Pour la huitième année, cet été encore, on vous propose une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trices et des illustrateur·trices qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Catherine Louis et Bernard Friot, cette semaine c’est Irène Bonacina qui a choisi de poser ses questions à Anne Crausaz !
Anne Crausaz : J’utilise la gouache de façon régulière depuis mes 15 ans. Mais après mes études de graphisme à l’école cantonale d’art de Lausanne, j’ai travaillé pour un musée d’archéologie. J’ai dessiné sur Illustrator (programme de dessin vectoriel) pendant trois ans.
Lorsque j’ai commencé à travailler sur mon premier livre (Raymond rêve), je maîtrisais bien cette technique. C’était donc logique que je l’utilise pour illustrer Raymond rêve.
Les éditions Askip m’ont proposé de réaliser un livre avec elles. Elles m’ont tout de suite proposé, si je voulais, de dessiner à la main. J’ai donc sauté sur l’occasion de refaire un peu de gouache.
Irène Bonacina : Quand tu réalisais les images pour L’imagier des sens, as-tu laissé une place au hasard et à l’improvisation, selon ce que telle matière ou tel lavis faisait apparaître ? As-tu rencontré des surprises sur ton chemin ?
Anne Crausaz : Oui j’ai profité de toutes les surprises que je n’ai pas avec le dessin vectoriel. Du coup, j’ai choisi un sujet que j’avais de la difficulté à traiter par le dessin vectoriel et qui se prêtait à l’improvisation. Je n’ai pas cherché à être dans la perfection.
Irène Bonacina : As-tu écrit avant le dessin, ou dessiné avant d’écrire ? Comment débute un projet de livre pour toi ?
Anne Crausaz : Tout est toujours très mélangé entre textes et images, mais l’image prend quand même souvent le dessus. Je dis toujours que je dessine des histoires. Je fais pour chaque projet beaucoup de maquettes de livres. Ça me permet de croire au projet, de tourner les pages, vérifier si le rythme fonctionne.
Pour L’imagier des sens, je savais où j’allais puisque j’avais un cadre très précis : quatre éléments X cinq sens.
Anne Crausaz : Ton livre Ton chemin est différent au niveau de la technique, du style, du travail des blancs. Est-ce que c’est une manière de séparer ton travail d’auteure avec celui d’illustratrice ou est-ce le sujet qui te l’a dicté ?
Irène Bonacina : C’est plutôt « l’envie du moment » qui m’a soufflé cette écriture. J’ai toujours eu une attirance pour ces univers plus abstraits que j’explorais au fusain, au pinceau et à l’encre noire, en gravure et en monotype. J’ai été très marquée par l’apprentissage de la gravure durant mes études. Mais, dans mes albums illustrés, je n’avais pas encore eu l’occasion d’exprimer cette tonalité de mon travail. Quand j’ai été accueillie en résidence à Manosque par les associations Croq’livres et Éclats de lire, cet univers est venu tout naturellement au bout de mes doigts. J’avais besoin de le dire. Et l’histoire est venue après. Ce sont d’abord des envies de matières et de lumières qui m’ont guidée.
Anne Crausaz : J’ai de la difficulté à illustrer le texte de quelqu’un d’autre car je ne peux pas totalement dessiner ce que je veux ! Et toi ? Comment le vis-tu ?
Irène Bonacina : Je ne peux pas non plus dessiner tout ce que je veux. Et quand je tombe sur un projet où il y aura des choses que je ne sais pas dessiner ou n’ai jamais dessinées, soit ça me rebute et je décline la proposition, soit au contraire ça m’attire, comme un défi stimulant. Je pense à l’album Esther Andersen pour lequel je me demandais vraiment comment j’allais dessiner la mer sur ces grandes doubles pages…
En réalité, j’accepte d’illustrer des textes qui sont « proches de moi », où je vais me sentir bien, un peu comme une maison que j’habiterai pendant un temps. Parfois je refuse d’illustrer une histoire, non pas pour sa qualité littéraire, mais parce que les mots ne font pas naître d’images ou d’envies graphiques dans mon esprit. C’est très subjectif… Et puis j’aime énormément partir d’un texte écrit. C’est une matière sur laquelle travailler, rebondir, réagir. Bien sûr, c’est aussi, quelque part, une contrainte. Mais j’aime cette contrainte, j’aime chercher comment y creuser ma liberté et mon espace. Ce que je peux enrichir, élargir, colorer… À l’inverse, créer à la fois les dessins et le texte est pour moi difficile. C’est presque trop de liberté. Mille possibilités me viennent à l’esprit, mille questions… et je suis très lente (j’ai mis six années à mûrir l’album Nos chemins !). Toutefois, c’est quelque chose qui m’attire et je pense que j’y retournerai dans un projet futur.
Anne Crausaz : Tu as commencé, si je ne trompe pas, ton parcours artistique par l’école Estienne. J’imagine donc que tu as appris la typographie, le graphisme. Cela reste-t-il présent quand tu dessines ?
Irène Bonacina : Je n’ai pas l’impression, non. Je suis rentrée à Estienne par la « Mise à niveau Métiers d’Arts » — une formation qui a disparu et qui était assez éloignée des arts appliqués. J’ai été formée à la gravure, la reliure d’art, l’illustration et effectivement la typo – mais je n’étais pas douée et pas très intuitive dans ce domaine. À Estienne, il y avait aussi le LEG, un atelier immense qui nous donnait accès à la sérigraphie, la lithographie, la typographie en caractères de plomb. Plus tard aux Arts décos de Strasbourg, je cherchais à nouveau à me rapprocher de cela en fréquentant l’atelier sérigraphie. J’ai été marquée par ces métiers manuels et très nobles. C’est vraiment cela l’empreinte que je garde de mes études, je crois. Aujourd’hui, je vis encore le dessin comme quelque chose de très artisanal. Une expérience très concrète et sensorielle : préparer mes encres, choisir le bon papier (un grand bonheur !), me salir les mains, mouiller le papier pour le tendre, etc.
Bibliographie sélective d’Irène Bonacina :
- Un oiseau dans la classe, illustration d’un texte de Jo Hoestlandt, Bayard Jeunesse (2023).
- Fables, illustration de textes de Marie de France, Actes Sud (2023).
- Esther Andersen, album, illustration d’un texte de Timothée de Fombelle, Gallimard Jeunesse (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Boucle d’Or et les trois ours, album, illustration d’un texte de Jean-Louis Le Craver, Didier Jeunesse (2021).
- Série Oscar et Carosse, romans, illustration de textes de Ludovic Lecomte, L’école des loisirs (5 tomes depuis 2020).
- Série Les neuf de la rue Barbe, romans, illustration de textes de Jo Hoestland, Bayard Jeunesse (4 tomes depuis 2020).
- Maskime et les petites choses, album, illustration d’un texte de Nicolas Deleau, Les Éditions des Éléphants (2019).
- Nos chemins, texte et illustrations, Albin Michel Jeunesse (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Cinq minutes et des sablés, album, illustration d’un texte de Stéphane Servant, Didier Jeunesse (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Tandem, album, illustration d’un texte de Séverine Vidal, La Joie de lire (2015).
- La drôle de maladie de P’tit Bonhomme, album, illustration d’un texte de Pierre Delye, Didier Jeunesse (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Le voyage de l’âne, album, illustration d’un texte d’Isabelle Grelet, Didier Jeunesse (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Et si tout ça n’était qu’un rêve ?, album, illustration d’un texte de Thierry Lenain, MeMo (2012).
- Dimanche, album, texte et illustrations, La Joie de lire (2011).
Retrouvez Irène Bonacina sur son site et sur son compte Instagram.
Bibliographie sélective d’Anne Crausaz :
- De fleurs en fleurs, texte et illustrations, MeMo (2023).
- L’imagier des sens, texte et illustrations, askip (2022), que nous avons chroniqué ici.
- Quand il fait mauvais temps, texte et illustrations, MeMo (2022).
- Rouge-queue. Quatre histoires d’oiseaux, texte et illustrations, MeMo (2020).
- Quel est ce fruit ?, texte et illustrations, MeMo (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Quel est ce légume ?, texte et illustrations, MeMo (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Réveille-toi Raymond !, texte et illustrations, MeMo (2015).
- L’oiseau sur la branche, texte et illustrations, MeMo (2014).
- Raymond s’habille, texte et illustrations, MeMo (2013).
- Qui a mangé ?, texte et illustrations, MeMo (2011).
- Où es-tu ?, texte et illustrations, MeMo (2010).
- Premiers printemps, texte et illustrations, MeMo (2010).
- Raymond rêve, texte et illustrations, MeMo (2007).
Retrouvez Anne Crausaz sur Instagram.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !
3 thoughts on “Du berger à la bergère : d’Irène Bonacina à Anne Crausaz”