Cet été encore, on vous propose une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trice·s et des illustrateur·trice·s qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Martine Delerm et Jean Claverie, Thomas Scotto et Françoiz Breut, Muriel Zürcher et Stéphane Nicolet, Mathias Friman et May Angeli, Julie Gore et Sibylline, cette semaine c’est Nathalie Novi qui a choisi de poser des questions à Emmanuelle Martinat-Dupré !
Nathalie Novi : Très chère Emmanuelle, merci d’avoir obligeamment et diligemment accepté d’être, le temps de trois questions, ma « Bergère ».
Ton titre de Responsable scientifique au Musée de l’Illustration Jeunesse de Moulins, dans la prestigieuse demeure du Marquis Moreno de Mora, présume que tu as une relation toute particulière avec l’image, le monde de l’enfance, l’histoire, la littérature…
Je suis bergère, certes, mais peintre littéraire itou, aussi, j’aimerais savoir si, selon toi, peinture et illustration diffèrent tant que ce qui se murmure en hautes sphères ? Si oui, à quel endroit ? (La différence serait-elle aussi ténue que celle qui semble exister entre écrivain·e et auteur·e ?)
Emmanuelle Martinat-Dupré : J’ai une relation toute particulière à l’image… aux mots, depuis fort longtemps. C’est juste. Mes apprentissages, mon école du regard. J’ai eu la chance de consacrer quelques années d’études au lien entre les deux, notamment entre Michel Leiris et Masson et entre Paul Eluard, Marx Ernst et d’autres « frères voyants » comme le poète aimait à les appeler.
Pour répondre sans plus digresser à ta question, je donnerai à voir (tiens, encore du Eluard) la petite vidéo ci-dessous
Le dessin et la peinture sont infiniment proches.
Je dirai que la peinture est une des formes de l’Art recouvrant des genres et des techniques différentes dont le produit est un tableau figuratif ou non, une œuvre unique, en un seul lieu.
L’illustration est un nom d’action. Elle se caractérise par son lien à ce qui est écrit. Le terme lui-même est assez récent. Les livres qu’on disait « à figures », au XVIIIe siècle, deviennent des livres à illustrations au début du XIXe et on sait comme l’évolution des techniques de reproduction des images dans les livres a contribué à faire évoluer la nature du lien entre image et texte. Il ne s’agit plus de colorer ou d’enluminer mais bien d’illustrer. Nous ne sommes plus non plus dans le registre du livre de peintre, comme l’éditeur Pierre Didot l’aîné (1761-1853) le fera, convoquant les talents de peintres comme David ou Girodet.
Mais je n’ai pas l’intention de refaire ici l’histoire du livre de bibliophilie ni du livre d’artiste. D’autres sont plus éclairés et compétents sur le sujet.
Je pense simplement utile de rappeler que la place des images dans les livres est liée à des engagements éditoriaux aussi, en réponse à un lectorat particulièrement sensible au lien subtil entre mots et artistes. L’histoire de la bibliophilie, l’histoire de la lecture nous éclairent aussi sur la nature de cette appétence et sur ses évolutions.
Les amoureux de la poésie le savent. Combien de magnifiques ouvrages ont ainsi été édités. Songeons à Baudelaire, maintes et maintes fois illustré, par Edy Legrand, par Leonor Fini, par Matisse… jusqu’à Prévert, illustré par Jacqueline Duhême, par Folon ou accompagné pour son Cirque d’Izis de compositions originales de Marc Chagall.
L’illustration est là, saillante, faisant corps avec le texte. Elle peut en être le contrefort, l’épauler, en prévenir le renversement. Elle peut être économe, allégement. Rarement un artifice. Ils sont autant de points d’appui l’un pour l’autre. Elle le relie à une autre intention, dans un lien vertueux, entre force et prudence.
Les deux sont soudain unis par un lien de sens, nouveau, dans l’espace blanc de ces deux pages en vis-à-vis qui dialoguent tout en se montrant à nous. Les pages ouvertes sont portées à notre regard, sur nos genoux, sur un oreiller, dans nos mains offertes… à quelques centimètres de notre visage ou de nos visages quand nous lisons à deux.
De nombreux artistes ont eu une carrière de peintre et d’illustrateur. Pour les XIXe et XXe siècles, citons, parmi bien d’autres, Gustave Doré (1832 – 1883), Louis-Maurice Boutet de Monvel (1850-1913), Carl Larsson (1853-1919), Jean-Léon Geoffroy (1853-1924), Georges Antoine Rochegrosse (1859-1938), Edy Legrand (1892 – 1970)…
Certains sont plus connus pour leurs illustrations que pour leurs peintures, comme Doré ou Larsson.
Et force est de constater que le livre pour enfants a été fort longtemps méconnu, voire dédaigné par le public adulte, comme par les bibliophiles.
Et pourtant… Au fil de son histoire, il a été servi par de grands hommes de lettres, comme par de grands artistes, pour leurs propres enfants (ce fut le cas de Maurice Denis ou de Corneille, membre fondateur du groupe CoBra), ou pour participer à l’éveil du regard chez de l’enfant (Foujita, Edgard Tytgat…, parmi bien d’autres, et même Andy Warhol).
Je crois foncièrement à ce pouvoir du livre illustré de donner une première assise dans l’éveil artistique, comme je le confiais déjà à Étienne Delessert, cet agitateur terriblement exigeant et si intuitivement séditieux (il ne m’en voudra pas), dans un entretien pour Ricochet, il y a déjà quelques années…
Comme je l’avais fait alors, je citerai de nouveau Elzbieta :
« L’album illustré est le conservatoire de l’imagerie narrative, de ses procédés et de ses styles. Là est un gisement fabuleux, accessible à tous où sont sauvegardés, sans exclusion ni rejets, bien vivants et à l’abri de l’oubli, nos manières d’organiser nos pensées, nos systèmes visuels, nos techniques picturales, autrement dit de vastes pans de notre culture. L’imagerie des livres d’enfants est un art populaire au plein sens du terme, c’est-à-dire une de ses pratiques qui fonctionnent pour tous sans qu’il soit besoin d’expliquer ».
Elzbieta
Histoire d’enfances. Éditions du Rouergue, 2003.
Tout est dit et j’aime cette idée d’un art populaire au plein sens du terme.
Nathalie Novi : Imaginons une fée. Elle se pencherait vers toi et te proposerait de réaliser l’exposition de tes rêves, quelle serait-elle ?
Emmanuelle Martinat-Dupré : Je pense à l’exposition rêvée avec Jean-Hugues Malineau, qui nous a quittés trop tôt et en qui, du surréalisme au livre pour enfants, j’avais trouvé un collectionneur poète érudit et qui ne craignait pas de transmettre… Nous rêvions d’une exposition consacrée à l’éditeur Tolmer.
La maison Tolmer a incontestablement contribué à l’évolution graphique du livre pour la jeunesse au 20e siècle. Dans l’entre-deux-guerres mondiales et pendant 60 années, cette maison d’édition où les savoir-faire d’imprimeur et de publicistes s’agrégeaient, a fait paraître de très beaux ouvrages, illustrés aux pochoirs ou riches de lithographies originales.
Tolmer, c’est la révélation d’André Hellé et son Drôles de bêtes, c’est Jack Roberts et sa Croisière blanche ou L’expédition Moko-Moka Kokola, en 1928, marquée par l’esthétique Art déco, ou Edy Legrand. L’atelier Tolmer, c’est là que Natacha Tchelpanova, Nathalie Parain, croise Féodor Rojankovsky, à la fin des années 1920…
Mais ça, c’est un rêve partagé avec Jean-Hugues…
Mon vœu à moi serait lié à un regret finalement. Au printemps 2010, le Musée de l’Orangerie avait proposé une exposition intitulée « Les enfants modèles, de Claude Renoir à Pierre Arditi », qui présentait plus de 100 tableaux, de 1875 à nos jours, représentant les enfants d’artistes célèbres.
Au printemps 2016, le musée Marmottan, à Paris, célébrait pour sa part, par une exposition promesse, conçue par Dominique Lobstein « L’enfance dans l’art », avec « 75 chefs-d’œuvre de la peinture française : Cézanne, Chardin, Corot, Manet, Matisse, Monet, Renoir, Picasso… »
Une promesse, oui. Et un régal.
Mais j’aurais aimé, je rêverais, d’une exposition où les artistes seraient peintres, illustrateurs, dessinateurs, cinéastes, photographes, musiciens… dans un esprit de correspondances. Une forme de cette Beauté idéale qu’envisageait par exemple Alfred de Vigny :
Où donc est la Beauté que rêve le poète ?
Aucun d’entre les Arts n’est son digne interprète,
Et souvent il voudrait, par son rêve égaré,
Confondre ce que Dieu pour l’homme a séparé.
Il voudrait ajouter les sens à la peinture.
À son gré si la Muse imitait la Nature
Les formes, la pensée et tous les bruits épars
Viendraient se rencontrer dans le prisme des Arts,
Centre où de l’univers les beautés réunies
Apporteraient au cœur toutes les harmonies…
Les aquarelles de Philippe Dumas ne peuvent-elles côtoyer celles de Carl Larsson ? Ou les œuvres de Pierre Bonnard qui, quand paraît les Petites scènes familières pour piano, chez l’éditeur Fromont, en 1893, qu’il illustre, déclare : « Je suis mille fois plus épaté par la frimousse de mon neveu que par tout ce que j’ai vu dans mes pérégrinations ».
La « Jeune fille au chat », d’Édouard Vuillard, en 1891, ne peut-elle rencontrer le « Misto » de Katy Couprie ? Le « Pierrot et le chat » de Steinlen une gouache d’Antonin Louchard ou un dessin de Charles Schulz, le créateur de Charlie Brown ?
Des œuvres de Georg Clausen ne peuvent-elles dialoguer avec celles de Lisbeth Zwerger ? Ou les tiennes, Nathalie ? Peut-on imaginer une toile de Magritte à côté d’un original de Michael Sowa, non loin d’une œuvre de Rébecca Dautremer ? Exposer un pastelliste du XVIIIe siècle et une œuvre de Jean Claverie ?
Et si nous pensons à Mary Cassatt, à Paul Gauguin, Emma Herland, Gustav Klimt ou Maurice Denis…, nous n’aurions pas d’égards pour toutes celles et ceux qui sont de formidables serviteurs du livre pour enfants ?! Je nommerais volontiers toutes celles et ceux qui font la richesse et la diversité de la collection du musée, en souhaitant qu’elle s’enrichisse toujours de nouvelles pépites.

Faisons dialoguer les arts. Faisons se rencontrer, pour le plaisir du public, Eduardo Recife et Jean-François Martin.

Bernard Fleetwood Walker et Pierre Mornet

Magi Puig et Komako Sakai


Augustin Rouart et Ernst Kleidorf
Mary Cassatt et Georges Lemoine ou Loretta Lux
Dans cette exposition, on trouverait les sculptures de Jurga Martin
ou les céramiques de Nathalie Choux.
Il y faudrait le cinéma également, avec un extrait des 400 coups, de François Truffaut, ce film inouï. Peut-être la scène incroyable du rotor.
Ou bien celle du Guignol avec les expressions des enfants, sidérés mais fascinés.
Ou bien un extrait de La femme d’à côté, de Truffaut toujours, quand le personnage de Mathilde, interprété par Fanny Ardant, qui est auteure, dessinatrice, et qui voit son premier album publié, répond à une amie qui lui demande une dédicace : « Tu te rends compte de ce que tu dis, trop beau pour les enfants !! » ou qui se fâche quand son éditeur lui propose de remplacer une tache de sang rouge, sur une page du livre, en tache blanche, en lui expliquant qu’il ne s’agit pas d’une trahison…
Il y faudrait encore de la musique bien sûr.
J’ai découvert récemment le Rock and Paintings, sur Viméo, qui met en lien une peinture et un morceau de musique rock (Banksy et Les Têtes raides par exemple).
Je crois qu’il existe des correspondances entre les arts, c’est vrai. Écouter Lemonade, des Coco Rosie en regardant une œuvre de Kitty Crowther me paraît tout à fait intéressant et pertinent.
Mais devant Modigliani, ce serait peut-être No woman no cry interprété par Sheku Kanneh-Mason au violoncelle :
ou Gershwin par Nigel Kennedy…
Peut-être que pour Gérard DuBois, je choisirais le violoncelle de Janos Starker…
La musique d’Ahmad Jamal. Quelques chansons de Michel Legrand.
Et toujours, pour toujours, Errol Garner, Fats Waller, Count Basie, Bennie Goodman… Ou Brad Mehldau.
Nathalie Novi : Supposons encore que l’on t’invite à marier mots et dessins dans un album, quels sont les artistes (même disparu·e·s) que tu choisirais d’unir ? Sur quelle musique ?
Emmanuelle Martinat-Dupré : Oh oh… J’ai déjà été trop bavarde. Alors je dirais : le catalogue de l’exposition (rires) !
Ou bien certains poèmes d’Emile Verhaeren illustrés par Félix Vallotton, avec le violon de Nigel Kennedy.

Ou encore des textes de chansons de Jacques Higelin comme sa magnifique Ballade pour Izia
[…] d’où viens-tu ?
Oh, ma tendre merveille
Mon amour absolu
Bercée par le flot des sortilèges
Et des rêves étoilés
Sous le grand manège enchanté
Illustrés par plusieurs artistes, avec une couverture d’un maître de la couleur, Lorenzo Matotti…
Et pourquoi pas Paroles, de Prévert, par plusieurs illustratrices·teurs, parmi ceux cités plus haut, avec la voix de Camille.
Emmanuelle Martinat-Dupré : Tu as si délicatement enthousiasmé les unes et les uns avec ton projet de ronde artistique post-confinement, que les néophytes heureux t’envoient au musée de l’illustration jeunesse, ici, à Moulins, tout plein de belles enveloppes qui contiennent leurs petits trésors à faire courir sur la grande fresque.
Parmi les envois, figurent parfois des lettres, qui te sont adressées, pour dire leur reconnaissance, pour tes œuvres qui accompagnent, pour ton engagement en faveur des enfants de Syrie, pour ton art qui constitue une « école du regard ».
Alors ma première question est la suivante : quelle école du regard idéale souhaiterais-tu ? Comment l’imagines-tu ? Dans quel lieu ? Avec quels outils ? Quels enseignements ? Quels ravissements ? Quelles récréations ?
Nathalie Novi : Dearest Emmanuelle, Bergère d’un instant de la Mare aux Mots, tu me poses là une succession de drôles de questions !
Tu évoques « une école du regard idéale », ces trois mots m’interpellent. Séparément cependant.
Je ne suis pas certaine que mon travail de peintre impose quelque forme de leçon, pas certaine non plus de me sentir le droit ou l’envie d’enseigner un « regard idéal » alors que tout cela m’échappe au fond.
L’école est le lieu où l’on est censé apprendre.
J’aimerais qu’à cet endroit, le plaisir d’apprendre soit davantage présent, seule condition, me semble-t-il, pour se souvenir de l’objet de la leçon et d’en faire une fête.
Un peu comme Mr Jourdain, chaque jour, j’apprends de nouvelles choses sans même m’en rendre compte, en lisant, en observant, en écoutant, en rêvant, éveillé ou non.
Le regard est essentiel pour contempler, réfléchir, se perdre, penser, communiquer, ressentir…
Il est unique et universel à la fois, un paradoxe comme on en croise souvent dans notre existence.
Nous vivons dans un monde d’images, mais tout va si vite que presque personne ne s’arrête réellement pour les regarder.
J’adore les photographies anciennes, les portraits de famille (!), clichés abandonnés, chinés dans des brocantes, qui figent l’instant si vite oublié, petit rectangle dentelé qui appelle les souvenirs, comme un ressort de la mémoire enfouie.

Albin Michel 2017. Peinture acrylique sur carton recyclé.
Au commencement, il y a le regard du photographe qui observe ceux qui prennent la pose, fixant eux-mêmes l’objectif, postures révélatrices, regards intérieurs ou croisés, expressifs ou non…
Ces regards révèlent une histoire sans fin qui se tisse au fil du temps, au grès de notre imagination, une mise en abyme ludique. C’est passionnant !
Comme un archéologue, j’aime découvrir des secrets.
Que ce soit à travers de vieilles photographies ou dans un roman, une poésie, le processus est le même.
Je scrute, devine, invente, plonge dans une histoire qui n’est pas mienne mais le devient un peu,
et je peins.
Cela est mon regard, qui sera par la suite dévoilé au regard d’autrui, interprété, ressenti ou simplement ignoré.
Idéal.
Je l’entends, fredonné par Étienne Daho, mon chanteur chéri.
Je pense à Dorian Gray, à Mr Darcy, aux vibrations colorées de Rothko, à l’équilibre si sensible des fresques de Piero della Francesca, aux terrasses ensoleillées de notre future maison qui contient tant de rêves… À l’enfance que je n’ai pas vraiment vécue, à ce « presqu’idéal » qui me rassure davantage puisque l’idéal n’existe pas vraiment, non ?
Le regard idéal évoqué fait un peu écho de cette admirable phrase dite par Delphine Seyrig dans
Baisers volés de François Truffaut. Antoine Doinel avoue à Mme Tabard qu’il la trouve « exceptionnelle », elle lui répond (plus ou moins) :
« Oui, je suis exceptionnelle, nous sommes tous exceptionnels… ».
J’aime raconter ce passage aux enfants lors de rencontres scolaires, il donne le sentiment que chacun pourrait choisir et trouver sa place en ce Monde, quelles que soient nos différences.

Pas de regard idéal donc, une multitude de regards idéaux.
Pas vraiment d’école du regard idéale par conséquent ?
Je ne sais pas, je ne saurais la définir. Si école il y a, j’aime l’idée qu’elle progresse, surprenne, bouleverse, nous fasse voyager, réfléchir, qu’elle étonne et ne cesse de grandir en nous.
Mais des ravissements et des récréations, ça oui alors !
Emmanuelle Martinat-Dupré : Pour ma deuxième question, je voudrais revenir sur le lieu muséal. Ton projet de ronde artistique va être présenté au musée de l’illustration jeunesse pour la première fois. Une occasion pour moi de te questionner sur ton musée imaginaire, selon l’expression de Malraux qu’il convient de préciser tant elle a été reprise et galvaudée. Malraux, discutant avec Picassso, lui expose que son Musée imaginaire est nécessairement un lieu mental et Picasso comprend bien qu’il n’est pas question du musée des préférences de chacun, mais d’un musée dont les œuvres semblent nous choisir, plus que nous ne les choisissons. Alors j’aimerais te demander quelles sont les œuvres qui t’ont choisie (bien sûr, nulle demande d’exhaustivité) ?
Nathalie Novi : Quelle vaste proposition ! Mon travail de peintre littéraire n’est composé que d’œuvres qui m’ont choisie, qui m’habitent, m’inspirent, celles que je connais et toutes celles que je ne connais pas encore. C’est une quête.

J’aime me perdre dans les couleurs béates de Fra Angelico comme dans celles de Rothko, jouer à cache-cache dans une peinture de Vuillard, planter mon regard dans les personnages immobiles de Balthus ou Hammershoi, j’adore l’intégrité de Vélasquez qui peint d’un seul geste sur la toile, délaissant avec une belle désinvolture un repentir ici et là…
Je suis Lizzie Bennet, Marianne Dashwood ou Anne Elliot dès que je plonge dans les romans de my belong Jane Austen. Je deviens l’amie des « amies prodigieuses » de l’étonnante Elena Ferrante, dans la périphérie poussiéreuse de Naples. Je poursuis avec malice le Lapin Blanc d’Alice himself…
Et puis je danse, contredanse, m’agite joyeusement sur la musique des films Bollywood, imite le pas élastique de Mr Hulot, chante à tue-tête les chansons de Michel Legrand dans les films de Jacquot Demy de Nantes…
Les airs de Purcell, Haendel ou Vivaldi soufflent dans mon atelier-cage, tout comme le vent sur la colline et le chant des oiseaux…
Toutes ces œuvres m’ont choisie, happée, elles me nourrissent. Je crois qu’on peut les retrouver, planquées dans mes dessins si on observe bien.
Emmanuelle Martinat-Dupré : Enfin, chère Nathalie de nos vies, chère fée, s’il t’était permis, en frottant bien fort une fort jolie théière tout droit sortie d’un malicieux monde des possibles, de savoir trois vœux immédiatement exaucés, quels seraient-ils ?
Nathalie Novi : Trois vœux.
Je cherche souvent dans l’encre du ciel un morceau d’étoile qui se détacherait de sa branche, filerait comme l’éclair et m’autoriserait à faire un vœu. Quand j’étais petite cependant, on me recommandait de ne surtout pas le révéler, il risquerait de s’évaporer…

Mais je suis joueuse, cara Emmanuelle, je ne dévoilerai donc pas ceux que je souhaite pour l’avenir, et qui concernent essentiellement ma famille. Mais, puisque tu me proposes un Monde des possibles, j’en profite et tente ma chance, même si je les sais irréalisables…
Mon premier vœu :
J’aimerais que Mary, my lovely sister, soit toujours là, bien vivante et gaie comme elle savait l’être, confidente et essentielle. J’ai tant de choses à lui dire, à lui montrer. Le monde est si triste sans elle. Son souffle me manque.
Second vœu :
Parce que je suis naïve et le revendique,
je voudrais que l’être humain soit plus doux avec lui-même donc avec les autres, plus altruistes, moins con quoi !, qu’il cesse de se battre pour obtenir pouvoir et territoires.
Je voudrais que les enfants de nos guerres connaissent enfin la paix.
J’aimerais que nous laissions la Nature reprendre son souffle et que nous calmions un peu notre rythme effréné.
Oui, je suis candide et je l’assume.
Troisième vœu :
Celui-ci va vous étonner, mais je le mets au conditionnel passé, so…

J’aurais aimé être un « grand peintre ».
Oui, c’est prétentieux et orgueilleux, d’autant plus que je suis consciente que c’est un peu tard désormais…
C’était un souhait non pas pour devenir riche et célèbre, de cela, je me contre-fiche,
mais par amour de l’histoire de l’Art, des peintres que l’on découvre dans les Musées ou dans de magnifiques ouvrages. Pour toute la beauté et l’émotion qu’ils nous offrent.
Depuis que je suis minuscule, ils me fascinent, je crois même qu’ils me parlent, ce sont mes fidèles compagnons.
Et puis, cela aurait fait plaisir à mes parents, mais voici longtemps qu’ils ne sont plus là pour le voir, alors…
Ce n’est pas de la fausse modestie, je crois que le temps n’est pas à la peinture (et je ne parle pas ici du Marché de l’Art !), il n’est pas trop à la Culture d’ailleurs…
Heureusement, il y a des éditeurs géniaux pour imprimer nos dessins et peintures, et puis, quelques Musées, le merveilleux MIJ, bien sûr, Emmanuelle, et ceux dont les conservateurs courageux pensent que notre travail trouve aisément sa place dans ces lieux magiques. Enfin, il y a les collectionneurs, les amateurs, ceux qui nous encouragent et ne nous oublient pas.
Quoiqu’il en soit, je peins et j’ai la chance de ne faire que cela.
*
Merci so much, Emmanuelle et Gabriel.
Na ! Novi
Peintre littéraire
Bibliographie sélective de Nathalie Novi :
- C’est ainsi que nous habitons le monde, illustration d’un texte d’Alain Serre, Rue du monde (2018).
- Mrs Dalloway, illustration d’un texte de Virginia Woolf, Tibert (2018).
- Une cuisine tout en chocolat, illustration d’un texte d’Alain Serre, Rue du monde (2017).
- Le Musée imaginaire de Jane Austen, illustration d’un texte de Fabrice Colin, Albin Michel Jeunesse (2017).
- Les mille et un voyages de Claudio Monteverdi, illustration d’un texte de Carl Norac, Littlevillage (2017).
- Merveille des merveilles, illustration d’un texte de Jennifer Dalrymple, Didier Jeunesse (2016).
- Bonnes nouvelles du Monde, illustration d’un texte d’Alain Serres, Rue du Monde (2016).
- Et si on redessinait le Monde, illustration d’un texte de Daniel Picouly, Rue du Monde (2014).
- Trois sœurs, illustration d’un texte de Jo Hoestlandt, Gallimard Jeunesse (2013).
- Comptines & berceuses tsiganes, illustrations, Didier Jeunesse (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Mahboul le sage, illustration d’un texte d’Halima Hamdane, Didier Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Noël des ramasseurs de neige, illustration d’un texte de Jacques Prévert, Rue du Monde (2012).
- Yeghvala, la belle sorcière, illustration d’un texte de Catherine Gendrin, Didier Jeunesse (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Mamouchka et le coussin aux nuages, illustration d’un texte de Michel Piquemal, Gallimard Jeunesse (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Chansons du monde, 22 chansons du Brésil au Vietnam, collectif, Didier Jeunesse (2012) que nous avons chroniqué ici.
- L’histoire du soldat, illustration d’un texte de Charles-Ferdinand Ramuz, Didier Jeunesse (2011).
- La neige vive, illustration d’un texte de Michel Piquemal, Didier Jeunesse (2010).
- La Flûte enchantée racontée aux enfants, illustration d’un texte de Jean-Pierre Kerloc’h, Didier Jeunesse (2010).
- Pinocchio, illustration d’un texte de Carlo Collodi, Rue du Monde (2009).
- La petite sirène, illustration d’un texte d’Hans Christian Andersen, Didier Jeunesse (2008), que nous avons chroniqué ici.
- La petite fille et l’oiseau, texte et illustrations, Didier Jeunesse (2008).
Retrouvez Nathalie Novi sur son site : http://www.nathalienovi.com.

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !