Pour la sixième année, cet été encore, on vous propose une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trices et des illustrateur·trices qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. On commence ces mercredis de l’été avec Elsa Oriol qui a choisi de poser ses questions à Marie Sellier !
Elsa Oriol : Je suis très admirative du talent qu’ont les auteurs.es à mettre des mots sur des sentiments, des situations, mais aussi de les assembler et de les rythmer pour construire une histoire… Avec toute la poésie qui est la tienne, à partir de quoi et comment fais-tu naître un texte ?
Marie Sellier : Un texte d’album, ça surgit comme un crocus au sortir de l’hiver. Le travail qui s’est accompli dans le silence de la terre jusqu’à ce que la petite pousse s’échappe du bulbe, ne se voit pas. Il arrive que ce travail dure beaucoup plus longtemps qu’une saison, mais aussi qu’une éclosion rapide me surprenne moi-même, comme si le texte s’était presque écrit à mon insu. Tu parles de rythme, Elsa, et tu as raison. Une fois que l’idée a été trouvée c’est sans doute ce qu’il y a de plus important. Le texte d’un album est comme une courte partition. Il faut qu’il sonne juste jusqu’à la chute et se déroule avec fluidité pour être aisément lu à haute voix. Un texte, ça s’huile comme une chaîne de vélo, ça se patine comme un vieux meuble. Écrire le texte d’un album est un exercice de modestie. Une fois que l’illustration existe, le texte doit être raboté pour servir au mieux l’histoire sans redondance. Un silence vaut presque toujours mieux qu’une longue tirade. L’auteur du texte est aussi l’auteur des silences ou des respirations. C’est quelque chose que je revendique. Je reviens beaucoup sur mes textes d’albums, souvent jusqu’au départ à l’imprimerie. J’aime ce lent polissage, la dimension artisanale de nos métiers.
Elsa Oriol : À l’heure où la Charte lance une action #créerestunmétier, je ne peux m’empêcher de penser au texte lumineux que tu avais écrit « Que vaut le temps de l’écrivain ? » qui s’applique également à tout métier créatif/artistique, et m’amène à ma question : comment harmonise-t-on la disponibilité que requière la création avec les combats que tu as menés — de la Charte à la SGDL — en faveur de nos statuts, sans que l’implication militante ne submerge la partie créative ?
Marie Sellier : J’ai consacré plus de quinze ans de ma vie à tenter de faire en sorte que la situation des auteurs évolue, que les droits d’auteur papier et numérique augmentent, que tous les auteurs soient rémunérés dès lors qu’ils sont invités à parler de leur œuvre. Je ne me savais pas si militante, j’ai découvert que je l’étais en entrant en résistance. Ensuite, on se prend au jeu et on se débrouille pour dégager le temps nécessaire au travail et à la négociation. Mes enfants m’ont mise à bonne école. Il faut être organisée et avoir une bonne énergie pour en accompagner quatre jusqu’à l’âge adulte. Le temps qu’ils ont libéré en prenant leur envol, je l’ai consacré à la cause des auteurs. Je crois que je suis plus douée pour me battre pour les autres que pour moi-même. J’ai fait de très grosses journées, notamment quand j’étais présidente de la SGDL, c’était une lourde charge, mais je ne le regrette pas. Maintenant ma vie a pris un autre cours. Le grave accident de vélo que j’ai eu en mai 2020, cette année passée à l’hôpital, m’ont appris à vivre à un autre rythme. Moi qui avais le chic pour caser deux vies en une, je me contente d’une seule. Je découvre la lenteur. J’ai parfois l’impression d’être une autre. Quelle merveille de pouvoir s’installer dans le temps long pour lire et écrire. Étant plus lente, je n’écris pas deux fois plus, mais j’en profite. Une chose après l’autre et non plus dix à la fois. Le luxe !
Elsa Oriol : J’ai été très émue à la lecture de Énorme, une nouvelle bouleversante en marge de tes albums… Est-ce qu’il y a une approche différente selon que l’on écrit pour la jeunesse ou pour l’adulte ?
Marie Sellier : Littérature jeunesse et littérature générale s’inscrivent dans la même exigence. Les jeunes sont des lecteurs redoutables. Si un livre ne les capte pas immédiatement, ils ne vont pas, comme souvent les adultes, prendre leur mal en patience et tâcher d’aller jusqu’au bout : ils vont poser le livre et passer autre chose. La différence entre jeunesse et littérature générale ne tient pas aux sujets abordés, tant je suis convaincue qu’on peut tout dire aux jeunes à condition de le faire bien, qu’à la responsabilité dont je me sens investie quand je m’adresse à des enfants. De ce fait, oui, j’ai peut-être l’impression d’avoir moins de balises — je ne veux pas parler de barrières — lorsque j’écris pour mes pairs. Mais finalement, la question du rythme que nous évoquions tout à l’heure, se pose avec la même acuité. Faire tenir un texte jeunesse ou adulte relève d’une dynamique similaire. Ce n’est pas un hasard si Énorme est un texte court. Je me sens à l’aise dans la brièveté de la nouvelle. J’aime l’écriture maigre, l’écriture à l’os, sans chair excessive, que ce soit dans mes albums, mes romans jeunesse ou mes textes « vieillesse », comme dit mon amie Élisabeth Brami. En tout cas, je suis très heureuse qu’Édith de Cornulier ait accepté d’éditer ce texte — illustré par mes soins, une première ! — dans sa merveilleuse petite maison de négoce littéraire, Malo Quirvane.
Marie Sellier : Chère Elsa, tu fais partie des illustratrices qui manient la plume comme le pinceau. Tu écris tes propres textes ou tu aimes revisiter les grands contes du patrimoine mondial (Cendrillon, La Barbe bleue, Les six frères cygnes…) Je pense notamment à ton Riquet publié par les éditions de l’étagère du bas, où tu n’as pas hésité à enrichir l’histoire pour trousser un album XXL servi par de somptueuses peintures. Peux-tu nous en dire plus sur ton approche des contes ?
Elsa Oriol : Barbe bleue a marqué mes débuts en tant qu’illustratrice… Ça m’a inévitablement ramené aux sensations d’enfance quand un récit vous aspire dans un autre siècle, entre rêve et cauchemar, avec cette dimension romanesque et magique qui aboutit à une lumière. L’univers des contes est vaste et mon approche est plutôt centrée sur ceux avec lesquels j’ai grandi (Andersen, Perrault, Grimm) et dont j’ai gardé l’essence émotionnelle. J’aime aussi les différentes lectures que l’on peut avoir des contes, selon que l’on est enfant ou adulte… Le conte s’adresse à tous les âges !
Marie Sellier : Tu délaisses souvent Perrault, Grimm ou Andersen pour illustrer des textes d’auteurs contemporains. Selon quels critères les choisis-tu ? Travaillant avec une grande minutie, je sais que tu ne t’embarques pas à la légère. Ma question est un peu intéressée, tu le sais, puisque, à ma grande joie, tu as décidé de t’emparer d’un de mes textes intitulé Le temps et l’enfant. Eh oui, le temps, encore le temps !
Elsa Oriol : Il m’est essentiel dans ce métier d’illustrer des textes d’auteurs contemporains ! Je ne voudrais pas être enfermée uniquement dans le conte, dans le passé, même si le passé questionne le présent. Notre présent est riche d’histoires dont les enfants ont besoin pour se connaître et connaître le monde qui les entoure. Mes critères vont donc vers des thématiques qui vont amener l’enfant à trouver la confiance en lui, mais aussi à se protéger — là on rejoint le conte, ainsi que ce que j’aborde dans La fille en bleu — ou éclairer ses questions sur des concepts aussi abstraits que le temps, cette chose indéfinissable qui nous fait traverser la vie, nous fait grandir, et dont tu parles si joliment Marie dans Le temps et l’enfant.
Marie Sellier : Ta patte est aisément reconnaissable en littérature jeunesse. Vous n’êtes pas si nombreux à travailler à la peinture à l’huile, médium noble qui demande un temps de séchage plus important que les autres techniques. À quand remonte ton goût pour la peinture ? J’aimerais aussi savoir si tu peins pour toi, et si oui, quel type de tableaux ?
Elsa Oriol : Au départ j’ai quitté l’architecture d’intérieur pour la peinture avant de m’orienter vers l’illustration. Je crois que ce goût pour la peinture remonte à l’enfance, mes parents étaient fans de Toulouse-Lautrec, il y avait de ses célèbres affiches sur les murs du salon, mais aussi de jolies reproductions du 18e, 19e et début 20e que ma mère encadrait avec de vieux cadres de brocantes. Ça m’a toujours fasciné l’humain dans la peinture, ce qu’un pinceau peut révéler sur une toile ou une feuille blanche, et l’illustration permet cela. C’est donc vers une peinture figurative que je me suis tournée, avec les techniques classiques de l’huile que j’ai approfondies dans les ateliers de la Fédération compagnonnique. La térébenthine a pour moi le parfum d’un travail désiré, et m’impose une discipline. Dès que je le peux je peins effectivement pour moi, des portraits, des enfants, de la danse inspirée de Pina Bausch, des attitudes qui me touchent, de l’humain toujours…
Bibliographie sélective d’Elsa Oriol :
- Un secret, illustration d’un texte de Magdalena, L’étagère du bas (à paraître le 02/09).
- Dracula et moi, illustration d’un texte de Nathalie Wolff, Drôle de zèbre (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Que d’émotions !, illustration d’un texte de Christine Naumann-Villemin, Kaléidoscope (2019).
- Riquet, texte et illustrations, L’étagère du bas (2018).
- Le jour où les lettres quittèrent les mots, illustration d’un texte de Nathalie Wolff, Drôle de zèbre (2018).
- La fille en bleu, texte et illustrations, Kaléidoscope (2015).
- Le magicien et la funambule, texte et illustrations, Kaléidoscope (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Cendrillon, illustration d’un texte d’après Charles Perrault, Kaléidoscope (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Le cauchemar, texte et illustrations, Kaléidoscope (2011).
- Le pipi de Barnabé, illustration d’un texte de Christine Naumann-Villemin, Kaléidoscope (2010), que nous avons chroniqué ici.
- La Barbe bleue, illustration d’un texte d’après Charles Perrault, Kaléidoscope (2007).
Son site : elsaoriol.com.
Bibliographie sélective de Marie Sellier :
- Willy, roman, Thierry Magnier (2021).
- Les mots sont des oiseaux, album illustré par Catherine Louis, HongFei (2020).
- La peau de mon tambour, roman, Thierry Magnier (2018).
- Tout petit, album illustré par Ilya Green, Casterman (2018).
- Le petit chaperon chinois, album illustré par Catherine Louis, Picquier Jeunesse (2016)
- Le jardin de madame Li, album illustré par Catherine Louis, Picquier Jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Brume et les Toucouleur, album illustré par Matthieu Limo, Éditions courtes et longues (2015).
- La lune nue, album illustré par Hélène Rajcak, Talents Hauts (2014), que nous avons chroniqué ici.
- 10 tableaux et des animaux, Nathan (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Le secret de grand-mère, album illustré par Armande Oswald, Seuil Jeunesse (2014), que nous avons chroniqué ici.
- 10 tableaux et un ballon rouge, Nathan (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Mô et le maître du temps, album illustré par Catherine Louis, Picquier Jeunesse (2013).
- Fanfan, album illustré par Iris Fossier, Éditions courtes et longues (2012).
- Dragons & Dragon, album illustré par Catherine Louis, Picquier Jeunesse (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Le fils de Picasso, roman, Nathan (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Mes dix premiers tableaux, Nathan (2011)
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !
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