages, justement à cause de ces problèmes d’échelle, mais également à cause des expressions des figurines jouets qui sont souvent désespérément joyeuses. La découverte de la famille de canards puis ensuite du rat pour incarner l’ogre a été le déclencheur. Avec ce casting-là, j’ai su que j’étais sur la bonne voie.
J’ai passé ensuite pas mal de temps à composer et fabriquer les paysages et les décors, puis à travailler la lumière pour tenter de rendre une ambiance mystérieuse. J’ai taillé des rochers dans du polystyrène, fabriqué du feu avec des bouts d’éponge, suspendu la botte de l’ogre à un fil de fer… Je me suis également amusée à glisser dans mon album des clins d’œil aux magnifiques gravures de Gustave Doré et au film de Charles Laughton, La Nuit du chasseur qui ont été des sources d’inspiration pour créer mes images.
Claire Gaudriot : Ton univers, les jouets que tu utilises sont de vraies madeleines de Proust pour nous les « grands », serais-tu prête à faire des images pour les adultes ? Je suis sûre que tu aurais plein de trucs à nous dire
Maria Jalibert : L’occasion ne s’est pas présentée, mais pourquoi pas… Je ne ferme la porte à rien.
C’est vrai qu’il y a un petit côté madeleine de Proust. Les gens reconnaissent souvent un petit jouet de leur enfance, un gadget Pif, un cadeau Bonux ou une surprise Kinder au détour de mes albums. Je ne cultive pas volontairement ce côté nostalgique, je mixe tous les jouets que je trouve, qu’ils soient récents ou plus anciens. Non, ce qui m’intéresse c’est ce que je veux dire et la manière dont je vais arriver à le faire avec ce matériau jouets, que cela s’adresse à des petits, et pourquoi pas un jour à des grands.
Claire Gaudriot : Et si un jour tu devais vider ton atelier, faire le tri — je sais c’est dur, quel objet emblématique garderais-tu ? Pourquoi celui-là ?
Maria Jalibert : Mais que vas-tu imaginer là ! Vider mon atelier, mais enfin Claire !
J’aurais envie de répondre que je n’ai pas de jouet préféré, je les aime tous, mais en fait, si, je garderais certainement une figurine. C’est une Indienne à cheval. Je l’aime beaucoup car les figures féminines dans l’univers des jouets du western sont rares. Celle-ci est jolie, douce et elle semble avancer sur son cheval avec beaucoup de détermination.
Maria Jalibert : Claire, tu as illustré trois superbes albums mettant en lumière des femmes aux destins exceptionnels, parle-moi de ton travail avec Anne Loyer qui écrit les textes et Laurence Nobécourt, l’éditrice qui publie la série ? Avez-vous un quatrième opus en préparation ?
Claire Gaudriot : Cette collection se fait presque toute seule 🙂 en tout cas dans une relation de grande confiance avec Laurence Nobécourt et Anne Loyer. Anne et moi nous connaissons depuis tellement longtemps que nos échanges sont super simples. On s’envoie régulièrement, des articles, des podcasts, on se teste sur telle ou telle femme, si il y a des époques ou événements que je n’ai pas envie de dessiner, Anne peut revenir à la charge un an après et réussir à me faire changer d’avis. La thématique est passionnante et sans fin. Avec Laurence, on peut prendre le temps d’explorer, d’essayer de nouvelles choses, c’est un grand luxe.
On a commencé avec Calamity Jane, et très vite, Laurence et Anne ont imaginé une collection mettant en lumière ces femmes courageuses et libres. À chaque fois, c’est une nouvelle aventure, je mets des mois à démarrer, tant que je n’ai pas trouvé l’angle d’attaque je n’avance pas, car au-delà de les raconter, je veux les célébrer, ça peut prendre un peu de temps. Mais Laurence et Anne ont confiance, ça me porte.
Pour le quatrième opus, nous voilà parties sur les océans, Anne a choisi d’écrire le périple de Jeanne Barret, première femme à avoir fait le tour du monde. Je me réjouis de ce choix, car Jeanne Barret était une simple fille de ferme, elle n’a pas eu accès au savoir comme Ada Lovelace ou Christine de Pizan, jeunes filles bien nées. Donc double badass !
Maria Jalibert : Faille spatio-temporelle : on te donne la chance de rencontrer une de ces femmes, laquelle choisis-tu ?
Claire Gaudriot : Calamity, bien sûr !! C’est mon côté charretier.
Elle est si mystérieuse, j’aurais mille questions à lui poser.
Maria Jalibert : Est-ce que c’est important pour toi de connaître l’auteur qui écrit les textes de tes albums ? Est-ce que cela modifie quelque chose dans ton travail ?
Claire Gaudriot : Je ne sais pas si ça modifie quelque chose, mais c’est important de les connaître ou du moins d’avoir leur mail ou leur 06. J’ai adoré échanger avec Thomas Scotto sur notre album Demain, dans une demi-heure, je voulais coller par mes images à ses intentions. Alors on discute, chacun défend ses positions ou se laisse séduire par les arguments de l’autre, et ça fait un album plus fort et beaucoup plus riche. J’appelle Anne à la rescousse aussi quand je suis perdue, une petite discussion, elle me donne son point de vue et la machine repart. Avec Leila Brient, c’est magique aussi. Pour Ma collec de mamies, on a beaucoup discuté, avant j’étais sur un truc plus nostalgique, et Leila a amené de l’humour, de la poésie, beaucoup de tendresse. Je suis friande de ces échanges, ça me booste et je suis heureuse quand tous se retrouvent dans mes illustrations.
Maria Jalibert : Écrire un jour tes textes : « pourquoi pas » ou « jamais de la vie » ?
Claire Gaudriot : Pfff… jamais de la vie… Ou pourquoi pas. J’en sais rien, mais pour les raisons citées ci-dessus je ne crois pas écrire un jour. Ou ça serait un album sans texte. J’aime que les auteur·trices me poussent dans mes retranchements, ça me déstabilise et me force à aller plus loin. Si j’écrivais, je resterais dans ma zone de confort.
Maria Jalibert : Tu brodes, tu fais de la céramique, tu peins des sneakers et crées d’immenses collages pour les gantières de Saint-Junien : quels liens tisses-tu entre ces expérimentations et ton travail d’illustratrice ? Est-ce que tu pourrais un jour broder un livre, par exemple ?
Claire Gaudriot : Toutes ces expériences se nourrissent les unes les autres, c’est du ping-pong. Chaque projet amène un nouveau projet, des nouveaux supports. C’est beaucoup de stress à chaque fois, mais je crois que c’est mon moteur, je ne sais pas dire non à la nouveauté, je rencontre plein de monde, des univers différents, je suis comme une enfant.
Et tout ça enrichit mon travail personnel, il y a des thématiques auxquelles je tiens, donc je continue de les travailler en broderie ou en céramique, parallèlement aux commandes. Un projet ne s’arrête jamais totalement, sans savoir où ça me mène, j’explore.
Est-ce que ce travail de broderie sur les objets va m’amener vers un projet de livre ? Je ne sais pas, mais je tourne autour depuis quelque temps. À suivre…
Maria Jalibert : Peux-tu me parler des projets à venir ?
Claire Gaudriot : Un bel album avec Thomas Scotto qui sort prochainement chez À pas de loups, une chouette histoire de crapaud chez Oui’Dire éditions, des collages pour du street art, Jeanne Barret, et surtout Go to hell, un bd concert adapté de notre album Calamity Jane, l’indomptable en tournée dans toute la France, une riche année !
et encore mes broderies…
Merci Maria pour cet échange !
Bibliographie sélective de Claire Gaudriot
- Demain, dans une demi-heure, illustration d’un texte de Thomas Scotto, À pas de loups (à paraître en septembre).
- Ada Lovelace, la visionnaire, illustration d’un texte d’Anne Loyer, À pas de loups (2022), que nous avons chroniqué ici.
- Christine de Pizan, la clairvoyante, illustration d’un texte d’Anne Loyer, À pas de loups (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Calamity Jane, l’indomptable, illustration d’un texte d’Anne Loyer, À pas de loups (2022), dont Nelly Chabrol-Gagne a parlé sur notre site ici.
- Un beau dimanche, illustration d’un texte de Heyna Bé, Lirabelle (2021).
- Ma collec de mamies, illustration de textes de Leila Brient, Éditions Les Monédières (2021), que nous avons chroniqué ici.
- P’tits gangsters, illustration d’un texte d’Anne Loyer, À pas de loups (2018).
- Tonnerre de Catch, illustration d’un texte d’Ingrid Chabbert, Zoom Éditions (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Moi, Einstein, gardien de MaiZOO, illustration d’un texte d’Anne Loyer, Les petits pas de Ioannis (2011).
- Série Le petit monde d’Hortense, illustration d’un texte de Sophie de Mullenheim, Hachette Jeunesse (13 tomes, de 2008 à 2011).
- Les plus belles histoires de Princesses, illustration d’un texte d’Anne-Sophie Rochemonteix, Larousse Jeunesse (2009).
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Bibliographie sélective de Maria Jalibert :
- Le Petit Poucet, texte et illustration, À pas de loups (2023).
- Badaboum !, texte et illustration, Didier Jeunesse (2022).
- Petit, texte illustré par Cécile Bonbon, Didier Jeunesse (2019), que nous avons chroniqué ici.
- La montagne noire, roman illustré par Anne Daval, Didier Jeunesse (2019).
- Animaux, texte et illustrations, Didier Jeunesse (2018), que nous avons chroniqué ici.
- En route, texte et illustrations, Didier Jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Le joyeux abécédaire, texte et illustrations, Didier Jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- 10 moutons 9 dinosaures…, texte et illustrations, Points de suspension (2014).
- Bric-à-brac, texte et illustrations, Didier Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- La balade de Céleste Roselière, texte et illustrations, Points de suspension (2010).
- Oulala, texte et illustrations, Points de suspension (2008).
- Le carnet de Théo, texte et illustrations, Points de suspension (2007).
- Les voyages d’Hyppolite Podilarius, texte et illustrations, Points de suspension (2002).
- Yack à lire de A à Zèbre, illustration d’un texte de Claire Benedetti, Points de suspension (2000).
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Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !
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