Avec chacun de ses albums, Alice de Nussy fait mouche. Après avoir lu le dernier, Mon livre de la jungle, j’ai donc eu envie de lui poser quelques questions sur son travail d’autrice, auxquelles elle a accepté de répondre très gentiment. Ensuite, je vous invite à vous glisser dans l’atelier d’Anne Crahay qui a accepté de nous en ouvrir les portes pour nous expliquer comment elle crée.
L’interview du mercredi : Alice de Nussy
Pouvez-vous nous parler de votre dernier album Le livre de ma jungle ? D’où est venue l’idée ? Expérience personnelle et familiale ?
Avant d’être auteure, je suis d’abord graphiste et directrice artistique. Les mots me viennent souvent grâce aux images, à l’envie de travailler avec une illustratrice ou un illustrateur. Je connais Estelle Billon-Spagnol depuis longtemps. Nous avons déjà collaboré sur plusieurs livres, elle en tant qu’auteure et moi en tant que DA. En dehors des illustrations qu’elle réalise pour les livres (qui sont en général à la plume et à l’aquarelle), elle se détend en remplissant des pages au feutre de manière un peu automatique (comme l’écriture automatique, mais en dessin ; elle appelle ça joliment « la méditation par les feutres »). Elle publie parfois le résultat sur son compte Instagram : c’est comme ça que j’ai découvert son travail au feutre. J’ai eu un coup de cœur pour ces illustrations foisonnantes et leurs couleurs explosives. Je me suis dit qu’il fallait absolument en faire un livre. L’idée de la jungle est venue en discutant avec Estelle. Ça faisait écho à ses illustrations et aussi à ma propre expérience : disons que le rangement et moi, nous ne nous fréquentons pas assidûment…
Comment s’est passée la collaboration avec Estelle Billon-Spagnol ?
Nous avons d’abord réfléchi ensemble aux lieux que nous avions envie de voir illustrés dans le livre. Ça a donc débuté par une liste. Puis, en discutant avec notre éditrice, Valéria Vanguelov, nous avons eu l’idée de raconter la journée d’un enfant à travers ces lieux. Nous avons ensuite construit une sorte de squelette pour chaque illustration. Estelle dessinait un crayonné avec quelques éléments (par exemple, pour la chambre : le lit, la table de chevet, les étagères…), puis nous échangions nos idées pour transformer ce lieu bien réel en jungle (toujours pour la chambre : une couette bleue qui se transforme en rivière ou des étagères qui deviennent des créatures vivantes…). Nous avions alors un canevas pour chaque illustration (tout cela paraît très sérieux, mais ça s’est passé beaucoup moins formellement que ça en a l’air, autour de discussions où on a bien ri). Enfin, Estelle a utilisé tout son talent pour remplir ces pages de spontanément, comme elle le fait dans sa « méditation par les feutres ». C’est là qu’elle a ajouté des tonnes et des tonnes et des tonnes de détails (Estelle est super forte en détails).
Parlez-nous de votre parcours.
Je suis graphiste et directrice artistique freelance, principalement dans l’édition jeunesse. J’ai débuté aux éditions Autrement il y a bientôt 18 ans — ouh là là, comme le temps passe… Je travaillais alors avec Kamy Pakdel (qui est chez Actes Sud Junior à présent). C’est notamment lui qui m’a formée. J’ai eu beaucoup de chance de travailler chez Autrement à cette époque ; c’était une maison très créative, qui a publié beaucoup d’auteurs jeunesse qui ont compté. C’est aussi là que j’ai compris que le livre est un objet qui peut prendre beaucoup de formes différentes, mais qui doit être en adéquation avec le projet des auteurs. Ça m’a marquée, y compris dans mon travail d’auteure. Mon texte n’existe pas en dehors de l’objet livre et de la manière dont je m’y projette. J’ai quitté Autrement en 2012 et je collabore aujourd’hui avec plusieurs maisons d’édition. C’est en 2011 que j’ai rencontré Valéria Vanguelov (qui deviendra mon éditrice chez Grasset-Jeunesse) et je m’occupe depuis de la direction artistique de cette maison.
Parlez-nous de votre processus d’écriture. Comment naissent vos histoires ?
En fait, je ne sais pas vraiment raconter d’histoires… Ce qui me vient d’abord, avant même le texte, ce sont des idées de livres. Pour mon premier ouvrage, Ma sœur est une brute épaisse, j’ai d’abord eu l’idée du titre (« Oh, mais ça ferait un super titre d’album jeunesse ! ») et le texte en a découlé — avec déjà en tête l’envie de travailler avec Sandrine Bonini. Pour le deuxième, La malédiction des flamants roses, est né d’une discussion avec Janik Coat, que je connais depuis que j’ai débuté. Elle avait peint un flamant rose qui m’avait beaucoup plu. Et puis on s’était rendu compte que les flamants étaient à la mode, qu’il y en avait partout, qu’on était envahis comme une malédiction… Là encore, j’ai d’abord trouvé le titre. J’ai ensuite écrit un premier jet, mais le texte définitif s’est construit au fur et à mesure des échanges avec Janik et de l’avancée de ses illustrations. Mon processus d’écriture est avant tout collaboratif : c’est souvent un aller-retour avec l’illustratrice et aussi avec mon éditrice. Dans mon dernier livre, le texte est assez court et le processus de création est surtout passé par l’image. Et cette fois, c’est l’éditrice qui a trouvé le titre définitif (je suis un peu jalouse : j’aurais bien aimé avoir cette belle idée…)
Lors de vos diverses collaborations avec des illustratrices, intervenez-vous sur leur travail ?
Mon processus d’écriture induit une certaine intervention. C’est un peu comme une écriture à quatre mains. En plus, je m’occupe aussi du graphisme et de la direction artistique de mes livres, alors au bout d’un moment, tout se mélange un peu… Mais je ressens ça plus comme une collaboration que comme une intervention.
Y a-t-il des illustrateurs ou illustratrices qui vous touchent ou vous inspirent particulièrement, et avec qui vous aimeriez travailler ?
Il y a tellement de gens dont le travail me touche. Et j’ai déjà la chance de travailler avec un certain nombre d’entre eux en tant que graphiste. Si vous avez quelques heures devant vous, je peux vous faire une liste et vous expliquer pourquoi !
Vous êtes également directrice artistique et graphiste, on imagine que cela peut avoir une influence sur votre travail d’autrice. Est-ce le cas ?
Ça a une ÉNOOOOOOOOORME influence sur mon travail d’auteure. Je suis graphiste et mon travail est avant tout visuel. Je crois que ça se ressent dans mon écriture. Je n’arrive pas à écrire un texte — en tout cas pour l’instant — sans avoir des images dans la tête, même si elles n’ont rien à voir avec les illustrations définitives, sans penser au livre en tant qu’objet… Mes textes n’existent et ne prennent réellement leur sens qu’avec les illustrations, et je trouve ça très bien comme ça. J’ai du mal à imaginer écrire un texte sans savoir déjà avec qui je vais travailler et sans m’occuper du graphisme. Pour moi, c’est un tout.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ? Ont-ils encore une place importante dans votre vie d’adulte et d’autrice ?
J’ai beaucoup lu dans mon enfance. Évidemment, vu mon prénom, je me suis identifiée très vite à Alice au pays des merveilles et cela m’a sans doute influencée. Il y a aussi les contes de Gripari (« Sorcière, sorcière, prends garde à ton… ») que j’écoutais en cassette, Sacré Père Noël de Raymond Briggs, Les belles lisses poires du prince de Motordu de Pef, les Alfred Hitchcock de la Bibliothèque verte — comment tous les citer ? il y en a trop ! Plus tard, vers 11-12 ans, j’ai dévoré tous les Agatha Christie et les Simenon. J’ai aussi beaucoup lu de BD, notamment les livres d’Enki Bilal, qui m’ont aussi marquée adolescente. Aujourd’hui encore, je continue à lire beaucoup d’albums jeunesse. C’est bien sûr dû à mon travail, mais aussi parce que j’adore ça !
Des projets en cours ? Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Nous sommes en train de travailler sur un nouveau livre avec Estelle, une sorte de spin-off du Livre de ma jungle. Je ne peux pas en dire plus, parce que même moi, je ne sais pas encore trop à quoi ça va ressembler pour l’instant …
Bibliographie :
- Le livre de ma jungle, illustré par Estelle Billon-Spagnol, Grasset-Jeunesse (2022), que nous avons chroniqué ici.
- La malédiction des flamants roses, illustré par Janik Coat, Grasset-Jeunesse (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Carrécédaire, l’ABC tout au carré, avec Christian Demilly, Seuil Jeunesse (2020)
- Ma sœur est une brute épaisse, illustré par Sandrine Bonini, Grasset-Jeunesse (2018), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez Alice de Nussy sur son compte Instagram.
Quand je crée… Anne Crahay
Le processus de création est quelque chose d’étrange pour les gens qui ne sont pas créateur·trice·s eux-mêmes. Comment viennent les idées ? Et est-ce que les auteur·trice·s peuvent écrire dans le métro ? Les illustrateur·trice·s, dessiner dans leur salon devant la télé ? Peut-on créer avec des enfants qui courent à côté ? Faut-il de la musique ou du silence complet ? Régulièrement, nous demandons à des auteur·trice·s et/ou illustrateur·trice·s que nous aimons de nous parler de comment et où ils·elles créent. Cette semaine, c’est Anne Crahay qui nous parle de ce moment où elle crée.
Tout commence souvent dans le train, il y a dans l’ennui du wagon des mots qui traînent, des idées furtives attrapées en vol et jetées dans le petit carnet. C’est désordonné comme une chasse aux papillons, l’écriture est affreuse et les pages ont la banalité d’une liste de courses. Si un étranger y jette un œil, j’ai honte.
Mais parfois, au détour d’une rature, il y a un livre à naître. Il faut le voir, ce petit rien du tout entre les mots. Il est parfois dans les silences et les creux du texte. Il faut l’écrire, suivre le flot des mots, écrire encore, éclaircir, lire à haute voix, lire fort et tout bas, jusqu’à ce que l’histoire existe.
Je la laisse se reposer un peu et si elle résiste aux relectures familiales, je l’envoie à mon éditrice. C’est un regard extérieur précieux, celui qui pose les bonnes questions, affine, précise le propos. Si le texte passe cette dernière étape, il faut déterminer la deadline, cela m’aide à m’engager dans le projet.
Quand le temps des images arrive, j’entreprends le grand rituel : ranger l’atelier.
Dans le bruit de l’aspirateur, réfléchir si papier découpé ou peinture à l’œuf, teintes vives ou sourdes, taches ou traits.
Faire disparaître la poussière de l’histoire d’avant, trier les papiers par couleur, changer les lames des scalpels, tailler les crayons et faire table blanche.
Dormir sur cet atelier tout neuf et le matin suivant, après trente minutes de trampoline, trois gouttes de lavande vraie et une bougie, se mettre à l’ouvrage.
S’asseoir. Se raviser. Monter, mettre l’eau à bouillir pour un thé et répondre à ce dernier mail urgentissime. Trouver le bon portemine (le 0,7) et se mettre à l’ouvrage.
S’asseoir. Se raviser encore. Donner du grain aux poules. S’en suit, vous l’aurez compris, la danse de l’évitement, sentir monter la frustration dégoulinante de culpabilité : il est 13h ! Je n’ai rien foutu.
Alors, quitter la maison et aller au magasin (je sais c’est moche !). Traîner au rayon papier, peut-être y- a- t-il de nouveaux Kozo qui sont rentrés, une teinte de gouache acrylique qui me ferait du bien au cœur.
Rentrer le portefeuille léger avec une grande envie de Travail. L’élan est là. Se mettre à l’ouvrage enfin !
Observer qui s’invite au bout du portemine, s’amuser d’une tronche, mettre les corps en mouvement, dessiner quelques plantes, des éléments de décors et… BIP ! Un texto : « Tè ou ? Suis a la gar depui 15min ». Ce sera pour demain…
Si je ne donne pas cours, si je ne suis pas sur un salon ou en atelier avec des enfants, demain arrive et je reprends l’ouvrage. Certains projets se passent parfois de chemin de fer, je crée alors les images définitives sans crayonné. La composition m’est plus familière avec les papiers découpés. Je les place. Je les déplace. Le jeu des ciseaux et des petites masses colorées permet des surprises qui n’existent pas quand je dessine. C’est léger et fluide pour moi. Les images de l’album s’enchaînent, je recommence beaucoup et de temps en temps, j’envoie mon avancement à l’éditrice. On échange, on s’ajuste et je reprends. À cette étape du travail, mon cerveau est tout à fait capable de travailler aux images tout en écoutant une histoire. Une série-fleuve, de préférence noire et ultra violente. J’aime bien quand ça se passe au Moyen-Orient ou en Islande. Ça fait « Bim ! Argh ! », et moi, tout en ciselant mes papiers délicats, j’ai l’impression que je vis plus fort.
- Les trois petits cochons, texte de Cécile Alix, L’élan vert (2022).
- Je suis un arbre, texte de Sylvaine Jaoui, Albin michel jeunesse (2021).
- Pourquoi tu pleux ?, Didier jeunesse (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Let’s gommettes ! de A à Z , L’élan vert (2020).
- De A à Z, L’élan vert (2020).
- C’est toi la grande, maintenant ! , illustré par Amandine Laprun (2019).
- Le sourire de Suzie, CotCotCot éditions (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Let’s gommettes ! , L’élan vert (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Le petit chaperon rouge, texte de Cécile Alix, L’élan vert (2015).
- Bim Bam Boum ! , illustré par John Pan, L’élan vert (2014), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez Anne Crahay sur son compte Instagram.
Fille des années 80, amoureuse des livres depuis toujours. La légende raconte que ses parents chérirent le jour où elle sut lire, arrêtant ainsi de les réveiller à l’aube. Sa passion des livres, et plus particulièrement des livres jeunesse, est dévorante, et son envie de partage, débordante. Elle est sensible aux mots comme aux images, et adore barboter dans les librairies et les bibliothèques. Elle aime : les albums au petit goût vintage et les romans saisissants, les talentueux Rebecca Dautremer et Quentin Gréban, les jeunes pousses Fleur Oury et Florian Pigé, l’humour d’Edouard Manceau et de Mathieu Maudet, les mots de Malika Ferdjoukh et de Marie Desplechin.