Aujourd’hui, je vous propose de découvrir l’univers singulier de la maison d’édition CotCotCot grâce à l’interview de son éditrice Odile Flament. Elle nous raconte son parcours, son goût pour la lecture ainsi que les secrets de sa maison d’édition. Pour poursuivre, c’est Chloé Pince qui nous livre son intimité avec un Quand je créé. L’autrice-illustratrice nous rappelle la nécessité d’avoir une chambre à soi !
L’interview du mercredi : Odile Flament
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Je me suis très tôt passionnée pour les langues étrangères. Je rêvais de voyages, d’aventure, de liberté. En licence, j’ai travaillé un temps dans l’export pour un équipementier en télécommunications munichois. Tout en préparant les documents douaniers barbants, je ne pensais qu’à une chose : me rendre au « Pays des mille pagodes ».
Un master en Langues étrangères appliquées (anglais-allemand) à La Sorbonne en poche, j’étais sur le point de tout plaquer pour aller m’installer au Japon quand j’ai rencontré mon « rien du tout ». Finalement, je passerai huit années dans les bureaux de Paris, Londres, Amsterdam et Bruxelles d’un cabinet de conseil en stratégie américain… Mon métier de chargée de recherches en information était passionnant, mais je me suis sauvée, dans tous les sens du terme.
J’ai repris mes études pour suivre un master en gestion d’entreprise (MBA) à la Vlerick School de Leuven, principalement pour le séjour en Chine du programme. Les pieds « de retour sur terre » belge, j’ai créé CotCotCot éditions. En 2011.
Enfant et adolescente, quelles étaient vos lectures ?
Enfant, j’ai écumé les Bibliothèques Rose et Verte, voyagé avec Tintin et rigolé comme jamais avec Gaston Lagaffe. J’ai surtout souvenir d’avoir lu et relu un livre de cape et d’épée Une rapière pour Béatrice de Georges Chaulet. Une fille habillée en garçon, qui cherche à se libérer des conventions… En y repensant, Princesse Pimprenelle se marie de Brigitte Minne et Trui Chielens n’est pas arrivée par hasard jusqu’à moi.
Adolescente, L’Appel de la forêt de Jack London, j’ai plongé dans l’œuvre de Stephen King, Asimov et Frank Herbert, tout en revenant assez régulièrement au Siddhartha de Hermann Hesse. Je me rappelle de confrontations improbables : d’avoir lu Le Comte de Monte-Cristo sur Tears for fears ou Le Cercle des poètes disparus sur Nirvana, par exemple.
Pouvez-vous nous raconter la naissance de CotCotCot éditions ?
À la suite d’un burn-out, j’ai repris mes études dans l’idée de créer une entreprise… en Chine. C’est dire dans quel état j’étais ! Deux semaines passées sur place à rencontrer des entrepreneurs locaux, j’ai vite revu ma copie. Mon diplôme en poche, j’ai cherché du travail. À chaque entretien d’embauche, je disais vouloir rester là trois-cinq ans grand max avant de partir créer ma boîte. Ma recherche n’a pas mené bien loin ni duré très longtemps.
J’ai alors découvert la production de livres applications anglophones avec ma fille âgée de 4 ans. L’idée est venue de créer une maison d’édition numérique dont l’objectif, dès le départ, était de passer au format papier. Rétrospectivement, j’étais naïve, mais passionnée et déterminée. Un cocktail détonnant.
D’où vient le nom ?
D’abord pour l’onomatopée : jetée comme un cri de guerre enfantin (dans ma tête, j’ai toujours 10 ans) pour me donner de l’élan, du courage. C’est aussi une manière de me rappeler que « la vie est une chose bien trop importante pour qu’on en parle jamais sérieusement. » (L’Éventail de Lady Windermere, Oscar Wilde).
J’essaie de suivre le précepte de la règle numéro six du chef d’orchestre Benjamin Zander (N. B., il n’en a pas d’autres) : « Don’t take yourself so g—damn seriously », qu’on pourrait traduire par « Ne te prends pas si au sérieux, p*. »
C’est également un anacyclique : il faut bien être un peu toquée pour vouloir s’engager dans une telle aventure. Et puis, toc toc toc, je vous souhaite la bienvenue dans ma maison !
Quelle est votre ligne éditoriale et comment choisissez-vous les ouvrages que vous éditez ?
La ligne éditoriale se dessine petit à petit. Je garde essentiellement en tête de m’adresser au futur adulte chez l’enfant, à l’enfant intérieur de l’adulte.
Au risque d’énoncer des banalités : la justesse dans le propos et le style, la qualité de l’iconotexte font l’intérêt d’un projet. J’aime les éclats de poésie, l’accident, l’ellipse, les palimpsestes… Je ne vais pas rechercher le beau, mais le juste, la profondeur, la poésie « des joies et des douleurs humaines » comme des choses les plus insignifiantes, « de la musique avant toute chose ! » [note : les deux dernières citations sont empruntées à Émile Verhaeren et Paul Verlaine.]
Plus ou moins consciemment, je cherche aussi ce qui interroge la norme et les conventions, bouscule mes schémas de pensée, ce qui est politique, dans le sens noble du terme. Les petites histoires, les séries interminables, les contes rabâchés, les recueils de poésie ou les fables m’intéressent somme toute assez peu en tant qu’éditrice. Je ne fais pas non plus dans le recyclage ou l’upcycling de titre déjà paru tant qu’on y est ;-).
Bref, je n’ai pas de méthode fiable ou définitive pour sélectionner les livres. J’ai su dès les premières lignes écrites par Agnès Domergue que j’allais publier Idylle illustré par Valérie Linder ; dès que j’ai vu l’ours de Guridi sur son compte Instagram, que nous allions courir les forêts ensemble… Ce sont des émotions, des raisons et des intuitions indicibles — de prime abord.
Très tôt, je dois pouvoir me projeter dans l’objet final, sachant que le livre est organique, que le projet va évoluer.
CotCotCot éditions propose plusieurs collections ainsi que plusieurs formats ; sans faire de hiérarchie entre les ouvrages, pouvez-vous nous parler d’un album et d’un roman en particulier qui vous semblent représentatifs ?
Ah, mais quelle question horrible, chère Sarah ! C’est comme me demander si je préfère l’une ou l’autre de mes filles ! D’un jour à l’autre, je pourrais vous faire une réponse tout à fait différente (à propos des livres, pas de mes filles, n’est-ce pas ?!).
Si je devais absolument en choisir un, ce serait Tous mes cailloux de Françoise Lison-Leroy et Raphaël Decoster. Parce que Françoise est une éclaireuse dans notre catalogue : chacun de ses textes a ouvert la voie à d’autres. Parce que les dessins de Raphaël ont émergé petit à petit pendant le premier confinement. Je garde un souvenir très vif des échanges avec lui via WhatsApp à des heures indues, entre deux vidéos d’aérobic qu’il postait sur son compte Instagram (Sans exagérer, je lui dois d’avoir conservé ma santé mentale.) Parce que j’ai passé beaucoup de temps à penser le format, à choisir les papiers, à rechercher la police d’écriture, et jeter ainsi les bases de la collection Les carnets. Je souhaitais que tout soit précieux et unique pour accueillir ce premier titre et les suivants.
Un autre ? Le sourire de Suzie ! Le catalogue était naissant lorsque Anne Crahay m’a confié ses petites beautés sélectionnées bien des années auparavant à Bologne. Je suis tellement heureuse de la retrouver avec Mes p’tits doigts… et déjà excitée par les autres projets à venir.
Encore un autre ? Mille arbres de Caroline Lamarche, illustré par Aurélia Deschamps. Je dois me pincer assez régulièrement lorsque je vois le nom de Caroline imprimé dans notre catalogue. Caroline Larmarche, que certains présentent ici comme notre Simone de Beauvoir.
Encore, encore ?!!
Pouvez-vous nous présenter vos prochains projets ?
Je suis tout particulièrement heureuse et fière d’accueillir Lisette Lombé dans notre catalogue. À hauteur d’enfant, illustré par le collectif de street art 10eme ARTE composé d’Almudena Pano et Elisa Sartori, est une merveille ! Il rejoint la collection Les carnets.
Ö est un album tout en image de Raúl Guridi. On y suit un·e ours·e qui a décidé de ne pas hiberner. L’illustration est sublime (j’y ai retrouvé des nuances d’estampes japonaises) et le propos aussi fort que dans Le crayon de Kim Hye-Eun, par exemple.
Henrietta Lacks est un deuxième roman graphique à paraître dans la collection Les randonnées graphiques en novembre. Co-écrit par Martina Aranda et une jeune lycéenne, Clémentine B., illustré par Martina. Entre fiction et documentaire, il sera sûrement inclassable comme Tant qu’on l’aura sous les pieds de Chloé Pince, mais tout aussi « révélateur » et essentiel, je crois.
2024 débutera avec un livre d’Elisa Sartori autour de la dyslexie : elle y évoque ces moments blessants où des adultes — toujours bien intentionnés — offrent maladroitement un livre à l’enfant en souffrance. Elle y présente aussi un mode d’emploi malicieux de l’objet-livre.
En février, on nagera avec la grand-mère terriblement grincheuse, mais ô combien mignonne, de la Coréenne Sijoen Park avec l’album Dans l’eau !
Je m’arrête là ou je vous parle de Chienne de guerre, roman de Nathalie Skowronek illustré par Aurélie Wilmet sur les animaux en période de guerre et le photojournalisme ; de Mori, roman graphique sur les forêts urbaines de Marie Colot superbement illustré par Noémie Marsily ; de À tire-d’aile, un délicieux poème de Pierre Coran accompagné de Dina Melnikova avec des images très graphiques et flottantes ; ou encore d’un prochain album cocasse de Marie Colot et Arianna Simoncini : Norbert rêve de devenir le héros d’une histoire et de sortir de la tête qui l’abrite ?
En tant qu’éditrice belge, pensez-vous qu’il y a une différence entre l’édition jeunesse belge et française ?
Ah ah, cela va bientôt faire vingt ans que je vis ici, je peux presque me dire belge, non peut-être ?! Il est difficile de dire s’il y a une réelle différence, mais il y a une patte, qu’on perçoit aussi chez des artistes étrangers résidant en Belgique.
Il y a en tout cas une vraie école belge en illustration, comme en BD, des enseignants et enseignantes, qui portent une grande attention à l’objet et au rapport texte-images, que ce soient Anne Quévy et Bruno Goosse aux beaux-arts de Bruxelles ; Geneviève Casterman à l’ERG ; Émile Jadoul, Francine Zeyen et Anne Crahay à l’ESA St-Luc de Liège pour ne citer que celleux avec qui j’ai des liens de confiance et d’amitié.
Cela dit, je ne voudrais pas caricaturer, et préfère laisser place aux universitaires ou autres spécialistes pour analyser les différences avec bien plus d’acuité que je ne le ferais.
Qu’est-ce qu’un bon éditeur ?
Sans fausse modestie, je ne suis pas la mieux placée pour me dire bonne éditrice, et je ne suis ni dans la comparaison ni dans la compétition.
En ce qui concerne CotCotCot éditions, j’ai avant toute chose le bonheur de pouvoir mener des projets avec des artistes dont j’admire le travail et avec qui j’ai plaisir à collaborer, sans guerre d’égo. Avec des professionnel·les qui portent un regard décalé, original. J’insiste sur ce point, au risque d’énoncer des banalités ou de froisser certaines susceptibilités…
Être auteur·rice/illustrateur·rice, c’est avant tout avoir un métier, qui demande un minimum de talent, pas mal de compétences que je n’ai pas, et l’intime conviction (cela n’empêche pas les doutes) que tout nouveau livre est nécessaire et vital. Il ne s’agit pas d’un passe-temps… mais bien d’un besoin viscéral de créer et de partager avec autrui. C’est un travail exigeant en toute chose.
Éditrice indépendante, je suis également entourée de partenaires de confiance, de relais et de soutiens ô combien précieux !
… J’ai entendu Olivier Douzou dire qu’un album ne devait pas sentir la sueur. Je crois qu’on ne doit pas non plus voir le travail de l’éditeur·rice. Je m’efface ! Tchao !
Bibliographie sélective :
- Larmes de rosée, texte de François David, illustré par Chloé Pince (2023), que nous avons chroniqué ici.
- Tchao caillou !, texte de Giuseppe Caliceti, illustré par Noemi Vola (2022), que nous avons chroniqué ici.
- Tant qu’on l’aura sous les pieds, de Chloé Pince (2022), que nous avons chroniqué ici.
- L’anniversaire d’Écureuil, de Geneviève Casterman (2022), que nous avons chroniqué ici.
- Le crayon, de Hye-Eun Kim (2022), que nous avons chroniqué ici.
- On joue à cache-cache, de Léa Viana Ferreira (2022), que nous avons chroniqué ici.
- Des mots en fleurs, texte de Marie Colot, illustré par Karolien Vanderstappen (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Princesse Pimprenelle se marie, Texte de Brigitte Minne, illustré par Trui Chielens (2020), que nous avons chroniqué ici.
- La brodeuse d’histoires, de Martina Aranda (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Le Sourire de Suzie, d’Anne Crahay (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Ma mamie en poévie, texte de François David, illustré par Elis Wilk (2017), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez les éditions CotCotCot sur leur site internet et sur Instagram.
Quand je crée… Chloé Pince
Le processus de création est quelque chose d’étrange pour celles et ceux qui ne sont pas créateur·trices eux·elles-mêmes. Comment viennent les idées ? Est-ce que les auteur·trices peuvent écrire dans le métro ? Les illustrateur·trices, dessiner dans leur salon devant la télé ? Peut-on créer avec des enfants qui courent à côté ? Faut-il de la musique ou du silence complet ? Régulièrement, nous demandons à des auteur·trices et/ou illustrateur·trices que nous aimons de nous parler de comment et où ils·elles créent. Cette semaine, c’est Chloé Pincequi nous parle de quand elle crée.
L’épicentre de ma création se trouve ici, dans mon atelier au cœur du petit village de Fursac, en Creuse.
Comme je vis en caravane avec mon conjoint et tous nos animaux, cet espace est ma bulle précieuse, une caverne avec tout mon bazar.
Dedans, je m’active, mais aussi, je ne fais rien, je laisse venir. Je peins, je prépare des livres, des expos, je réponds à des commandes. Je tanne des peaux animales, je tatoue aussi, parfois.
C’est l’espace du « je », alors que dehors, c’est plutôt « nous ».
Pour le fond sonore, il n’y a pas de règles. J’apprécie grandement le silence, mais j’ai aussi des obsessions pour certains albums (Stup religion de Stupéflip, Passages de Ravi Shankar et Philipp Glass, etc.), et pour certains podcasts (en ce moment, le génial et captivant Cerno de Julien Cernobori).
Je m’inspire de ma région, pour mes recherches graphiques. Les paysages alentour, tout de verts, les routes creusoises, les maisons… J’aime le concept de « déserts habités », qui sont toujours au centre de ma réflexion. Je travaille le paysage par rapport à ses masses, afin de me défaire de l’impressionnisme cher aux peintres traditionnels creusois. Je ne sais pas faire du « beau », je n’aurais jamais la patience de « bien dessiner ». Pour compenser, et par conviction personnelle, j’essaie de faire en sorte que mes images véhiculent du sens.
En ce moment, je travaille sur mon nouvel album, qui va parler de chasse, pratique impopulaire, souvent incomprise, très intéressante pour aborder notre rapport au sauvage, à l’animal et à l’environnement.
Pour la pratique de l’écriture, je préfère être attablée au bar, juste en dessous de l’atelier, tenu par une amie d’enfance. Étrangement, quand j’écris, j’ai besoin que du monde parle et s’active autour.
La création est une discipline qui répond à des règles très personnelles. En ce qui me concerne, elle m’emporte parfois dans une marée productiviste, où je suis portée pendant des jours dans son flot joyeux. Le reste du temps, c’est la sécheresse, où je reste en attendant la pluie. J’apprends à apprivoiser cette inconstance, j’ai d’autres activités à l’extérieur, je prends des marches, je n’y pense plus. Et puis ça revient.
Faire de l’art, ça n’a rien à voir avec du travail traditionnel. C’est une chambre à soi.
Chloé Pince est autrice illustratrice. Et elle a sorti deux albums chez CotCotCot.
Bibliographie :
- Larmes de rosée, illustrations d’un texte de François David, CotCotCot Éditions (2023), que nous avons chroniqué ici.
- Tant qu’on l’aura sous les pieds, texte et illustrations, CotCotCot Éditions (2022), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez Chloé Pince sur son compte Instagram : https://www.instagram.com/chloepince.illustration.
Née au début des années 90s, tour à tour professeure, amoureuse de la vie, de la littérature, de la musique, des paysages (bourguignons de son enfance, mais pas que…), des films d’Agnès Varda, des vers de Cécile Coulon et des bulles de Brétecher. Elle a fait siens ces mots de Victor Hugo “Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent”.