Un de mes coups de cœur récent fut pour Cachée ou pas j’arrive, de Lolita Séchan et Camille Jourdy, livre que je vous ai présenté ici il y a quelques semaines. J’ai donc eu envie d’en découvrir un peu plus sur la façon de travailler de l’artiste Lolita Séchan, à qui j’ai choisi de poser quelques questions. À la suite de cette interview, je vous propose de mettre un pied dans l’atelier de Marie Dorléans, qui vient de sortir Notre Cabane que nous avons chroniqué ici, qui nous explique comment elle crée.
L’interview du mercredi : Lolita Séchan
Pouvez-vous nous parler de votre dernier album Cachée ou pas j’arrive ! . Comment s’est passée la collaboration avec Camille Jourdy ? Il me semble que c’est votre premier travail commun.
C’est notre éditeur commun, Thomas Gabison, qui a eu l’idée de créer cette rencontre. J’avais sorti les deux premiers albums de la famille Biloba. Avec cette collection, dès le départ, j’avais envie d’explorer différents âges et formats, tout en gardant ces personnages de taupes. À chaque livre, je souhaitais changer l’âge du lecteur et l’angle duquel je regardais la famille. Quand Thomas a proposé de mêler nos dessins avec Camille j’ai bondi de joie. C’est lui qui m’avait fait découvrir le travail de Camille lorsqu’il a publié son premier album, et travailler avec elle tant d’années plus tard c’était assez foufou.
D’où vous est venue l’idée de ce monde de petites taupes ? Car au premier abord, on pourrait plutôt se dire que l’animal n’a pas vraiment l’étoffe d’un héros.
Au début, c’était pour faire un projet léger après avoir passé cinq ans sur ma BD Les brumes de Sapa chez Delcourt. J’avais besoin d’une récréation et ma mère m’a dit « Pourquoi tu ne redessinerais pas tes taupes ? Petite tu étais obsédée par les taupes. » Je me suis dit pourquoi pas. Et bien sûr, le projet « léger » s’est transformé en une collection qui devrait m’occuper pour des années et des années… N’est pas léger qui veut. Pour tout dire, aujourd’hui, je n’ai même plus l’impression que ce sont des taupes. Disons que c’est « comme je ressens l’animal ». Je les dessine entre des ours et des Moomin noirs je crois. Ça n’a pas grande importance d’ailleurs. L’idée c’est : enfants avec part animale.
Le thème de la famille est très important dans votre travail ; vous voyez-vous vous en écarter un jour ?
J’aimerais vous dire oui mais je me rends bien compte que j’ai une légère obsession. Comme on dit, un artiste tape souvent — voire toujours — sur le même clou… Ce ne sont pas des choses qu’on décide réellement mais c’est vrai qu’à chaque fois que s’impose un nouveau livre ou un sujet, bam, ça parle de famille. J’aime en explorer tous les recoins, lumineux ou plus sombres. Les Biloba c’est le monde que je me suis trouvé pour déployer tous ces aspects. J’ai souvent envie de repasser à la BD avec des « vraies gens humains », ou même au cinéma, mais je ne vais pas me mentir, ça parlerait encore sûrement de famille.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours artistique ?
C’est un parcours assez simple. Je voulais faire du cinéma, réaliser mes films. Mais lorsqu’une histoire s’est imposée à moi à travers l’amitié que j’avais nouée avec une petite fille Hmong du nord du Vietnam, j’ai réalisé que pour la faire exister je dépendrais de dizaines de personnes et devrais attendre un temps fou pour réunir l’argent d’un film à gros budget. Alors j’ai pris le plus petit de mes carnets, un crayon et je me suis dit « Pourquoi pas la dessiner cette histoire ? » Le roman graphique était le médium parfait pour ce récit autobio qui se déroulait sur 10 ans., entre Paris et Sapa. Je ne savais pas dessiner mais je voulais me sentir libre alors je me suis lancée. Ça m’a pris cinq ans (finalement peut-être que le cinéma aurait été plus simple !) Depuis, et bien, je fais pareil, en autodidacte j’apprends énormément à chaque nouveau projet. Parfois un livre me permet d’approfondir les motifs de la nature, les décors, parfois il me demande de me concentrer sur les personnages, les faire bouger, et donc apprivoiser leurs anatomies et leurs gestuelles propres… c’est toujours le livre qui me fait progresser. Et je ne sais jamais avant de l’avoir terminé ce qu’il m’aura appris. Confronter mon trait à celui de Camille a été une source d’avancée et de plaisir énormes pour moi.
A priori, ce métier d’autrice/illustratrice n’a pas toujours été une évidence pour vous. L’est-il devenu ? Vous voyez toujours vos crayons à la main dans 10 ans ? (En tout cas, nous, on aimerait bien, car on a l’impression que vous avez plein de choses à nous raconter).
Je ne suis pas quelqu’un qui se projette. Ma philosophie c’est « J’ai survécu à hier et je vais crever demain, ça laisse un créneau d’un jour pour donner du sens » Alors, où je serai dans dix ans, impossible de savoir ! Je ne me vois pas arrêter de dessiner, tant que j’ai des histoires qui s’y prêtent, mais je veux vraiment un jour réaliser un film. Je l’ai en tête depuis 20 ans et j’espère ne pas passer à côté de ça.
Quelles techniques d’illustrations aimez-vous utiliser ?
Crayons, Staedler, papier, blanco, scotch, règle et table lumineuse. Je me limite au peu d’outils que j’ai à peu près l’impression de maîtriser maintenant. Je commence aussi à encrer à la plume, je voudrais insister de ce côté-là, en revanche vous ne me verrez jamais sur tablette et iPad.
Qu’est-ce qui vous inspire ? Y a-t-il des auteurs/illustrateurs dont le travail vous touche ou vous inspire tout particulièrement ?
Mille choses. De Tove Jansson à Shigerou Mizuki en passant par Gorey, Sendak, Otomo et Matsumoto… Je ne regarde que très très rarement des images ou de la doc pour dessiner, je ne me dis jamais « fais cette image à la Béatrix Potter ou à la Machin chose ». Je pense que mes lectures d’enfant, entre Winnie L’ourson et Stephen King, sont au cœur de mes inspirations mais en grande lente autodidacte je ne sais pas si je les ai digérées correctement.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ? Occupent-elles encore aujourd’hui une place dans votre travail et votre vie d’adulte ?
Enfant je lisais de tout, Pennac, Gabriel Vincent et sa merveilleuse Célestine, Le Jardin secret de Frances H. Burnett, les BD belges évidemment mais aussi et surtout des histoires de vampires. Mon père et ma mère avaient une fantaisie au quotidien, ils m’ont transmis un imaginaire entre la poésie du charme anglais par ma mère et l’espièglerie plus sombre de mon père, avec qui je faisais des cimetières d’animaux et lisais Stephen King.
D’autres taupes en vue ? D’autres collaborations ? Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Je travaille actuellement sur la prochaine bd des Biloba, un roman graphique de 150 pages pour les enfants de 8/10 ans cette fois-ci. Il se concentrera sur les deux sœurs Biloba, Esther et Daria, et parlera de cimetière d’animaux et de premier chagrin d’amour. Mais c’est joyeux, pas de panique ! Et normalement il devrait y avoir une autre collaboration, comme avec Camille. Je ne peux pas encore dire avec qui mais, si ça se fait, je sauterai de joie pendant quelque temps !
Bibliographie
- Cachée ou pas j’arrive !, en collaboration avec Camille Jourdy, Actes Sud BD (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Une échappée de Bartok Biloba, texte et illustrations, Actes Sud (2018).
- Tout le monde devrait rester tranquille auprès d’un ruisseau et écouter, une aventure sans aventure de Bartok Biloba, texte et illustrations, Actes Sud (2018).
- Les brumes de Sapa, texte et illustrations, Delcourt (2016).
- Todo loco Tome 1, illustrations d’un texte d’Emmanuel Grand, Mécanique générale (2009).
- Les cendres de maman, illustrations d’un texte de Lino, Les 400 coups (2006).
Quand je crée… Marie Dorléans
Le processus de création est quelque chose d’étrange pour les gens qui ne sont pas créateur·trice·s eux-mêmes. Comment viennent les idées ? Et est-ce que les auteur·trice·s peuvent écrire dans le métro ? Les illustrateur·trice·s, dessiner dans leur salon devant la télé ? Peut-on créer avec des enfants qui courent à côté ? Faut-il de la musique ou du silence complet ? Régulièrement, nous demandons à des auteur·trice·s et/ou illustrateur·trice·s que nous aimons de nous parler de comment et où ils·elles créent. Cette semaine, c’est Marie Dorléans qui nous parle de ce moment où elle crée.
C’est en ne cherchant pas que je trouve !
L’idée d’un album surgit toujours au hasard de mes journées, dans des moments de grande disponibilité d’esprit.
Une image, un sujet, une émotion survient et en tirant le fil de ces jaillissements je déroule le fil d’une histoire qui s’impose tout à coup !
Lorsque l’histoire s’installe en moi je passe ensuite beaucoup de temps, loin de ma table de travail, à rêver cette histoire, à la projeter dans ma tête qui devient une petite salle de cinéma privée !
Je me promène dans le film, j’explore les possibles : j’ouvre des portes, j’en referme d’autres jusqu’à ce que l’histoire trouve sa cohérence.
C’est le moment que je préfère : je sens des odeurs, il y a tout un paysage sonore, tout est en mouvement !
Puis peu à peu les pages se dessinent, se figent dans un moment clé de l’histoire pour raconter au mieux.
C’est alors le commencement du travail dans mon atelier.
Comment restituer la vitalité de cette histoire, comment la traduire en mot et en image pour que l’intention première reste intacte !
Je passe alors par de longues heures de recherches, en silence, sans avoir peur de refaire et refaire encore.
Lorsque toutes les pistes ont été essayées et que la trame finale est trouvée alors je peux commencer la réalisation définitive du livre.
La musique, la radio s’invite à nouveau dans mon atelier et m’accompagne toute la journée.
Je choisis souvent des musiques que je sens proche de l’univers que j’essaie de proposer.
Pour les albums où l’absurde et la fantaisie traversent l’histoire, j’aime écouter Satie.
Il y une étrangeté, une inventivité qui me stimule et m’amène à l’endroit exact de mes intentions !
Pour les livres plus contemplatifs, c’est Bach qui s’impose à chaque fois.
J’aime tant l’état dans lequel sa musique me plonge. Elle me ramène à l’essentiel de ce que je souhaite raconter et m’invite à la précision, à l’engagement… Cette musique nourrit toujours mon enthousiasme à travailler !
Quand vient l’écriture du texte, je le relis à chaque fois en écoutant l’aria des variations Golberg de Bach jouée par Glenn Gould !
J’adorerais d’ailleurs que les lecteurs lisent Nous avons rendez-vous et Notre cabane en écoutant cette aria : c’est la bande-son de ces deux livres !
Marie Dorléans est autrice et illustratrice.
Bibliographie sélective
- Notre cabane, texte et illustrations, Seuil jeunesse (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Le ballon d’Achille, texte et illustrations, Sarbacane (2020).
- Nous avons rendez-vous, texte et illustrations, Seuil jeunesse (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Comment élever un Raymond, illustrations d’un texte d’Agnès Lestrade, Sarbacane (2018).
- Odile ?, texte et illustrations, Seuil jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Course épique, texte et illustrations, Sarbacane (2016), que nous avons chroniqué ici.
- C’est chic !, texte et illustrations, Seuil jeunesse (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Vide-grenier, illustrations d’un texte de Davide Cali, Sarbacane (2014).
- Mon voisin, texte et illustrations, Éditions des Braques (2012), que nous avons chroniqué ici.
- L’invité, texte et illustrations, Le baron perché (2011).
Marie Dorléans avait répondu à nos questions, lors d’une interview, c’est ici.
Fille des années 80, amoureuse des livres depuis toujours. La légende raconte que ses parents chérirent le jour où elle sut lire, arrêtant ainsi de les réveiller à l’aube. Sa passion des livres, et plus particulièrement des livres jeunesse, est dévorante, et son envie de partage, débordante. Elle est sensible aux mots comme aux images, et adore barboter dans les librairies et les bibliothèques. Elle aime : les albums au petit goût vintage et les romans saisissants, les talentueux Rebecca Dautremer et Quentin Gréban, les jeunes pousses Fleur Oury et Florian Pigé, l’humour d’Edouard Manceau et de Mathieu Maudet, les mots de Malika Ferdjoukh et de Marie Desplechin.