Pour la sixième année, cet été encore, nous vous avons proposé une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis, ce sont des auteur·trices et des illustrateur·trices qui ont posé trois questions à une personne de leur choix. Puis c’était à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Elsa Oriol et Marie Sellier, Gaël Aymon et Sandrine Beau, Isabelle Wlodarczyk et Aline Pallaro Lacroix, Bruno Pilorget et Véronique Massenot, Christine Roussey à Émilie Chazerand, Guillaume Nail et Laura Nsafou, Ramona Bădescu et Lucie Félix, on termine la saison cette semaine avec Joanna Concejo qui a choisi de poser ses questions à Anne Brouillard.
Joanna Concejo : Quelle signification, quelle importance, quelle place occupe dans ton travail la réalité ? Et si je te disais que je ressens ton travail comme une « réalité magique » que dirais-tu ?
Anne Brouillard : Mes images et mes histoires naissent de la réalité « réelle », de scènes, de lieux, de gens… observés dans la vie réelle.
Entre l’observation et la restitution dans les livres, il y a un décalage : le temps de la digestion, de la décantation et le temps du dessin, qui est un temps hors-temps ou un éternel présent. Mais pendant ce temps, je n’arrête pas de vivre, et donc de me nourrir d’autres images, d’autres observations. Ce qui crée un aller-retour permanent entre ce qui se passe sur le papier, dans les cahiers et ce qui se passe au-dehors.
De l’autre côté, il y a la réalité de l’histoire et des images qui la construisent.
Cette réalité-là peut en effet sembler magique. Elle a ses propres codes, sa géographie, son espace-temps. Tout est construit et pensé pour que ce « monde » paraisse naturel.
En fait, en faisant un album, j’ai l’impression de donner une forme à quelque chose qui pourrait être le jeu d’un enfant, avec cet imaginaire qui est toujours à la limite de ce qui est visible ou non pour tout le monde. Je pense que les images peuvent aspirer celui qui les regarde, qu’il peut s’y promener et même découvrir ce qui se trouve hors du cadre.
Joanna Concejo : Quel est ton outil préféré de travail ? Fais-tu des carnets de croquis ?
Anne Brouillard : J’ai beaucoup d’outils préférés !
Pour écrire, j’ai un faible pour le stylo plume sur des pages de cahiers de matières différentes. Mais j’aime aussi le stylo bille, le crayon, les feutres fins… J’adore le contact entre l’objet qui trace et le support.
Pour dessiner, j’aime expérimenter un peu de tout pour les projets, les brouillons. Cette expérimentation n’est pas nécessairement liée au résultat, mais au plaisir sensuel des matières : les feutres un peu fondants, les pastels gras envahissants, les crayons de couleur sur différentes surfaces, le fusain, des vieilles gouaches, de l’aquarelle…
Mais j’ai tout de même un faible actuellement pour les crayons de couleur et l’encre (pinceau et plume) sur papier.
Je remplis beaucoup de carnets, mais ils ne contiennent pas uniquement des croquis. Ce sont des carnets de notes. Certains sont attribués à un projet précis (un album, une expo…), d’autres voyagent avec moi et servent un peu à tout : journal de bord, croquis, projets… Ils ont différents formats adaptés à la situation, dont des tous petits pour les poches.
Et il y en a un grand qui reste à la maison.
Joanna Concejo : Qu’est qu’il te faut pour passer à l’acte et faire un livre ? Quelle étincelle il te faut pour que le projet t’emballe.
Anne Brouillard : D’abord, il me faut du temps, beaucoup de temps. Du temps autour, du temps pour tâtonner, du temps pour marcher dans la forêt en laissant le projet marcher dans ma tête.
Il faut que je sente que le projet vive en moi, avec moi, qu’il n’est pas étranger, extérieur.
Il faut que je puisse presque habiter dans le projet.
Alors, c’est comme si je retrouve des amis, des lieux que j’aime et voudrais continuer à explorer.
Un petit thé ou un petit café, un peu de chocolat, et on y va.
Parfois un peu de musique.
Parfois.
Anne Brouillard : Quel est ton rapport à l’enfance, à ta propre enfance et quelle place occupe-t-elle dans ton travail ?
Joanna Concejo : J’ai très longtemps pensé que j’ai eu une enfance merveilleuse. Et c’est en partie vrai. Car je trouve que c’est vraiment magnifique d’avoir pu vivre, enfant, à la campagne, entourée de la nature, passant tout mon temps, du matin au soir dehors, dans le jardin, dans les champs, les forêts, au bord des lacs. Sous le soleil, sous la pluie, sous la neige. Mais mon enfance avait aussi un côté sombre et il y avait beaucoup de tristesse. Quand j’étais enfant, je vivais et c’est tout. Je ne me posais pas de questions, simplement j’étais, j’existais. J’étais dedans. J’ai commencé à vraiment voir, questionner et essayer de comprendre l’enfance avec mes propres enfants. Et je trouve qu’à chaque fois, quand j’avais l’impression de saisir quelque chose, le temps passait et il fallait recommencer.
En réalité tout mon travail prend source dans le temps de l’enfance. Il se nourrit toujours des sensations, des images, des parfums qui l’ont constituée. Avec tous mes livres, dessins, illustrations, j’ai très souvent envie de consoler l’enfant que j’étais, de la reconnaître, lui dire « je te vois, je te comprends, je te prends au sérieux… ». J’invite les lecteurs de mes livres à venir accompagner le regard de cet enfant.
Anne Brouillard : Écoutes-tu de la musique en dessinant ? Et si oui, qu’écoutes-tu ?
Joanna Concejo : J’écoute plutôt la radio. J’aime bien cela. Je ne sais jamais à l’avance ce que je vais entendre et ça me plaît. J’écoute un peu tout, des reportages, des interviews, des informations de la musique de tous genres. J’aime bien découvrir et être surprise. Parfois c’est mon mari qui met la musique alors j’écoute ce qu’il a mis. J’aime bien aussi, enfin, presque toujours…
Anne Brouillard : As-tu des moments et des lieux où tu travailles plus facilement ? As-tu besoin d’un genre de rituel pour te mettre au travail ?
Joanna Concejo : Je n’ai jamais vraiment eu beaucoup de choix en ce qui concerne le lieu de travail. Au début je travaillais sur la table du salon ou celle de la cuisine. Puis, pendant environ trois ans, je profitais d’un studio qu’une copine avait mis à ma disposition pour travailler. Et c’était super. J’adorais cet endroit. Il n’y avait pas d’internet, pas de télé ni radio. C’était très calme. Je pouvais vraiment me concentrer. Mais à moment donné il a fallu que je quitte cet endroit. Maintenant je travaille de nouveau à la maison, seulement j’occupe la chambre de ma fille qui a quitté le nid familial. J’ai juste un petit bureau mais c’est suffisant. Je m’adapte. Et je ne sais pas trop s’il y a un lieu où je travaillerais plus facilement. Quant aux moments c’est un peu pareil. Je m’adapte à ce qui est possible. Je préfère dessiner le matin mais ce n’est pas toujours possible. La seule chose qui est importante pour moi, c’est d’avoir la lumière naturelle pour travailler. Je ne vois pas très bien les couleurs avec la lumière artificielle. Je suis un peu le rythme des saisons : l’été je travaille beaucoup et l’hiver moins. Je n’ai pas de rituels particuliers, mais j’aime bien quand le dessin sur lequel je vais travailler soit déjà un peu commencé la veille. J’aime bien arriver devant la feuille et qu’il y aie déjà quelque chose qui m’attend…
Bibliographie sélective de Joanna Concejo :
- M comme la mer, texte et illustrations, Format (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Sénégal, illustration d’un texte d’Arthur Scriabin, L’atelier du poisson soluble (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Ne le dis à personne, illustration d’un texte de Rafael Concejo, Format (2019).
- Une âme égarée, illustration d’un texte d’Olga Tokarczuk, Format (2018).
- Un Prince à la pâtisserie, illustration d’un texte de Marek Bienczyk, Format (2015).
- Quand les groseilles seront mûres, texte et illustrations, L’atelier du poisson soluble (2015).
- Le Petit chaperon rouge, illustration d’un texte de Charles Perrault et des frères Grimm, Notari (2015).
- Les visages du lointain, illustration d’un texte de Rafael Concejo, Notari (2015).
- Un pas à la fois, illustration d’un texte de Blanche Mezzadonna, Notari (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Les fleurs parlent, illustration d’un texte de Jean-François Chabas, Casterman (2013).
- Une étoile dans le noir, illustration d’un texte de Lucia Tumiati, Notari (2012).
- Entrez !, illustration d’un texte de Sébastien Joanniez, Le Rouergue (2010).
- L’Ange des chaussures, illustration d’un texte de Giovanna Zoboli, Notari (2009).
- Au clair de la nuit, illustration d’un texte de Janine Teisson, Motus (2009).
- Grand et petit, illustration d’un texte d’Henri Meunier, L’atelier du poisson soluble (2008), que nous avons chroniqué ici.
Son site : http://joannaconcejo.blogspot.com.
Bibliographie sélective d’Anne Brouillard :
- Nino, texte et illustrations, Les éditions des éléphants (à paraître le 14 octobre 2021).
- Pikkeli Mimou, texte et illustrations, l’école des loisirs (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Les îles : le pays des Chintiens, l’école des loisirs (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Voyage d’hiver, texte et illustrations, Esperluète (2019).
- La grande forêt : le pays des Chintiens, l’école des loisirs (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Les aventuriers du soir, texte et illustrations, Les éditions des éléphants (2015).
- Trois chats, textes et illustrations, Seuil Jeunesse (2015).
- Petit somme, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2014).
- Berceuse du merle, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2011).
- La Vieille dame et les souris, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2007).
- Rêve de lune, illustration d’un texte d’Elisabeth Brami, Seuil Jeunesse (2005).
- Entre fleuve et canal, illustration d’un texte de Nadine Brun-Cosme, Points de suspension (2002).
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !