Cette année encore, on vous propose tout l’été notre rubrique Du berger à la bergère, un rendez-vous qui vous plaît beaucoup — vu vos retours — et qu’on aime beaucoup nous-mêmes. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trices et des illustrateur·trices qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Camille Jourdy et Bernadette Després, Alice Butaud et Isabelle Pandazopoulos, Clotilde Perrin et Marie Caudry, Sébastien Pelon et Julien Arnal, Estelle Billon-Spagnol et Nicolas Michel, cette semaine c’est Mélanie Edwards qui a choisi de poser ses questions à Jean Mallard !
Mélanie Edwards : Nous ne nous connaissons pas, mais je suis votre travail depuis plusieurs années, que je trouve fantastique ! J’ai lu que vous avez de nombreuses sources d’inspiration comme Miyazaki, Mœbius, les miniaturistes russes, Folon… Accepteriez-vous qu’on qualifie aussi votre travail d’impressionniste ?
Jean Mallard : Tout d’abord un grand merci pour ces gentils mots qui me touchent beaucoup… Oui, je suis d’accord avec cela, car je pense que mon travail est dirigé par l’idée de la sensation et de l’émotion. Je ne suis pas un super dessinateur et je fais beaucoup d’erreurs, mais ce n’est pas le but de mon travail d’être juste et parfait, car je cherche avant tout à représenter un sentiment, en passant par la couleur avant tout. J’aime aussi beaucoup le courant de l’art Naïf, car pendant longtemps il était méprisé et moqué, alors que je trouve au contraire que garder son âme d’enfant quand on travaille est une garantie d’honnêteté.
Mélanie Edwards : Votre talent pour un si jeune homme est éclatant de maîtrise et de sensibilité, à la fois dans les compositions et les lumières. Qu’avez-vous le plus travaillé pour y parvenir ?
Jean Mallard : Encore une fois, merci beaucoup pour ces mots ! En fait, j’apprends un peu à chaque dessin, je fais de l’aquarelle depuis que je suis enfant, et à chaque dessin il y a de nouvelles contraintes techniques qui apparaissent, et donc il faut trouver des solutions pour y répondre. Petit à petit la palette évolue et je découvre des moyens plastiques pour répondre à une envie de transmettre telle ou telle émotion. En fait, c’est vraiment le temps qui permet de progresser, dessiner un peu tous les jours, et sans s’en rendre compte on progresse et on apprend plein de choses.
Mélanie Edwards : Vos illustrations dégagent souvent une impression de grande plénitude, de liberté et de poésie. Est-il difficile d’être un rêveur dans le monde d’aujourd’hui ?
Jean Mallard : Oui, je pense que c’est dur d’être un rêveur aujourd’hui ! Je pense souvent à mes parents qui ont grandi dans les années 70 et je me dis que cela devait être tellement différent d’évoluer dans ce monde-là ! En effet, aujourd’hui le monde est extrêmement rapide, et souvent l’idée du futur peut paraître sombre et déprimante…
La plus grande difficulté pour moi, c’est ce rapport au temps, à l’accélération constante. Car je travaille très lentement, mes dessins ont besoin de plusieurs jours voire semaines pour voir le jour et c’est parfois difficile de m’adapter au rythme du monde. Mais je trouve que grâce au dessin j’ai une chance inouïe : je peux chaque jour poser sur le monde un regard d’amour et chercher la beauté. J’essaie de transmettre des sensations de calme et de plénitude pour rappeler aux gens le besoin de ralentir, de regarder autour de soi, de prendre soin de nous… Je suis persuadé que faire des images peut aider les gens à aller mieux, alors je me concentre de toutes mes forces pour faire ça bien !
Jean Mallard : Tout d’abord en tant qu’autrice, quel est votre rapport avec le dessin, avec les images ?
Mélanie Edwards : Lorsque j’écris, j’ai besoin de visualiser les scènes, comme des images figées ou en mouvement. Si elles prennent vie dans ma tête, si elles se colorent, si des voix viennent en plus s’y ajouter, alors les mots pour décrire personnages et situations sortent naturellement. C’est comme si je faisais un tableau vivant avec des mots. Par ailleurs, j’adore l’illustration depuis longtemps, je suis le travail de bon nombre d’illustrateurs, dont le vôtre !, et je garde beaucoup d’images sur papier depuis trente ans. Je suis très sensible aux couleurs également. J’ai donc un grand stock d’images et de vieux papiers, trouvés parfois dans la rue, piqués dans toutes sortes de magazines, qui me servent à faire des collages. Une passion que j’entretiens depuis longtemps. À défaut de savoir dessiner, j’aime et j’ai aussi besoin de créer ces images composites. Mes collages racontent toujours un peu une histoire. En fait, je trouve que l’écriture et le collage sont très similaires et complémentaires. Ils procèdent du même élan : l’un comme l’autre permettent de puiser dans une myriade de souvenirs et de recomposer par l’imagination une autre réalité.
Jean Mallard : Quels sont vos secrets pour raconter des histoires, avez-vous une méthode ? Ou bien suivez-vous votre instinct ? Étant bien incapable d’écrire de bonnes histoires, c’est une question qui me taraude.
Mélanie Edwards : Alors, jusqu’à présent, je n’ai jamais défini un plan très détaillé de ce que je voulais écrire. J’ai au départ une idée assez globale et forte qui m’anime, une trame, oui, mais pas davantage. Car je crois que ce qui me plaît le plus, dans l’écriture, c’est de partir à l’aventure et de ne pas tout savoir à l’avance. Je suis donc mon instinct. J’écoute une voix. Jean-Claude Mourlevat que j’avais entendu une fois disait : « Pour chaque livre, je pars en exploration, ma lampe frontale sur la tête. » Je suis plutôt de ce côté-là ! C’est vraiment ça, pour moi, la magie de l’écriture. Je m’introduis dans un paysage de brouillard et peu à peu, en travaillant, le décor, les personnages, les enjeux s’imposent, s’animent, se clarifient. En revanche, mon fil conducteur est toujours celui de l’émotion. Quand on lit, qu’on regarde une image, un spectacle, ou qu’on écoute de la musique, on cherche souvent une émotion nouvelle, liée à la justesse du propos. C’est ce que je m’efforce tant bien que mal de faire. Je me pose aussi la question de savoir si le lecteur a suffisamment de clés en main pour être touché par les choses que je raconte. Suffisamment, car j’aime bien chercher à créer un espace de non-dit où le lecteur peut se glisser avec ses propres préoccupations. Et enfin, j’essaie de rendre mes personnages attachants, qu’ils sortent transformés des épreuves heureuses ou malheureuses qu’ils traversent. C’est ce qui fera qu’on aura du mal à les quitter, parce qu’ils seront vivants.
Jean Mallard : Enfin, car on en parlait, quel votre rapport au temps, en tant qu’écrivaine, mais aussi en tant que personne ?
Mélanie Edwards : Ah, bonne question ! Mon rapport au temps est parfois un peu confus, je dois l’avouer. Je m’emmêle souvent dans les dates. En dehors du travail où il est nécessaire de se tenir à des dates butoir, les plannings trop précis m’angoissent plus qu’ils ne me rassurent. J’ai besoin de plages de « temps libre » pour évoluer. Peut-être que l’écriture est une façon d’amadouer le temps. Je trouve qu’il passe trop vite. Alors, lire, écrire, imaginer des histoires, c’est comme une façon de vivre plusieurs vies en une, d’ouvrir des brèches élastiques dans un rythme quotidien un peu happant, et de trouver une forme de temps à ma mesure. Enfin, je crois que le temps de l’écriture est incertain. Je ne sais jamais vraiment à l’avance combien de temps je mettrai à finir un texte, et si je pense que je l’aurai terminé vite, un personnage retors, une situation compliquée feront que le temps de la « vraie » vie, avec ses impératifs, sera ralenti par cet imaginaire qui lui résiste. Mais j’ai appris à lui faire confiance. Une histoire bloquée, avec du temps, réussit en général à se dénouer. C’est difficile à expliquer, mais écrire, je crois que c’est donner une autre dimension au temps, qui nous échappe le plus souvent. On peut tout faire si on le réussit : accélérer, revenir fureter dans le passé, rester campé dans le présent, bondir dans l’avenir en quelques phrases. C’est assez grisant, et réparateur, en vérité !
Bibliographie sélective de Mélanie Edwards :
- J’ai dû m’en aller, roman, Bayard (2024).
- Le croque-livre, album illustré par Nina Bruneau, Maison Lison (2023).
- Un été en liberté, roman, Bayard (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Mon arbre, album illustré par Émilie Angebault, Albin Michel Jeunesse (2018).
- Série C’est la vie Lulu !, romans illustrés par Marylise Morel, Bayard (2010-2016).
- Le cadeau secret, album illustré par Émilie Seron, L’école des loisirs (2010).
- Madame Plic et Monsieur Ploc, album illustré par Benjamin Charbit, Kilowatt (2009).
- Et me voilà !, album illustré par Cyril Hahn, Bayard (2008).
- Le nuage de Tim, album illustré par Muriel Kerba, Mila Éditions (1998).
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Bibliographie jeunesse de Jean Mallard :
- Pas bêtes les plantes !, album documentaire, illustration d’un texte de Philippe Nessmann, Sarbacane (à paraître le 23 août).
- Légendes enchantées de la Table Ronde, album, illustration de textes de Tristan Pichard, Gründ (2023).
- Les yeux de la forêt, album, illustration d’un texte d’Emmanuel Lecaye, Actes Sud Jeunesse (2022).
- Quel bonheur !, album, illustration d’un texte de François David, Motus (2021), que nous avons chroniqué ici.
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Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !