Aujourd’hui, c’est l’éditrice d’une très belle maison d’édition que nous recevons, Dorota Hartwich, créatrice des éditions Format. Avec elle, on revient sur son parcours et elle nous parle de son métier et de sa maison d’édition. Ensuite, pour la rubrique Ce livre-là, c’est Sarah Ghelam, chercheuse spécialisée en littérature jeunesse, qui nous parle d’un livre qu’elle aime particulièrement.
L’interview du mercredi : Dorota Hartwich
Pouvez-vous raconter votre parcours ?
J’ai fait mes études en lettres françaises et en philosophie à l’Université de Wroclaw, en Pologne, ensuite une année d’études en philosophie à l’université Charles-de-Gaulle de Lille, des cours et des ateliers en traduction à l’Université de Rennes. Mais avant de commencer mes études et après avoir passé le bac, je suis partie pour Paris en tant que jeune fille au pair. Cette année parisienne, où j’ai connu beaucoup d’étudiants français et d’autres nationalités, fut sans doute une étape clé dans ma formation. Diplômée, j’ai commencé mes différentes activités professionnelles : j’ai travaillé dans le journalisme, dans la presse quotidienne et indépendamment en tant que critique d’art, correspondante en cinéma, commissaire d’exposition, rechercheuse en art visuel, traductrice et porte-parole. Ces années de recherche en différentes professions m’ont permis de développer mes passions et de retrouver ma propre voie qui devait se placer — ceci est devenu évident — quelque part dans un espace entre l’art des mots et l’art de l’image.
Vous avez donc créé, en 2006, les éditions Format : pourquoi avoir créé cette maison d’édition ?
À l’époque dont je vous parle j’ai découvert notamment l’art de l’illustration et pris conscience que ce domaine — comme celui de la photographie — reste parmi les domaines d’art sous-estimés. Ma décision fut alors simple et facile : je vais promouvoir les artistes en illustration en publiant leurs travaux. Voilà comment nous avons fondé une petite maison d’édition, à deux, qui a eu pour objectif de lier l’image et la pensée exprimée en paroles. Nous avions pensé, dès le début de notre activité, aux jeunes lecteurs ; nous avions envie de créer une maison d’édition qui permette aux enfants et à la jeunesse de développer leur potentiel de création lequel, sans livre, peut rester endormi pour toujours. Ensuite nous avons évolué et nous développons toujours la section du livre, ou plutôt de l’album, intergénérationnel, pour tout public.
D’où est venu le nom ?
« Format » est une catégorie très large ; elle fait référence à la notion de la forme, plus généralement. Le nom de notre maison reflète alors une réflexion qui m’accompagna depuis mes premiers pas en édition : sur la forme du livre, sur le « comment » qui doit toujours aller avec « quoi », les deux étant inséparables. Et quand je me pose la question de « comment », je me sens tout de suite tentée par la possibilité d’expérimenter. Expérimenter c’est être libre. Voilà pourquoi notre catalogue est riche en livres dont la forme visuelle, le format, le design, le graphisme, le dessin, le texte vont souvent à contre-courant des standards éditoriaux.
Qu’est-ce qui vous a incitée à publier vos livres également en France et en français ?
J’ai toujours admiré la richesse de la production française, mais d’autre part je voyais la richesse de la création des artistes d’Europe de l’Est et d’autres pays dont le travail est publié en Pologne mais qui, pourtant, n’étaient pas présents en France. La conclusion s’imposa : il fallait partager mon énergie entre l’activité en Pologne et en France. Il est aussi vrai que les éditeurs français n’achètent pas beaucoup de licences et de droits en Pologne, j’ai donc décidé de prendre les choses en main et de faire distribuer et diffuser nos livres en France et dans la zone francophone. Voilà comment nous avons noué notre relation et commencé notre coopération avec Belles Lettres Diffusion Distribution dont l’équipe a toute de suite exprimé l’intérêt pour la qualité de nos productions et la volonté de travailler ensemble.
De plus en plus, vous vous ouvrez au reste de l’Europe en publiant des ouvrages portugais ou norvégiens notamment, est-ce que vous pouvez nous en parler ?
Le public peut trouver dans notre catalogue les livres de jeunes auteurs contemporains, parfois débutants, aux côtés de livres d’artistes très connus, à la renommée internationale. En Pologne nous sommes éditeurs exclusifs des grands classiques comme Tomi Ungerer, Dick Bruna, Simms Taback, en France nous sommes spécialisés dans la publication des plus grand·es auteur·es, illustratrices et illustrateurs polonais, souvent lauréat·es de prix internationaux les plus prestigieux et qui n’ont pas été publié·es avant – ou très rarement — en France. La clé n’est alors pas la nationalité des auteur·es et artistes mais l’idée de faire circuler l’art de l’album à travers les frontières. J’avoue que je me sens particulièrement privilégiée en tant qu’éditrice de la lauréate du prix Nobel Olga Tokarczuk, fameuse pour ses romans adultes, mais qui s’est laissée inviter par nous à créer aussi dans le domaine de l’album illustré. Les illustrations de Une âme égarée (Format, 2017) sont de Joanna Concejo, l’une d’artistes les plus talentueuses que j’ai eu la chance de rencontrer de toute ma vie. Ce duo exceptionnel travaille déjà sur un deuxième album illustré, tout public, que nous allons publier en automne.
Est-ce que vous publiez les mêmes livres dans les deux pays ou certains ne sont pas adaptables en France ? Comment se font vos choix ? Est-ce que ce sont les mêmes livres qui se vendent en France et en Pologne ?
Nous avons deux catalogues séparés. Une partie des livres sort au même moment en France et en Pologne mais en général le calendrier des publications ainsi que la sélection sont différents pour chaque pays. J’avoue (et il me semble que la plupart des éditeurs seraient d’accord avec moi) qu’il n’y a pas de réponse universelle à la question sur le goût du public et ses attentes. La réponse possible du public aux choix des éditeurs est donc souvent pour nous un point d’interrogation, on est toujours préparés à une surprise. Les attentes et les goûts changent et dépendent d’énormément de facteurs. Nous n’avons donc pas, en tant qu’éditeurs, des stratégies figées et intouchables pour chaque pays ; nous observons néanmoins, avec des années d’expérience, quelques tendances générales : la demande en Pologne, surtout en jeunesse, est marquée plus par le pragmatique : les parents cherchent plus la non-fiction, les documentaires et les livres d’éducation pour ses enfants. Si donc nous voulons répondre à cette demande et quand nous publions la non-fiction, nous le faisons toujours avec une exigence très aiguë de qualité, aux deux niveaux : du contenu et de la forme visuelle et graphique. Parmi les exemples de livres en non-fiction que nous avons publiés en français, il y a une série sur la musique (Ça va jouer, Famille Allegro, À toi de goûter) et notre best-seller Atlas des lieux littéraires. En ce qui concerne le public français — et ce que nous apprécions particulièrement — c’est qu’il est plus ouvert aux albums tout public, parfois plus exigeants, avec une narration souvent chuchotée, presque silencieuse mais très profonde comme par exemple celle de notre nouveauté Et soudain du duo danois Rebecca Bach Lauritsen et Anna Margrethe Kjærgaard ou les albums de Joanna Concejo et Iwona Chmielewska.
D’une manière plus générale, comment choisissez-vous les projets que vous éditez ?
Souvent ce sont des coups de cœur, les projets de livres présentés par les auteur·es mêmes ou trouvés chez les éditeurs des différents pays, aux salons du livre internationaux. J’avoue que je me fais souvent emporter par ma première réaction, par un « click » de l’esprit, par les émotions. Les choix sont alors souvent subjectifs. Il arrive aussi qu’une idée d’un livre précis viennent de nous ; nous invitons alors les auteur·es à créer un texte et des images. Ce qui compte c’est que les deux — le texte et l’image — aillent parallèlement. L’idée qui m’accompagne et à laquelle je reste fidèle c’est qu’une image ne peut pas servir uniquement comme une simple illustration du texte et que son rôle dépasse le rôle d’accompagner le mot ; je le laisse s’émanciper, jouer avec son pouvoir d’expression indépendant. En ce qui concerne la programmation : je suis les écrivains et les artistes dont le travail m’intéresse particulièrement, observer le processus de création me fascine. Ce fut le cas d’Olga Tokarczuk, de Joanna Concejo et d’Iwona Chmielewska — leur travail littéraire et artistique fut toujours très important pour moi en tant que lectrice. Dans la peau d’éditrice j’avais donc très envie de pouvoir travailler avec elles. Et, un jour, ceci est devenu possible. Les choix éditoriaux peuvent alors être les fruits de nos petits rêves personnels. Ce que j’aime et ce qui me dirige dans mon processus du choix éditorial, c’est aussi le goût de la forme ouverte : je préfère que le livre soit un espace de questions plutôt qu’il donne des réponses immédiates, je tiens à ce qu’il permette au lecteur de chercher ces réponses par lui-même, à son rythme personnel, que le livre sollicite le pouvoir de l’imagination, qu’il ouvre un champ d’expérience au niveau intellectuel, émotionnel, qu’il fasse appel aux sens.
Quel est votre rôle au sein des éditions Format ? Est-ce qu’il y a d’autres personnes qui travaillent pour la maison et quels sont leurs rôles ?
Je m’occupe du programme éditorial, de la sélection des titres, je suis responsable de l’organisation de la chaîne du livre dans la maison donc pour la coopération entre tous ceux qui travaillent pour nous : les auteurs, les traducteurs, les rédacteurs, les correcteurs, les graphistes. J’aime bien travailler avec elles et eux parce que nous vivons aux quatre coins du monde : l’un des traducteurs français du danois et du norvégien vit à Berlin, l’une des traductrices vit en Espagne, les autres traducteurs, artistes et auteurs vivent à Sao Paulo, à Paris, à Bruxelles, à Brooklyn de New York, à Alicante en Espagne, à Copenhague, à Varsovie, à Wroclaw… Quand on échange les fichiers, on se rapproche, on discute, on échange à cette occasion nos histoires, nos actualités, nos expériences, nos passions. On s’inspire beaucoup. À part mes devoirs éditoriaux je me permets parfois le luxe de traduire la littérature du français vers le polonais. J’adore cette occupation ; elle me procure énormément de satisfaction.
Et qu’est-ce qu’un.ne bon·ne éditeur·rice ?
Un bon éditeur, une bonne éditrice c’est quelqu’un qui fait sincèrement son travail, face à soi-même, face au public, c’est celui/celle qui publie les livres qu’il souhaiterait lui-même lire ou offrir à lire à ses proches. Nous nous sommes posé la même question lors des Assises de l’Alliance Internationale des Éditeurs Indépendants (dont je suis membre), à Pampelune, en Espagne, en novembre 2021. Nous avions ensemble, les éditrices et les éditeurs de tous les continents, esquissé une définition : un bon éditeur, une bonne éditrice c’est alors un éditeur, une éditrice indépendant·e et libre : du point de vue intellectuel, politique, économique, en expression et en pensée. Ce qui est fondamental pour qu’on soit un bon éditeur, une bonne éditrice c’est — à mon avis — l’idée de la bibliodiversité dans une perspective multiple : comprise non pas uniquement comme échange d’idées par le livre, mais dans une perspective plus large — culturelle, écologique, féministe, sociale et solidaire. Sa mission consiste notamment à lutter contre toute forme de censure, c’est-à-dire politique, religieuse, morale, culturelle, sexuelle, à s’opposer fermement au discours de stigmatisation et déshumanisation. Nous, en tant qu’éditeurs jeunesse et tout public, nous sommes conscients que transmettre ces valeurs, de façon la plus subtile possible, sans de doigts levés ni de morale envahissante, aux jeunes, est notre obligation. Un bon éditeur c’est aussi celui qui s’engage à réaffirmer la signification culturelle et sociale du livre, qui s’engage à donner au travail autour du livre un caractère social, qui dans son travail, en planifiant les tirages et les technologies de production, reste conscient de la fragilité de notre planète.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Je me souviens de mes fortes émotions en tant que lectrice adolescente de Birdy de William Wharton, des nouvelles de Hemingway. J’ai été fortement marquée par tous les romans de Kundera, par La Mort à Venise de Thomas Mann, par les œuvres de Kafka. Mais j’étais aussi admirative de l’œuvre des Julio Cortázar, Gabriel Garcia Marquez et aussi de la littérature japonaise, je lisais avec passion Abe Kobo, Yukio Mishima, Murakami. Je me suis assez tôt tournée vers les textes philosophiques et poétiques : &Pessoa, Cioran. J’ai écrit ma thèse de maîtrise sur Samuel Beckett.
Quelques mots sur les prochaines histoires que vous nous proposerez ?
Je suis heureuse d’avoir découvert et de pouvoir publier en français un duo de Danoises : Rebecca Bach-Lauritsen et Anna Margrethe Kjærgaard. Et soudain qui vient de sortir, est l’histoire d’un petit garçon qui vit seul, juste avec un cactus, et qui soudain rencontre un ours gigantesque, venu de nulle part, comme tombé du ciel. C’est une ode à la joie de vivre, à l’amitié, à la chaleur que l’on peut recevoir à tout moment, de façon inattendue. Une autre nouveauté, à paraître en juin, c’est Pluk de la Casquette — un roman du tandem Annie M.G. Schmidt et Fiep Westendorp, nommées les reines de la littérature néerlandaise, qui ont signé la série à succès des Jeannot et Jeannette (Éditions Format, 2021), l’une pour les textes, l’autre pour les illustrations. On les retrouve avec de courtes histoires d’un garçon qui occupe une chambre au sommet de la tour de la Casquette où il se fait un tas d’amis : Zaza le cancrelat, Toupie la colombe, monsieur Plume, la famille Raffut et Agathe. Il va vivre aventure sur aventure en leur compagnie. Ce sont des histoires parfaites pour être lues à haute voix, écrites avec un extraordinaire sens de l’humour.
Les livres des éditions Format que nous avons chroniqué :
- Pouce-éclaire, d’Henrik Drescher (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Jeannot et Jeannette, d’Annie M.G. Schmidt (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Le grand micmac des couleurs, de Gonçalo Viana (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Atlas des lieux littéraires, de Chris F. Oliver et Julio Fuentes (2021), que nous avons chroniqué ici.
- M comme la Mer, de Joanna Concejo (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Où se cache ma fille ?, d’Iwona Chmielewska (2020), que nous avons chroniqué ici.
- La vie secrète des lutins aux grands chapeaux, de Wojciech Widlak et Pawel Pawlak (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Dans ma poche, d’Iwona Chmielewska (2017), que nous avons chroniqué ici.
- La Mésaventure, d’Iwona Chmielewska (2016), que nous avons chroniqué ici.
Ce livre-là… Sarah Ghelam
Ce livre-là… Un livre qui touche particulièrement, qui marque, qu’on conseille souvent ou tout simplement le premier qui nous vient à l’esprit quand on pense « un livre jeunesse ». Voilà la question qu’on avait envie de poser à des personnes qui ne sont pas auteur·trice, éditeur·trice… des libraires, des bibliothécaires, des enseignant·e·s ou tout simplement des gens que l’on aime mais qui ne font aucun de ces métiers. Cette semaine, notre invitée est la chercheuse Sarah Ghelam.
J’ai un souvenir très clair de mes premières lectures de jeunesse, beaucoup moins des albums qu’on a pu me lire petite. Il y en a pourtant un qui reste, Arthur et Clémentine écrit par Adela Turin et illustré par Nella Bosnia. Publié pour la première fois aux éditions Des femmes en co-édition avec la maison d’édition italienne d’Adela Turin en 1976, il est réécrit et republié chez Actes Sud junior en 1999. C’est cette édition que ma marraine m’a offerte, édition qui est aujourd’hui dans la bibliothèque de mon petit frère.
Dans cet album, Clémentine, une petite tortue, rencontre Arthur et l’épouse immédiatement. Il part seul leur chercher de quoi les nourrir, pour la laisser se reposer. À chacune de ses inspirations, il la traite d’incapable, de sotte et l’ensevelit de cadeaux qu’elle n’a pas demandés, mais qu’elle accepte par amour pour lui et par respect pour son intelligence. Une flûte pour faire de la musique ? Mais quelle sotte idée, elle n’a ni oreille musicale ni notions de solfège, puis elle chante faux ! Il le sait lui, il la connaît, elle en serait incapable. Alors il lui ramène un beau tourne-disque qu’il attache sur carapace pour pouvoir écouter de la musique. Un tableau, un vase, une collection de pipes sous verre, une encyclopédie et quelques centaines d’objets plus tard, elle arrive au point où elle n’est plus capable de se déplacer et où Arthur doit la nourrir. Que ferait-elle sans lui ? Fatiguée de cette immobilité, elle finit par quitter sa carapace quand son mari est absent. Très vite, elle ne pense plus qu’à ces moments de liberté… Et, un jour, elle décide d’abandonner sa carapace et de ne pas revenir, elle est libre.
Je serais incapable d’expliquer en quoi ce récit d’émancipation a pu toucher la petite fille que j’étais, je ne suis même pas sûre qu’il m’ait été offert dans cette perspective-là — en effet, le prénom de ma marraine est Clémentine, je la soupçonne de me l’avoir offert uniquement pour raison d’homonymie. Mais malgré mes années de librairie puis de recherche en littérature jeunesse qui m’ont amenée à approcher de nombreux albums, ce livre-là reste le plus important de ma bibliothèque personnelle.
Chercheuse spécialisée en littérature jeunesse, Sarah Ghelam mène des travaux sur les représentations (genre, classe, race) dans les albums jeunesse publiés en France.
Vous pouvez les retrouver sur son carnet : https://genreed.hypotheses.org

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !