Cet été encore, on vous a proposé la rubrique du berger à la bergère tous les mercredis. Cette rubrique vous avait tellement plu les trois derniers étés, nous nous devions de la reprendre (il faut dire qu’à nous aussi elle plaît beaucoup) ! Donc tous les mercredis, c’étaient des auteur·trice·s et des illustrateur·trice·s qui ont posé trois questions à un·e auteur·trice ou un·e illustrateur·trice de leur choix. Puis c’était à l’interviewé·e d’en poser trois à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Fanny Joly et Catharina Valcks, Clémence Pollet et Sandrine Thommen, Marc Daniau et Natalie Fortier, Gaya Wisniewski à Gaëtan Dorémus, Ella Charbon et Claire Lebourg, Ghislaine Roman et Csil, Élodie Shanta et Mirion Malle, cette semaine, pour la dernière de la saison, c’est Gilles Bachelet qui a choisi de poser des questions à Delphine Perret ! on espère que ce rendez-vous vous aura plu, dès la semaine prochaine vous retrouverez les rubriques habituelles !
Gilles Bachelet : Bonjour Delphine,
Passes-tu beaucoup de temps à rechercher tes superbes idées d’albums ? As-tu une méthode pour ça ou bien te tombent-elles miraculeusement du ciel au moment où tu ne t’y attends pas ?
Delphine Perret : (oh merci)
Comment ça, tu n’es pas abonné au service « speed-story » ? Tu rentres des mots-clefs, par exemple : fromage/poule/liberté, et on te livre une histoire dans les 24 h.
… Bon, je n’ai pas du tout de méthode.
Je ne passe pas beaucoup de temps à chercher les idées, parce que je ne les « cherche » pas vraiment. Ça part souvent d’un détail que je me permets de prendre le temps de malaxer dans ma tête. Ou d’une question, un fil que je tire « tiens, ça donnerait quoi si… ? ». Mon esprit vagabonde. Je note quand j’ai l’impression d’avoir attrapé quelque chose qui me plaît ou qui ferait une bonne idée de départ.
C’est aussi parfois l’envie de parler d’un sujet en particulier, mais il faut trouver le bon biais pour que ce ne soit pas lourd. Et ça par contre ça peut prendre des années ! Dans ce cas l’envie est là et des idées reviennent de manière chronique, mais j’attends de trouver celle qui m’arrête.
En tous cas, avoir l’idée, c’est pour moi la partie la plus facile et la plus excitante d’un projet.
Cette idée m’accompagne un moment : je vais y penser souvent et la faire avancer, mais pas à mon bureau, plutôt en arrière-plan, dans ma tête, à des moments où je ne travaille pas. Mais tant que je n’ai pas trouvé la façon dont je veux en parler, je ne m’y mets pas vraiment.
Je passe ensuite du temps à chercher comment la dire, comment la réaliser. À choisir comment je la développe : une idée pourrait donner trois livres complètement différents. Et faire le meilleur choix possible, ça m’angoisse un peu. Parfois jusqu’à deux jours avant de rendre le projet je me dis « est-ce que je n’aurais pas dû faire plutôt ça ? »
J’ai beaucoup d’envies, et la difficulté pour moi est d’accepter qu’il faut faire les choses les unes après les autres. Je suis très impatiente de voir une idée se réaliser. Et je trouve souvent laborieuse toute la réalisation. J’apprends à apprécier le fait d’avoir du temps pour faire, laisser décanter, retoucher, mais c’est plutôt nouveau pour moi. Je crois qu’au fond j’ai peur de ne pas avoir le temps de développer toutes mes idées, de faire tous les livres que je voudrais faire.
Gilles Bachelet : As-tu des façons différentes d’aborder l’écriture lorsque tu sais que tu vas faire toi-même l’illustration et lorsque tu vas confier l’illustration à quelqu’un d’autre ? (Et, dans le second cas, qu’est-ce qui détermine ce choix de ne pas l’illustrer toi-même ?)
Delphine Perret : Oui ! Je décide tout de suite si le texte est pour moi ou non. Je ne pourrais pas confier un texte que j’ai prévu d’illustrer. Je ne pourrais pas non plus écrire sans savoir qui va illustrer. Quand j’écris sans dessiner, c’est pour les images de quelqu’un en particulier.
Le moteur c’est l’envie de travailler avec les images de quelqu’un. C’est de faire un texte que je ne pourrais pas illustrer parce que ce n’est pas mon univers graphique. Ça me permet d’aller dans des directions que moi, toute seule, je ne prendrais pas. Parce que je ne saurais pas aussi bien faire, parce que mes images ne s’y prêteraient pas. Ce sont les territoires d’autres illustrateurs, et écrire pour eux m’autorise à y entrer.
Quand j’écris sans illustrer, je suis plus dans le plaisir pur de l’écriture. J’investis plus les mots, parce qu’ils sont mon seul outil. Donc je pense que je suis moins elliptique que quand j’écris en sachant que je vais pouvoir dire des choses dans le dessin. Je prévois un peu la complémentarité avec l’image mais je me laisse surtout aller dans le récit et je me fais plaisir avec des détails de langage ou des évocations de petites choses.
Gilles Bachelet : Lorsque tu travailles sur un livre, as-tu l’impression de le faire avant tout
– pour toi-même ?
– Pour un lectorat d’une tranche d’âge précise ?
– Pour tout le monde ?
– Pour une personne en particulier, une sorte de référent dont le regard compterait plus que tout autre pour toi ?
Delphine Perret : Mmh, je crois que c’est un mélange de tout ça. C’est d’abord pour moi-même et tout le monde : j’ai besoin de faire ce livre, j’ai besoin qu’il existe, et c’est bien souvent parce que j’ai envie de dire quelque chose à tout le monde. Haha ça paraît mégalo ! Mais c’est plutôt de l’ordre du petit coup de coude de connivence : « Eh, j’ai remarqué ça, et toi tu l’as remarqué aussi ? » mais pas à une seule personne, à plein de gens. C’est ce que permet le livre et ce que je trouve excitant. C’est pouvoir être en connivence avec plusieurs personnes, dans des lieux différents. C’est un peu le don d’ubiquité 🙂
Mais c’est aussi — surtout ? – donner un espace à quelque chose qui me trottait dans la tête. Comme si ça donnait une place fixe à cette chose. Elle est répertoriée, elle est dite et notée. Elle ne disparaîtra pas. « voilà, j’ai fait un livre où je parle des blés qui ondulent dans le vent. Ça, c’est bon, ça a une place, je ne l’oublierai pas ».
Ensuite, quand je choisis mes mots ou mes images, il y a un moment où je me dis « que penserait telle personne d’une image comme ça? Que choisirait-elle ? ». Le problème c’est que j’aimerais que ça plaise à tout le monde ! Autant à tel graphiste/artiste pointu que j’admire, autant à l’enfant qui va lire (et je me souviens que ce qui me plaisait enfant n’est pas toujours ce qui me plaît esthétiquement aujourd’hui !). C’est une lutte entre toutes ces forces. Ce ne sont pas toujours les mêmes qui gagnent. Alors, j’ai envie de faire un autre livre pour laisser la place à celles qui ont été moins entendues. « J’ai fait un livre rigolo, maintenant j’ai envie de faire une grande histoire ». « J’ai fait une grande histoire, maintenant je ferais bien un imagier pour réfléchir » « J’ai fait un imagier pour réfléchir, maintenant je ferais bien une histoire toute simple et accessible ». C’est sans fin !
Delphine Perret : Est-ce que tu vis avec tes personnages ? Pendant que tu travailles sur eux, j’imagine que oui. Une fois qu’ils ont un livre à eux, est-ce qu’ils te tiennent encore compagnie ? Est-ce que tu penses à eux de temps en temps ?
Gilles Bachelet : Comme je fais peu d’albums, ma galerie de personnages reste assez réduite et je continue à vivre avec eux avec en dehors du livre qui les a vu naître. J’aime bien les replacer comme figurants dans les albums suivants ou les utiliser comme avatar lorsque je fais des dessins pour facebook. Certains, comme la carotte de mon chat (si on peut appeler ça un personnage) sont même devenus récurents. Je la place systématiquement dans chaque album, plus ou moins cachée, comme une sorte de signature. Dans un petit album que j’ai fait récemment, Le Casting, qui sortira en automne en tant qu’album « bonus » dans un coffret de l’intégrale de Mon Chat, plusieurs personnages de mes anciens albums (Mon chat, une autruche, un escargot et un lapin) composent un jury dont la tâche va être de sélectionner, parmi de multiples candidats, celui qui aura l’honneur d’être le héros de mon prochain livre. Cette façon de créer des ponts entre les différents livres et de suivre des personnages sur la durée vient combler, je crois, une frustration que j’ai eu durant les nombreuses années où je travaillais presque exclusivement pour la presse magazine, de faire du « jetable » et de devoir tout reprendre à zéro à chaque nouvelle commande.
Delphine Perret : Tu travailles seul dans ton atelier. Est-ce que tu te sens seul quand tu dessines ? Où es-tu à ce moment-là ? Est-ce que tu penses à ceux qui vont voir le livre ?
(ah et quand même je peux pas m’empêcher de poser la question : est-ce que tu es tout content quand ton livre sort ?)
Gilles Bachelet : Pendant cette même période de ma vie où je ne travaillais que pour la presse magazine et la pub, j’ai beaucoup souffert de l’isolement lié à ce métier. Les réseaux sociaux n’existaient pas encore et, ne faisant pas de livres, je n’étais pas invité sur les salons… Un jour, alors que je recommençais à faire des livres, j’ai demandé à mon éditeur de l’époque, Patrick Couratin, si je pouvais venir squatter pour quelques jours un coin de bureau dans ses locaux… j’y suis finalement resté sept ans, jusqu’à sa mort… J’aimais beaucoup ce lieu qui était également un studio de création d’affiches de spectacle et où l’on voyait passer des personnalités très diverses. Ma situation a changé par la suite. J’ai enseigné pendant dix-sept ans dans une école de beaux-arts, j’ai été assez actif sur les réseaux sociaux ces dernières années et je passe beaucoup de temps en rencontres et sur les salons. J’aime bien maintenant me retrouver seul sur les périodes assez concentrées où je travaille sur un album.
Je ne pense pas particulièrement à un lectorat quand je fais un livre, sinon pour des raisons pratiques (tel objet va-t-il être identifiable par des enfants ? tel mot va-t-il être compris ?). Je pense souvent en revanche à des personnes qui sont des référents pour moi, mon professeur d’illustration Alain Le Foll et Patrick Couratin cités plus haut, tous deux malheureusement décédés trop tôt, et par rapport auxquels je me demande souvent : « Qu’est-ce qu’ils en auraient pensé ? »
Quand le livre sort, dans un premier temps je ne vois que ce qui ne va pas…
(telle couleur aurait été mieux que celle-ci à cet endroit, tel mot aurait été plus juste…), quand ce n’est pas la faute qui a échappé aux multiples relectures et corrections… Il faut un temps assez long et surtout des retours extérieurs, le sourire d’un lecteur qui feuillette le livre sur un salon, un chouette article dans un journal ou sur un blog, pour que je puisse me réconcilier avec le livre et l’accepter tel qu’il est.
Delphine Perret : En dehors de toute considération réaliste (études, prédispositions…), choisis un autre métier. Et dis-moi pourquoi celui-là.
Gilles Bachelet : Même si jusqu’à l’âge du baccalauréat je me destinais, malgré de piètres résultats dans les matières scientifiques, à faire des études de vétérinaire, je m’imagine mal maintenant faire un métier autre qu’artistique… Peut-être quelque chose de plus extraverti, plus dans l’instant, plus en proximité avec le public… Et, tant qu’à faire, une audience plus étendue que l’album jeunesse… Allez… Rockstar… C’est un peu tard pour commencer mais j’ai quand même quelques années de moins que Keith Richards, Mick Jagger ou Iggy Pop…
Bibliographie sélective de Delphine Perret :
- C’est un arbre, texte et illustrations, Le Rouergue (à paraître en octobre).
- Kaléidoscopages, texte et illustrations, Le Rouergue (à paraître en octobre).
- Une super histoire de cow-boy, texte et illustrations, Les fourmis rouges (2018).
- Série Björn, texte et illustrations, Les fourmis rouges (2016-2017), que nous avons chroniqué ici et là.
- Santa fruta, texte illustré par Sébastien Mourrain, Les fourmis rouges (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Pablo & la chaise, texte et illustrations, Les fourmis rouges (2015).
- Bigoudi, texte illustré par Sébastien Mourrain, Les fourmis rouges (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Lettres à pattes et à poils et à pétales, avec Philippe Lechermeier, Thierry Magnier (2014).
- Chevaliers et princesses avec gigot, illustration d’un texte de Christian Oster, l’école des loisirs (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Pedro crocodile et George alligator, texte et illustrations, Les fourmis rouges (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Il était mille fois, illustration d’un texte de Ludovic Flamant, Les fourmis rouges (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Série Moi, le loup et…, texte et illustrations, Thierry Magnier (2005-2013), que nous avons chroniqué ici et là.
- Princesse pas douée, illustration d’un texte de Christian Oster, l’école des loisirs (2012).
- Imagier ron-ron, texte et illustrations, Thierry Magnier (2008).
- L’amour selon Ninon, illustration d’un texte de Oscar Brenifier, Autrement (2008).
Retrouvez la bibliographie complète de Delphine Perret (et plein d’autres choses encore) sur son site : http://www.chezdelphine.net.
Bibliographie (sélective) de Gilles Bachelet :
- Tout Mon chat, Seuil Jeunesse (à paraître en octobre).
- Xox et Oxo, Seuil jeunesse (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Une histoire d’amour, Seuil Jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Une histoire qui…, Seuil Jeunesse (2016).
- La paix, les colombes !, avec Clothilde Delacroix, Hélium (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Les Coulisses du Livre Jeunesse, L’atelier du poisson soluble (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Le Chevalier de ventre à terre, Seuil Jeunesse (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Madame Le Lapin Blanc, Seuil Jeunesse (2012).
- Des nouvelles de mon chat, Seuil Jeunesse (2009).
- Il n’y a pas d’autruches dans les contes de fées, Seuil Jeunesse (2008), que nous avons chroniqué ici.
- Quand mon chat était petit, Seuil Jeunesse (2007).
- Hôtel des voyageurs, Seuil Jeunesse (2005).
- Champignon Bonaparte, Seuil Jeunesse (2005).
- Mon chat le plus bête du monde, Seuil Jeunesse (2004).
- Le singe à Buffon, Seuil Jeunesse (2002).
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !