Cet été encore, on vous propose à nouveau la rubrique du berger à la bergère tous les mercredis. Cette rubrique vous avait tellement plu les trois derniers étés, nous nous devions de la reprendre (il faut dire qu’à nous aussi elle plaît beaucoup) ! Donc tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trice·s et des illustrateur·trice·s qui posent trois questions à un·e auteur·trice ou un·e illustrateur·trice de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e d’en poser trois à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Fanny Joly et Catharina Valcks, cette semaine c’est Clémence Pollet qui a choisi de poser des questions à Sande Thommen !
Clémence Pollet : Tu as illustré Le Kami de la lune, Choses petites et merveilleuses, Yôkai ! et de nombreux autres ouvrages ayant trait au Japon et à l’Asie. Peux-tu nous parler de ta rencontre avec l’Orient ?
Sande Thommen : Ma rencontre « décisive » avec l’Orient a commencé à l’école des Arts décoratifs de Strasbourg, où nous étions tous·tes les deux étudiant·es jusqu’en 2010, n’est-ce pas :). Un jour, en troisième année, notre professeure d’histoire de l’illustration nous a montré une miniature persane originale. C’était une grande première pour moi, et j’ai été frappé par la beauté des couleurs, par la minutie du dessin, par la force de cette représentation idéalisée du monde. Influencé par cette découverte, j’ai commencé à dessiner à la gouache, avec désormais un souci de naïveté et de raffinement, plus que de réalisme ou de trait d’esprit. En étudiant ces images, j’ai découvert à quel point les miniaturistes persans étaient fascinés par l’art de la Chine, et j’ai commencé moi aussi à porter un regard de plus en plus intéressé sur l’art de cet Extrême-Orient. Puis j’ai eu la chance d’illustrer un premier livre d’influence perso-chinoise écrit par Bahiyyih Nakhjavani, notre professeure d’anglais aux Arts décoratifs, intitulé La fleur du mandarin et paru chez Actes Sud Junior en 2009. Le second livre de Bahiyyih que j’ai illustré (La Sœur du Soleil, Actes Sud Junior, 2010) lui avait été inspiré par un ballet japonais, et c’est à cette occasion que j’ai commencé à me plonger dans l’imagerie traditionnelle japonaise. Après les miniatures persanes et l’art chinois, j’avais l’impression avec l’art japonais d’atteindre comme une extrémité de raffinement. J’étais fasciné. Les éditions Philippe Picquier et Rue du Monde, puis Actes Sud Junior, m’ont ensuite proposé d’illustrer des livres parlant du Japon, et au fil de et grâce à ces diverses commandes, ma fascination pour ce pays n’a cessé de croître…
Clémence Pollet : Tu as grandi dans les Cévennes et tu vis en ce moment à Tokyo, des lieux si différents ! Comment ton environnement influence-t-il ton travail ?
Sande Thommen : Quand j’étais enfant dans les Cévennes, je rêvais de vivre dans une grande ville, quand je serais adulte. Ce qui est donc arrivé, et ce n’est qu’une fois bien installé en ville que le paysage sauvage et montagneux de mon enfance s’est révélé imprégner très fortement mon esprit. Je me suis mis à rêver de vie à la campagne, et j’ai presque toujours besoin de faire figurer des montagnes au loin dans mes illustrations ! Maintenant que je vis à Tokyo, je rêve principalement de vie dans la campagne japonaise… Mais dans mon environnement urbain tokyoïte je trouve aussi beaucoup d’inspiration. Notamment dans toute la végétation qu’on trouve dans la ville, et toutes les belles fleurs qui rythment de manière très marquée le passage des saisons… Il y a aussi des ambiances particulières de lumières, une multitude de détails graphiquement efficaces et beaux, des personnages à l’attitude touchante… J’ai choisi d’habiter au Japon car j’ai pratiquement envie de tout dessiner de ce pays si particulier et charmant ! Aussi, je me passionne pour l’apprentissage du japonais, et j’ai de plus en plus envie d’écrire des mots en japonais dans mes illustrations, car je trouve leur écriture si belle et mystérieuse.
Clémence Pollet : Maintenant question technique ! Tu manies aussi bien les pinceaux que le stylet mais tes images qui me fascinent le plus sont celles réalisées aux crayons de couleur. Comme dans ton dernier album L’extraordinaire voyage du chat de Mossoul ou dans tes carnets de voyage. Comment t’es-tu familiarisé avec cette technique ? Construit-on une image aux crayons de couleur comme une image à la gouache par exemple ?
Sande Thommen : J’ai commencé à utiliser les crayons de couleur à l’occasion d’un premier voyage en solitaire, en Sibérie, en 2012. Je venais de découvrir les livres de Florent Chavouet, et à peine la dernière page de Manabe Shima refermée, j’ai eu envie de faire comme lui : partir voyager seul (dans l’Asie réelle d’aujourd’hui et non plus seulement celle des anciennes images dans les livres) et dessiner avec des crayons de couleur, bien plus pratiques à transporter que de la peinture. J’ai tout de suite été enthousiasmé par l’intensité et la variété des couleurs des fameux crayons Polychromos de Faber-Castell (minute pub). Ça a été assez direct et intuitif de trouver ma manière d’utiliser ces crayons. Par contre, effectivement je ne construis pas une image de la même manière aux crayons de couleur qu’avec la gouache. Premièrement, avec la gouache je peux ajouter des détails en couleurs claires sur des couleurs foncées, mais avec les crayons il faut penser à laisser tout le clair en réserve (sachant que je ne veux surtout pas mélanger les techniques et rajouter de la peinture sur du crayon !) Aussi, avec les crayons, ça prend beaucoup plus de temps de remplir une grosse zone de couleur qu’avec un gros pinceau de peinture, surtout quand on veut comme moi avoir une matière la plus lisse et veloutée possible. Et puis avec la gouache, on choisit directement la couleur finale qu’on applique sur le papier (pour ma part ça me prend aussi beaucoup de temps de trouver les exacts bons mélanges !), tandis qu’avec les crayons je « monte » les couleurs petit à petit sur le papier, je fais plusieurs couches avec des superpositions de différentes couleurs, pour obtenir la nuance exacte que je recherche. C’est très long, mais quand on peut prendre son temps en écoutant de la musique ou des émissions de radio, c’est une technique très agréable !
Et j’ai failli oublier une autre différence importante ! Avec la gouache je n’arrive pas très bien à faire des dégradés suffisamment « doux » à mon goût, alors en général je construis mes images avec des aplats seulement. Tandis qu’avec les crayons, c’est beaucoup plus facile de faire des dégradés vaporeux, alors je me régale à utiliser cette possibilité par endroits, dans les ciels notamment…
À mon tour de te poser quelques questions
Tu dessines souvent des personnages au visage d’enfant modèle, ressemblant un peu à des poupées. D’où cela te vient-il ?
Clémence Pollet : Ce sont les représentations européennes des personnages dans les estampes et chromos du XIXe et du début XXe qui m’ont inspirée pour imaginer mes silhouettes d’enfants (et d’adultes). Mais aussi les poupées en biscuit, les jouets métalliques ou automates de cette même époque ainsi que les figurines en céramique du XVIIIe. Ce n’est donc pas étonnant si mes enfants te rappellent des poupées !
J’essaye tout de même de ne pas m’enfermer dans cette représentation trop figée pour certains projets. Quoique je m’amuse toujours à imaginer les petits garçons d’aujourd’hui s’identifier à mes enfants portant gilets et petites ballerines.
Sande Thommen : Tu as aussi été amenée à illustrer plusieurs livres parlant de la culture chinoise (La ballade de Mulan, Confucius toute une vie…) ; quel est ton rapport avec ce pays ?
Clémence Pollet : C’est grâce à une première commande des éditions HongFei Cultures que je me suis plongée dans la culture chinoise. L’histoire que je devais illustrer (L’Auberge des ânes) se passant sous la dynastie des Tang, je me suis renseignée sur cette période et ai accumulé beaucoup d’images pour me documenter. J’ai été fascinée par la grâce des statuettes de cette époque, la pureté et la simplicité de leurs lignes. Mais c’est surtout la découverte des longs rouleaux peints qui m’a enchantée. Un véritable coup de foudre pictural, comme lorsque tu as découvert la miniature persane aux Arts déco. J’avais ressenti la même émotion lorsque j’avais visité il y a dix ans la chapelle des Scrovegni peinte par Giotto à Padoue. Je suis donc extrêmement admirative de l’Art chinois. Mon rapport plus général avec le pays est encore un peu flou. Je reviens tout juste d’un petit tour à Pékin, Canton et Chengdu. Durant ce court séjour où j’étais invitée par l’Institut français j’ai retrouvé certaines couleurs, odeurs et formes rencontrées à Taipei l’année dernière. Mais tout y est plus contrasté. L’excessive modernité dans laquelle la tradition subsiste est déroutante mais esthétiquement très inspirante. Autant du point de vue architectural que social. J’aimerais beaucoup retourner en Asie, à Taiwan je pense, pour y passer un peu plus de temps et voir quels projets pourraient en découler. Sûrement un sur la nourriture tant les mets qu’ils proposent sont savoureux ! Je me suis régalée à chaque instant entre les dim-sum cantonais, les hot pot sichuanais et les canards laqués pékinois.
Sande Thommen : Ah, ça me rappelle de bons souvenirs chinois…! Je vais aussi terminer par une question technique ! J’ai l’impression que tu es extrêmement rapide (beaucoup plus rapide que moi en tout cas !) pour peindre des illustrations à la gouache. Est-ce que tu trouves toujours directement les bonnes couleurs, toi ? Quels sont pour toi les avantages et les inconvénients de cette technique comparée à ton autre technique principale, la gravure ?
Clémence Pollet : Je mets entre un et quatre jours pour réaliser une image à la gouache. Tout dépend de son format et de sa composition bien sûr ! Ça me paraît déjà pas mal, surtout qu’au préalable j’ai dû passer une journée à travailler le crayonné.
Les couleurs peuvent venir assez facilement comme pour mon album La tresse ou le voyage de Lalita où la gamme colorée était assez large. Je remplis mes formes de couleur en commençant par l’arrière-plan un peu au pif. Sur une vingtaine d’illustrations, j’ai recommencé une image et suis revenue à plusieurs reprises sur les couleurs de trois autres.
En revanche quand je limite ma gamme colorée qu’à trois ou quatre couleurs par image, je préfère tester la mise en couleur numériquement en amont de manière à bien équilibrer l’image. Ce fut le cas pour Animal Totem et ce le sera pour mon prochain album !
La gouache et la linogravure sont des techniques si différentes que j’ai du mal à les comparer ou à me dire quels sont leurs avantages et inconvénients. Je tends cependant à favoriser la gouache ou le collage numérique lorsque je fais un album car la linogravure est une technique qui demande bien plus de temps. Entre la création de l’image, la gravure de la/des plaque/s et l’impression, les mois s’envolent. J’ai mis un an à travailler sur La ballade de Mulan dont toutes les doubles sont des linogravures imprimées en 4 couleurs tandis que les images à la gouache d’Animal Totem m’ont demandé 2 mois de travail.
Par contre, comme j’aime tellement graver, faire mes couleurs et manipuler rouleaux et presses, je réalise beaucoup d’images en lino juste pour le plaisir. Il y a une efficacité dans les formes et les couleurs que je ne retrouve pas à la gouache. Que je manie gouges ou pinceaux, je suis dans les deux cas dans le même état de concentration et de recherche de précisions tout en ayant l’esprit occupé à écouter de la musique ou des émissions. On doit finalement avoir les mêmes journées de travail ;) !
Bibliographie sélective de Sande Thommen :
- L’extraordinaire voyage du chat de Mossoul, illustration d’un texte d’Élise Fontenaille, Gallimard Jeunesse (2018).
- YÔKAI!, illustration d’un texte de Fleur Daugey, Actes Sud Junior (2017).
- J’écris des haïkus, illustration d’un texte de Véronique Brindeau, Picquier Jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- La Lance et le bouclier, illustration d’un texte de Geneviève Clastres, HongFei Cultures (2016).
- Les oiseaux globe-trotters, illustration d’un texte de Fleur Daugey, Actes Sud junior (2014).
- Le Marchand de pêches, illustration d’un texte de Yui Togo, Picquier Jeunesse (2012).
- La Grand-mère qui sauva tout un royaume, illustration d’un texte de Claire Laurens, Rue du monde (2012).
- Le Kami de la lune, illustration d’un texte de Nathalie Dargent, Picquier Jeunesse (2011), que nous avons chroniqué ici.
- La sœur du soleil, illustration d’un texte de Bahiyyih Nakhjavani, Actes Sud junior (2010).
- La Fleur du mandarin, illustration d’un texte de Bahiyyih Nakhjavani, Actes Sud Junior (2009).
Retrouvez Sande Thommen sur son site : http://www.sandrinethommen.com.
Bibliographie sélective de Clémence Pollet :
- Dis, comment tu nais ?, illustration d’un texte de Françoise de Guibert, De La Martinière Jeunesse (2019), que nous avons chroniqué ici.
- La tresse, illustration d’un texte de Laëtitia Colombani, Grasset Jeunesse, que nous avons chroniqué ici.
- Animal Totem, illustration d’un texte d’Agnès Domergue, HongFei (2018).
- Confucius toute une vie, illustration d’un texte de Chun-Liang Yeh, HongFei (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Une journée à la ferme, texte et illustration, De La Martinière Jeunesse (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Dis, que manges-tu ?, illustration de textes de Françoise de Guibert, De La Martinière Jeunesse (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Alice et merveilles, illustration d’un texte de Stéphane Michaka, Didier Jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Dis, où tu habites ?, illustration de textes de Françoise de Guibert, De La Martinière Jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Il était une fois… La traversée, illustration d’un texte de Véronique Massenot, HongFei (2017).
- Une poule sur un mur, illustration de textes de divers auteur·trice·s, P’titGlénat (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Mon grand livre-disque de comptines, illustration de textes de divers auteur·trice·s (2016), que nous avons chroniqué ici.
- La ballade de Mulan, illustration d’un texte de Chun-Liang Yeh, HongFei (2015).
- Contes d’un roi pas si sage, illustration d’un texte de Ghislaine Roman, Seuil Jeunesse (2014), que nous avons chroniqué ici.
- La langue des oiseaux et autres contes du palais, illustration d’un texte de Chun-Liang Yeh, HongFei (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Ton coffret pour découvrir la ferme, illustration, De la Martinière Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- L’auberge des ânes, illustration d’un texte d’Alexandre Zouaghi et Chun-Liang Yeh, HongFei (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Le Petit Chaperon bleu, illustration d’un texte de Guia Risari, Le baron perché (2012).
- L’ébouriffée, illustration d’un texte d’Hélène Vignal, Rouergue (2009).
Retrouvez Clémence Pollet sur Instagram : https://www.instagram.com/clemencepollet.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !