Quel bonheur de recevoir aujourd’hui une autrice dont on aime tant le travail, Cathy Ytak ! Ses histoires sont généralement très fortes, et nous marquent. Son dernier roman, D’un trait de fusain, fait partie de ceux-là. Cela faisait longtemps que nous souhaitions l’interviewer, c’est maintenant chose faite. Ensuite, c’est avec un auteur que nous aimons beaucoup que nous partons en vacances, Taï-Marc Le Thanh. Bon mercredi à vous.
L’interview du mercredi : Cathy Ytak
Parlez-nous « D’un trait de fusain », comment est né ce roman ?
Ce roman est né d’une belle rencontre. Début 2015, Jessie Magana, directrice de la collection Les Héroïques, aux éditions Talents Hauts, m’a contactée pour savoir si j’avais envie d’écrire un roman ado pour cette collection qui, à l’époque, était encore en gestation. Nous avons discuté des thèmes et des époques qui m’intéressaient. Parmi ces thèmes, il y avait « les années sida » avec, en filigrane, une réflexion sur l’engagement militant. Pourquoi s’engage-t-on, lorsqu’on est adolescent, pour telle ou telle cause ? Quels sont les mécanismes qui se mettent en place à ce moment-là ?
D’autre part, depuis quelques années, j’écris sur le corps adolescent, sur la sexualité. Il y a beaucoup à dire, à écrire. C’est un enjeu majeur, un sujet qui concerne tous les ados. L’époque actuelle, en France, est assez paradoxale. Entre liberté d’aimer et retour au puritanisme… Peut-être parce que j’ai milité dès mon adolescence, je suis sensible à ça, et je suis persuadée, comme le dit si bien le Canard Enchaîné, que « la liberté ne s’use que quand on ne s’en sert pas ».
C’était aussi pour moi l’occasion de regarder ces années quatre-vingt, quatre-vingt-dix, ces « années sida », avec un certain recul. J’ai milité quelque temps à Act-up (dès sa création), je suis allée aussi dans une école d’art… Je viens d’une famille où le corps et la sexualité étaient tabous. Il y a pas mal de choses autobiographiques, dans ce roman, mais pas forcément là où on le pense !
Au final, j’ai eu la chance que ce livre soit porté par les éditions Talents Hauts. C’est un livre à la fabrication soignée, avec des rabats, et une superbe couverture signée Julia Wauters.
Comment avez-vous reçu l’accueil critique (vous avez eu énormément d’articles et tous dithyrambiques) ?
Dithyrambiques, je ne sais pas ! Mais c’est vrai, il y a une belle unanimité dans les nombreuses critiques reçues. Ce qui me touche particulièrement, dans ces articles, c’est l’émotion qui s’en dégage. Mon roman touche, émeut, bouleverse, et fait naître parfois des textes très personnels et superbes.
Pour moi, c’est aussi un énorme soulagement… Je n’ai jamais autant douté en écrivant un roman. Il pesait, sur mes épaules, tous les fantômes de cette époque que je porte avec moi ; les ami·e·s disparu·e·s trop tôt, les gens que j’ai aimés et que j’ai vus mourir. J’avais peur de les trahir, je ne pouvais pas les trahir, j’étais effrayée à l’idée de ne pas savoir parler d’eux, de ne pas arriver à transmettre ce qu’ont été pour moi et pour eux ces années-là, où le désespoir côtoyait le rire, la folie, la rage. Je me sentais vraiment responsable de ça… Je ne voulais pas me tromper de discours, pas « être à côté de la plaque ».
À cela s’ajoutaient mes interrogations sur la possibilité de faire passer un message de prévention, en partant d’une époque très éloignée pour les ados d’aujourd’hui. Ce que je raconte, c’est plutôt la vie de leurs parents, pas la leur ! Pourtant, je suis persuadée que certaines choses n’ont pas tant changé, et notamment les rapports amoureux.
Alors, toutes ces critiques, et aussi tous les mails et témoignages personnels que je reçois en marge de ce Trait de fusain, me rassurent et me font plaisir, évidemment. En même temps, c’est assez étrange parce que j’ai le sentiment que nous étions, dans ces années quatre-vingt, quatre-vingt-dix, plus seuls, plus isolés, et qu’il y avait bien moins de bienveillance… Quelle résonance aurait eu mon roman, s’il était paru dans ces années-là ?
C’est peut-être l’histoire qui veut ça… Il faut du temps pour regarder ce qu’on a vécu comme quelque chose qui est « passé dans l’Histoire ».
Le CNL m’a octroyé une bourse pour l’écriture de ce roman. Outre l’aspect pratique de pouvoir me dégager du temps pour l’écrire sans trop galérer financièrement, c’était aussi une reconnaissance de mon travail dans son ensemble, et cela tombait bien.
Je dois également ajouter que j’ai la chance d’avoir autour de moi des gens qui me soutiennent, et qui ont été là, pendant ces mois d’écriture. Je partais d’une matière sensible, de douleurs parfois pas complètement cicatrisées. Ils ont su m’encourager, écouter mes doutes, me rassurer et me tenir la main. Éric, Thomas, Gilles, Jessie… Je ne vous remercierai jamais assez !
J’aimerais aussi que vous disiez quelques mots sur le très joli roman Tu vois, on pense à toi !
Ce roman-là, pour les plus jeunes, est aussi né d’une rencontre. J’avais été invitée pour le salon du livre jeunesse « Aix Libris » sur l’île d’Aix, avec Thomas Scotto et Gilles Abier. Un salon extraordinaire dans un lieu incroyable… L’année suivante, j’y suis retournée juste pour une lecture publique… et je me suis offert une espèce de « résidence d’écrivain » sur mesure, avec un défi : écrire en cinq jours une histoire qui aurait l’île d’Aix pour cadre. Lorsque je suis arrivée sur l’île, je n’avais aucune idée de ce que j’allais écrire… Et puis, très vite, s’est imposée l’idée que mon histoire ne pouvait que tourner autour de l’amitié, mais aussi du rapport entre fiction et réalité.
J’ai tenu mon pari : j’ai écrit cette histoire en cinq jours… Je l’ai ensuite envoyée aux éditrices de chez Syros qui se sont montrées très enthousiastes. Mais le texte était trop court pour elles. Je l’ai donc étoffé pour en faire un vrai roman jeunesse, pour les 9-11 ans. Ce roman est dédié à Thomas et à Gilles, et c’est bien sûr un clin d’œil à mes amis, collègues et complices de L’Atelier du Trio, Thomas Scotto et Gilles Abier. Sans eux, ce roman n’aurait sans doute jamais vu le jour.
Comment naissent vos histoires ?
D’une espèce de nécessité à dire, à partager quelque chose. Il y a quelques années, je suis tombée sur cette phrase de Jean-Claude Mourlevat « Écris ce que toi seul peux écrire ». Et je suis d’accord avec ça. Nous avons tous et toutes nos particularités, notre histoire… Et c’est de ce matériau unique qu’il peut sortir quelque chose de singulier. J’ai longtemps souffert d’une sensibilité exacerbée. Elle m’a empoisonné la vie mais c’est elle qui, aujourd’hui, paradoxalement, me permet d’écrire des textes que l’on qualifie de « sensible ». Je reste à l’écoute du monde, de ses pulsations, de ses violences, de ses beautés cachées… Mes histoires naissent de ça, et s’en nourrissent.
Même si c’était encore plus vrai lorsque j’étais plus jeune, je crois que j’écris toujours pour mieux comprendre et appréhender le monde qui m’entoure, pour en dénoncer les travers, mais aussi, parfois, pour tenter de le ré-enchanter.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de la manière dont vous êtes venue à l’écriture ?
J’ai quitté l’école à tout juste 18 ans avec un CAP de reliure manuelle. J’en ai profité pour prendre mon indépendance, et j’ai commencé à travailler. Je laissais derrière moi une adolescence chaotique, difficile, violente. L’écriture a toujours fait partie de ma vie. Elle a été un moyen de communication, de compréhension, de guérison, de partage, d’ouverture aux autres, et enfin de vrai plaisir. Adolescente, elle m’a permis de ne pas sombrer. Adulte, elle m’a donné de grandes joies. Je lui dois de superbes rencontres, des amitiés, des moments forts, inoubliables.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Je n’ai pas vraiment de souvenirs de mes lectures d’enfant. Si ce n’est que, avant même de savoir lire et écrire, je « faisais semblant de lire », avec n’importe quel livre pris dans la bibliothèque de mes parents !
Lorsque j’étais ado, il n’y avait pas de romans spécifiques pour mon âge, et ceux pour adultes ne m’intéressaient pas beaucoup…
Le premier roman qui m’a vraiment marquée, c’était La maison des autres de Bernard Clavel. Je l’ai lu je devais avoir 13 ou 14 ans. Une révélation ! Tant au niveau de l’écriture que dans le thème traité (l’émancipation d’un apprenti pâtissier).
En revanche, il y avait, chez mes grands-parents, presque tous les livres des éditions Arthaud, et je les dévorais, tout comme mon frère aîné. Récits d’aventures, de voile, de voyages sur les mers, de navigations… Ce qui est drôle, c’est le résultat de ces lectures : dès qu’il a pu, mon frère s’est acheté un voilier… Alors que moi je n’ai jamais eu envie de naviguer… mais de vivre au bord de la mer, oui ! Au fond, les livres ont été, et sont encore, mes plus beaux voyages.
Dans le même temps, je lisais aussi tout ce que je trouvais sur la prison, le milieu carcéral. Je me sentais très peu libre, à l’adolescence… et je m’interrogeais beaucoup sur la privation de liberté. Sur les idées que l’on défend et qui peuvent mener en prison. J’avais des amis qui, à l’époque, refusaient de faire leur service militaire. Certains ont été incarcérés. Je me suis très tôt interrogée sur ça : jusqu’où suis-je prête à aller pour défendre mes idées ?
Que lisez-vous en ce moment ?
La mise à nu de Jean-Philippe Blondel. C’est un auteur que j’aime, tant en jeunesse qu’en adulte. Une musique de mots, douce, tranquille… et l’émotion qui surgit d’un coup, sans prévenir.
Je lis aussi, un peu en avant-première, le prochain gros roman de Gilles Abier qui sort en février chez Actes Sud : Stéréotypes. J’ai eu l’immense privilège de le voir s’écrire, et je suis heureuse de le relire sous sa forme définitive. C’est un vrai plaisir !
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
J’hésite à répondre à cette question… Je n’aime pas parler de mes textes en cours d’écriture. Non pas par superstition, mais parce que je ne suis jamais à l’abri d’une bonne ou d’une mauvaise surprise… Peut-être que le texte sur lequel je travaille en ce moment ne verra jamais le jour. Peut-être que demain je vais subitement en stopper l’écriture pour partir sur autre chose qui me semblera plus urgente… Peut-être que je vais mettre un an à le terminer, ou peut-être sera-t-il fini cette nuit et ne trouvera jamais d’éditeur… Trop d’incertitudes pour en parler… Mais une chose est sûre… En ce moment, j’écris. Avec mes doutes et mes interrogations, mais aussi avec plaisir, rage, détermination, et ténacité.
Ténacité… C’est un joli mot pour terminer cette interview, non ?
Bibliographie sélective :
- D’un trait de fusain, roman, Talents Hauts (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Tu vois, on pense à toi !, roman, Syros (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Ça change tout !, album illustré par Daniela Tieni, L’atelier du poisson soluble (2017).
- Moi et ma bande / Zélie et moi, roman coécrit avec Thomas Scotto, Rouergue (2017).
- Libre d’être, album co-écrit avec Thomas Scotto, illustré par Thomas Scotto, Éditions du Pourquoi Pas ? (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Les mains dans la terre, roman, Le Muscadier (2016).
- La Seule Façon de te parler, roman, Syros (2015).
- 50 minutes avec toi, roman, Actes Sud Junior (2015), chroniqué ici.
- Pas couché, roman, Actes Sud Junior (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Petits ruisseaux, album illustré par Vincent Mathy, Sarbacane (2011), que nous avons chroniqué ici.
- Les aventures du livre de géographie qui voulait voyager avant de s’endormir, théâtre, Syros (2010).
Retrouvez Cathy Ytak sur :
Son site : http://cathy-ytak.fr
Son blog : http://blog.cathy-ytak.fr
Le site de L’Atelier du Trio : http://atelier-du-trio.net
En vacances avec… Taï-Marc Le Thanh
Régulièrement, nous partons en vacances avec un·e artiste. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais moi j’adore partir comme ça avec quelqu’un, on apprend à la·le connaître notamment par rapport à ses goûts… cet·te artiste va donc profiter de ce voyage pour nous faire découvrir des choses. On emporte ce qu’elle·il veut me faire découvrir. On ne se charge pas trop… Des livres, de la musique, des films… sur la route on parlera aussi de 5 artistes qu’il·elle veut me présenter et c’est elle·lui qui choisit où l’on va… 5 destinations de son choix. Cette fois-ci, c’est avec Taï-Marc Le Thanh que nous partons ! Allez, en route !
5 albums jeunesse :
- Night Kitchen – Maurice Sendak
- Caroline au Canada – Pierre Probst
- ABC – Marion Arbona
- Le Chien que Nino n’avait pas – Edward van de Vendel – Anton Van Hertbruggen
- Quand papa était petit, il y avait des dinosaures – Vincent Malone – André Bouchard
5 roman :
- Moravagine – Blaise Cendrars
- Tokyo – Mo Hayder
- Butcher Boy – Patrick McCabe
- Les amants du Spoutnik – Haruki Murakami
- 22/11/63 – Stephen King
5 DVD :
- Bonnie & Clyde – Arthur Penn
- Phantom of Paradise – Brian de Palma
- Tandem – Patrice Leconte
- Old Boy – Park Chan-Wook
- Le tigre et la neige – Roberto Benigni
5 CD :
- Chunga’s Revenge – Frank Zappa
- White Pony – Deftones
- The Way – Macy Gray
- Music to make Love to Your Old Lady by – Lovage
- Mute – Demians
5 artistes :
- Henri de Toulouse-Lautrec
- Francisco de Goya
- Norman Rockwell
- Jérôme Bosh
- Jean-Léon Gérôme
5 BD :
- Astérix Légionnaire – René Goscinny – Albert Uderzo
- Akira – Katsuhiro Ôtomo
- Saga – Brian K. Vaughan – Fiona Staples
- Le grand pouvoir du Chninkel – Grzegorz Rosinski – JeanVan Hamme
- Sin City – Frank Miller
5 lieux :
- New-Orleans – Cimetière St-Louis
- Portugal – Cap St-Vincent
- Île d’Ouessant – Pointe de Pern
- Sardaigne – Plage de Piscinas
- Moscou – Gorki Parc
Bibliographie (sélective) :
- Quetzalcoatl, album illustré par Eric Puybaret, Gautier-Languereau (2017).
- Les 7 de Babylone – Tome 1 : La mémoire des Anciens, roman, Slalom (2017).
- série Le Jardin des épitaphes, romans, Didier Jeunesse (2016-2017), que nous avons chroniqué ici.
- Le Carnaval Jazz des animaux, livre-CD, illustré par Rose Poupelain, raconté par Édouard Baer, musique de The Amazing Keystone Big Band d’après Camille Saint-Saëns, Gautier-Languereau (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Yéti, album illustré par Rebecca Dautremer, Gautier-Languereau (2015), que nous avons chroniqué ici.
- série Jonah, six tomes, Didier Jeunesse (2013-2015), que nous avons chroniqué ici et là.
- Elvis, album illustré par Rebecca Dautremer, Gautier-Languereau (2008).
- Série Séraphin Mouton, albums illustrés par Rebecca Dautremer, Gautier-Languereau (2007-2008).
- Cyrano, album illustré par Rebecca Dautremer, Gautier-Languereau (2005),
- Babayaga, album illustré par Rebecca Dautremer, Gautier-Languereau (2003), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez le sur son site http://www.taimarclethanh.fr .
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !