Cette année encore, on vous propose tout l’été notre rubrique Du berger à la bergère, un rendez-vous qui vous plaît beaucoup — vu vos retours — et qu’on aime beaucoup nous-mêmes. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trices et des illustrateur·trices qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Camille Jourdy et Bernadette Després, Alice Butaud et Isabelle Pandazopoulos, cette semaine c’est Clotilde Perrin qui a choisi de poser ses questions à Marie Caudry !
Clotilde Perrin : Vous avez réalisé avec Gauthier [Gauthier David, NDLR] plein d’albums très beaux et forts. Je pense notamment à Le jour où le grand chêne est tombé et Les lettres de l’ourse. Comment travaillez-vous avec Gauthier, y a-t-il beaucoup de discussion, de dessins ou d’écriture ensemble ?
Marie Caudry : Avec Gauthier, nous parlons beaucoup de ce que nous aimons dans les histoires, l’écriture et les images. Pour Le Loup venu, nous avons eu une idée en marchant dans le Vercors avant de croiser des bouquetins.
Mais l’écriture, c’est Gauthier, et le dessin, c’est moi. Nous nous donnons notre avis, mais c’est un regard extérieur, pas un travail à quatre mains.
Clotilde Perrin : Quelles sont tes inspirations ? Quelles images ou textes t’enrichissent dans ton travail ?
Marie Caudry : Je me nourris d’images, d’espaces et d’ambiances que je récolte ici et là, dans des bouquins, sur la toile, de trucs que je photographie, d’illustrations anciennes, de visites d’expos…
Il y a une image du Loup venu qui ressemble très fortement à la mare de Félix Vallotton, mais c’était un souvenir inconscient. Et puis, il y a les promenades quotidiennes dans les forêts drômoises.
Sinon, je suis une inconditionnelle de Sendak, de Tove Jansson et de Miyazaki, comme tout le monde.
Clotilde Perrin : Dans tes spectacles dessinés, comment t’organises-tu et qu’est-ce que tu préfères présenter ? As-tu de nouveaux projets sous cette forme ?
Marie Caudry : Nous avons monté une compagnie, c’est une aventure collective, qui fait travailler des personnes avec des compétences très différentes en équipe : musicienne, vidéaste, metteur en scène, régisseuse. Cette aventure me plaît beaucoup, de même que celle de travailler sur un film d’animation. Toutes ces propositions permettent de sortir mes histoires et mes dessins de l’espace du livre et les inscrivent dans une nouvelle temporalité. Nous sommes en train de réfléchir à notre prochaine création. Ça s’appelle « Le chant du dessin » et, contrairement à mon premier spectacle, ce n’est pas une adaptation d’album.
Ce que je peux dire sur l’organisation d’un spectacle dessiné, c’est qu’il faut vraiment le préparer, comme une production de spectacle en général, avec une mise en scène, une rythmique, une narration. Nous, illustratrices et illustrateurs, n’avons pas cette culture de la répétition, et c’est un nouveau domaine à explorer, très intéressant.
Clotilde Perrin : Tes images ont tendance à tendre souvent vers des teintes jaunes au vert bleu. Je me demandais si tu étais inspirée par le lieu où tu habites, la campagne ? Et comment ? Ou c’est tout autre chose ?
Marie Caudry : Pour la couleur, j’ai remarqué que je vivais bien entourée de vert, au point que c’est la couleur dont nous avons peint les murs de notre chambre. Si je passe trop de temps loin de la verdure, mon moral décline très rapidement. J’ai besoin de mon bain de verdure quotidien. Quand je suis en déplacement dans les villes, cela implique d’aller faire un tour au parc. Cela a forcément un impact sur ma gamme colorée, mais j’ai envie, à chaque album, d’explorer de nouvelles gammes. Je déteste le violet, c’est une couleur que je n’utilise jamais dans mon travail, mais je trouve que c’est un défi d’explorer cette couleur et de l’intégrer dans un futur projet. Ce que j’adore avec la couleur, c’est à quel point elle est dépendante de son contexte : la quantité d’espace qu’elle couvre, son voisinage avec d’autres couleurs. J’adore cet aspect esthétique qui me fait penser à des principes fondamentaux d’écologie.
Clotilde Perrin : Tes images fourmillent de détails comme dans l’un de tes derniers albums, La vie des chats. Comment fais-tu pour les construire ? Penses-tu à tout ce qu’il va y avoir avant ou ça se fait petit à petit lors de sa réalisation ? Et quel est ton moment préféré à la conception d’un album ?
Marie Caudry : Je fais partie de ces dessinatrices qui ont gardé le lien avec le goût qu’elles avaient enfants pour le plaisir de se plonger dans les images. J’aime les histoires parallèles que les enfants peuvent se créer en regardant les détails, mais je crois que je ne construis parfois pas assez la multitude des propositions et que cela m’échappe. Cela devient alors une répétition de motifs, et dans ce cas, je trouve que c’est anecdotique et j’essaie de corriger ce travers. J’aimerais parfois pouvoir me dégager de cette profusion pour me concentrer sur la simplicité, mais c’est très difficile d’atteindre la simplicité. Au début du travail sur un album, je me crée un vocabulaire de formes dans mes carnets, qui exploite les différents aspects visuels des univers que je veux représenter.
J’ai deux moments préférés : quand je trouve une bonne idée pour une histoire, un univers qui me semble spécifique et singulier, et au moment où je suis vraiment rentrée dans la construction de mes images, où je sens que je suis à l’aise dans le langage plastique que j’emploie et où je peux être surprise par les images que j’arrive à réaliser. Cela arrive rarement, mais c’est formidable quand ça arrive.
Clotilde Perrin : J’aime beaucoup la poésie qui se dégage de tes images, avec un penchant parfois surréaliste. Je pense notamment à Loup venu. Comment construis-tu ces images ? As-tu une idée dans ta tête bien avant d’en faire un croquis ? Est-ce que ce que tu t’imagines est proche de ce que tu dessines ?
Marie Caudry : Je suis imprégnée d’une intention plus atmosphérique que visuelle à proprement parler. Je pense à la sensation que je voudrais que le lecteur ressente à la vue d’une image, à ce qu’elle doit traduire pour l’histoire. Je m’imprègne de cette intention au moment de dessiner. Cela ne passe pas par une construction réfléchie et intellectuelle, c’est plus une intuition, et cela fonctionne souvent mieux de cette façon.
Clotilde Perrin : Quel serait ton projet de rêve ?
Marie Caudry : J’ai réalisé une adaptation en film d’animation de 26 minutes des Lettres de l’ourse, avec un scénario de Gauthier, produit par Miyu et diffusé sur Canal + en septembre 2024.
Mon projet de rêve, c’est de réaliser un nouveau film d’animation !
Marie Caudry : Clotilde, quand je t’ai rencontrée, ce qui m’a touchée et inspirée, c’est ta manière d’être toujours en train d’apprendre de nouvelles techniques, comme la lithographie, la céramique, le pliage pour fabriquer un livre d’artiste, de lire des pièces de théâtre, d’être à l’affût de tout ce qui pourrait nourrir ta pratique et ton imaginaire, de manière joyeuse et ludique. Quelles sont tes préoccupations et tes découvertes actuelles ? Montres-tu parfois le résultat de tes explorations, même si ça n’a rien à voir avec le livre jeunesse ?
Clotilde Perrin : C’est vrai que j’adore multiplier les techniques. Chacune m’apporte de nouvelles dimensions. J’ai tout d’abord commencé par faire de la gravure à la pointe sèche. Cette technique oblige de travailler au trait. De ce fait, je l’ai appliquée par la suite dans mon dessin. Je pratique aussi en ce moment la céramique. Je cherche cette fois-ci en volume ce que je dessine normalement en deux dimensions. Les premières fois ne sont pas faciles du tout, puis avec le temps, je suis partie dans un travail plus abstrait, avec de la matière. J’espère que cette exploration m’inspirera dans mes prochains albums. Je présente un peu de manière éparse toutes ces recherches sur mon Instagram, mais je préfère pour l’instant les garder un peu secrètes.
Marie Caudry : La musique occupe une place très importante dans ta vie et dans ton travail. Peux-tu nous parler de ton rapport à la musique ? Écoutes-tu de la musique quand tu travailles ? Quel genre de musique ?
Clotilde Perrin : Oui, je vis déjà avec un musicien, donc elle est déjà bien présente dans mon quotidien. Je participe aussi à un concert dessiné avec le groupe des Violons Barbares. Leur musique oscille entre le rock et des morceaux traditionnels bulgares et mongols. Cette collaboration m’a permis d’approcher le dessin avec le geste et surtout le rythme. C’est une tout autre approche du dessin qui me plaît beaucoup. Le résultat n’étant pas la finalité, mais le geste qui importe. La construction d’une image n’est plus du tout la même, car elle devient spectacle vivant. C’est une forte expérience d’être avec des musiciens en live avec leur énergie qu’il faut transmettre par le dessin. C’est intense, mais jouissif. J’aime aussi l’électro et la trans comme Nathan Fake, Molécule, Rone, Irene Dresel ou l’album Jardin de Jacques. Ces musiques invitent à l’image par leur son, leur créativité et leur longueur qui nous entraînent dans un diaporama visuel. Je m’essaie en ce moment à la création de morceaux que j’aimerais mettre en image, tout un programme… qui, j’espère, aboutira.
Marie Caudry : Comment inventes-tu tes histoires ? Penses-tu d’abord aux dessins, à une maquette ou à une histoire écrite ? Poses-tu tes intentions sur la thématique que tu abordes ? Fais-tu toujours un chemin de fer ? T’arrive-t-il de te lancer dans la construction d’un livre sans connaître la fin ?
Clotilde Perrin : Souvent, les idées arrivent spontanément, comme un déclic qui n’arrête pas de me chatouiller la tête. Afin qu’elles ne m’embarrassent plus, j’essaie de les mettre en forme. C’est vrai que parfois c’est un format qui me donne envie de faire une histoire comme l’album Vite vite vite. Parfois, c’est plutôt une envie de raconter des choses sous forme de flap de papier. Alors je cherche, l’histoire souvent s’installe toute seule, je n’ai pas de thématique précise au début. Je préfère me laisser balader par une envie. Car c’est bien une envie qui me donne l’étincelle pour démarrer, sans savoir vraiment ce que ça va donner. C’est une aventure à chaque fois. J’avoue ne faire presque jamais de chemin de fer… c’est trop rigide pour moi. Je me lance directement dans un carnet ou je monte de suite une maquette blanche que je remplis après. Et souvent, je ne connais pas la fin ou alors elle est assez floue. Mais c’est en avançant que je vois la fin approcher. C’est beaucoup de tâtonnements et de recherches pour essayer d’être le plus lisible, rythmée, drôle, captivante et pertinente.
Marie Caudry : Est-ce que tu penses à toi enfant, à tes enfants, ou bien aux enfants que tu rencontres dans ta vie d’illustratrice pour inventer des histoires qui leur sont adressées ?
Clotilde Perrin : Je pense plutôt à moi quand j’étais enfant. Les miens m’inspirent aussi, évidemment. D’ailleurs, c’est depuis que j’ai des enfants que je me suis rendu compte de l’importance du texte à lire à voix haute dans les albums et de l’importance du rythme. C’est en leur lisant des histoires le soir que j’ai découvert la joie de ce moment de lecture à deux, lumière tamisée, silence, calme et volupté… J’espère que mes albums invitent à passer de bons moments comme j’en ai eu avec les miens.
Marie Caudry : C’est quoi pour toi la différence entre une illustration jeunesse et une illustration tout public ?
Clotilde Perrin : C’est pareil, ça peut sentir aussi la crotte de nez pour le tout public comme la bière pour l’illustration jeunesse. Je pense qu’il ne faut pas se donner de barrière, enfant j’aimais grappiller dans les livres de la bibliothèque de mes parents, voir des images différentes de celles que je trouvais dans mes livres.
Marie Caudry : Quel rapport as-tu à l’écriture ? Écris-tu parfois sans passer par le dessin ?
Clotilde Perrin : C’est rare que je ne passe qu’à l’écriture. Je dirai même que c’est le dessin qui m’invite à écrire. Ensuite, c’est l’écriture qui me donne des idées dans l’image. C’est un vrai jeu de ping-pong. Dans mon dernier album, Les Incroyables, j’avoue l’avoir commencé par l’écriture, le dessin est venu après. Le temps passe et ça peut changer.
Marie Caudry : Tu as toujours prêté une grande attention à l’objet livre et aux possibilités que les techniques d’impression et de découpe peuvent offrir à la narration. Est-ce qu’il t’arrive de partir d’un format comme point de départ pour imaginer un livre ?
Clotilde Perrin : Oui, comme dans l’album Vite vite vite dont j’ai parlé dans une question précédente. Je pense beaucoup à l’objet livre. Avant même de commencer un album, je pense déjà à son format, à l’objet qu’il va être, son papier, son format. J’imagine l’émotion qu’il procurera quand on l’aura en main, quand on l’ouvrira. Pour moi, il y a toujours une émotion quand on ouvre la première fois un livre. C’est comme quand on commence un spectacle, j’aborde l’album comme une représentation. Le lecteur entre dans un lieu inconnu, comment l’inviter à entrer dans mes pages ? Comment j’aimerais qu’il se sente ? Comment je l’embarque dans mon histoire ? Et l’objet a son importance, il raconte déjà, puis le reste doit l’accompagner. C’est une symbiose. Certains albums sont des petits doudous, d’autres des créatures effrayantes et encore d’autres de grands shows.
Bibliographie de Clotilde Perrin :
- Les incroyables ou les enfants les plus étonnants que j’ai jamais rencontrés, album, texte et illustrations, Kaléidoscope (2023), que nous avons chroniqué ici.
- De si mignons ogrillons, album, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2023).
- Le meilleur du cinéma pour les enfants : les films incontournables à montrer aux 3-6 ans, documentaire, illustration, Seuil Jeunesse (2022), que nous avons chroniqué ici.
- Ha ! Un cache-cache monstrueux, album, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2021), que nous avons chroniqué ici.
- La maison de Madame M, album, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Vite, vite, vite, texte et illustrations, Rue du monde (2019).
- À l’intérieur de mes émotions, album, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2018), que nous avons chroniqué ici.
- À l’intérieur des gentils (pas si gentils), album, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- À l’intérieur des méchants, album, texte et illustrations, conçu et animé en collaboration avec l’atelier SAJE, Seuil Jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Weepers Circus chante n’importe nawak !, livre-CD, illustrations de chansons des Weepers Circus, Gallimard Jeunesse musique (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Mes plus belles berceuses jazz et autres musiques douces pour les petits, collectif, Gallimard Jeunesse (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Mannele, album, illustration d’un texte de Lionel Larchevêque, Le thé aux histoires (2014), que nous avons chroniqué ici.
- L’enfant lumineux, album, texte et illustrations, Rue du monde (2014).
- Mes plus belles musiques classiques pour les petits 2, livre-CD, collectif, Gallimard Jeunesse (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Le bonhomme et l’oiseau, album, illustration d’un texte d’Alice Brière-Haquet (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Lumières, l’encyclopédie revisitée, album, collectif, L’Édune/CRDP de Champagne-Ardenne (2013), que nous avons chroniqué ici.
- L’ogre bouquiniste, roman, illustration d’un texte de Janine Teisson, Gallimard Jeunesse (2012), que nous avons chroniqué ici.
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Bibliographie jeunesse sélective de Marie Caudry :
- Ah ! Les voyages, album, texte et illustrations, Thierry Magnier (2023).
- Mission aventure, roman, illustration d’un texte de Gauthier David, Casterman (2022).
- Un été Wharton, roman, illustration d’un texte de Gauthier David, Hélium (2021).
- La vie des chats mode d’emploi, album, texte et illustrations, Thierry Magnier (2021).
- Les rebelles, recueil de contes, illustration de textes de Gilles Bizouerne et Fabienne Morel, Syros (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Les lettres de l’ourse, album, illustration d’un texte de Gauthier David, Casterman (2017).
- Naître animal. Les fascinants secrets de familles des animaux, documentaire, illustration d’un texte de Karine Granier-Deferre, Casterman (2017).
- Le jour où le grand chêne est tombé, album, illustration d’un texte de Gauthier David, Thierry Magnier (2017).
- Le Petit Poucet, c’est moi !, roman, illustration d’un texte de Christophe Mauri, Casterman (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Le loup venu, album, illustration d’un texte de Gauthier David, Thierry Magnier (2015).
- L’échassier de l’empereur, album, illustration d’un texte de Maud Michel, Magnard (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Le pain perdu du Petit Poucet et autres recettes de contes de fées, album, illustration de textes de Seymourina Cruse, Thierry Magnier (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Le dragon du vent, album, illustration d’un texte de Régine Joséphine, Chan-ok (2012), que nous avons chroniqué ici.
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Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !