Cette année encore, on vous propose tout l’été notre rubrique Du berger à la bergère, un rendez-vous qui vous plaît beaucoup — vu vos retours — et qu’on aime beaucoup nous-mêmes. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trices et des illustrateur·trices qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Camille Jourdy et Bernadette Després, Alice Butaud et Isabelle Pandazopoulos, Clotilde Perrin et Marie Caudry, cette semaine c’est Sébastien Pelon qui a choisi de poser ses questions à Julien Arnal !
Sébastien Pelon : Quand j’ai découvert ton travail, il me semblait que tu travaillais en numérique, et maintenant tu fais de magnifiques images à l’encre et/ou à l’aquarelle. Qu’est-ce qui a entraîné ce glissement ou ce retour au traditionnel ?
Julien Arnal : En effet, j’ai commencé à travailler en tant qu’illustrateur à travers une pratique exclusivement numérique. Mais progressivement, je me suis tourné vers le traditionnel avec l’utilisation de l’aquarelle et des encres. À vrai dire, avec le numérique, je commençais à tourner en rond. Les possibilités de pouvoir en permanence revenir en arrière pour gommer ses « erreurs », de zoomer à l’infini sur son dessin, de modifier les couleurs d’une simple balance de curseur, etc, finissaient par me procurer une grande frustration. J’avais besoin de me mettre en danger et de bousculer ma pratique pour y faire entrer un peu d’air frais.
Le passage au traditionnel a été bénéfique, mais il m’a fallu un temps de « réadaptation ». Mine de rien, j’étais conditionné par mes années de pratique numérique. Je cherchais le trait parfait, la couleur la plus juste, etc,. J’ai beaucoup recommencé mes premiers dessins. Je m’arrêtais sur des détails insignifiants que j’aurais gommés en travaillant numériquement. Puis j’ai fini par comprendre que tous ces « petits défauts » étaient une véritable richesse graphique et poétique. Plutôt que de chercher à les enlever, il fallait en faire une force. C’est ce que j’aime avec les encres et l’aquarelle, cette part d’imprévisible et d’incontrôlable qui bouscule nos intentions et qui fait entrer un peu d’incertitude dans notre pratique. J’avais enfin trouvé le moyen de renouveler l’air dans ma pratique :).
Sébastien Pelon : Est-ce que tu utilises toujours le numérique ? Qu’est-ce que t’apportent l’une et l’autre des techniques ?
Julien Arnal : Je continue d’utiliser le numérique pour travailler les story-boards et les esquisses de mes dessins. Ça me permet de gagner du temps, de pouvoir apporter des modifications rapidement et aussi de tester des compositions où je serais un peu plus frileux au dessin traditionnel.
Par contre, tout le reste est aujourd’hui en traditionnel pour justement profiter au maximum des potentiels de ces matières « instables » que sont l’aquarelle et l’encre.
Concrètement, ce que j’anticipe et prépare le plus dans mes illustrations, ce sont les personnages et leurs expressions. Tout le reste, l’environnement, le paysage, j’ai une vague idée, mais je vais laisser l’eau et les pigments s’exprimer et créer tout seul. Je contrôle un petit peu bien sûr, pour ne pas que ça parte dans tous les sens, mais l’essentiel du travail se fait par la matière. Les encres ont ce potentiel de pouvoir créer des paysages avec quelques taches de couleur. C’est tellement magique et stimulant.
Sébastien Pelon : Truffade ou Aligot ?
Julien Arnal : Truffade ! Il y a de la matière, c’est moins bourratif !
Sébastien Pelon : Plus sérieusement, j’ai vu que tu habites à Aurillac, dans le Cantal. Es-tu originaire de la région ? Je crois déceler des influences de ces paysages dans ton travail. Peux-tu me dire comment cela habite tes créations ?
Julien Arnal : Oui, je suis originaire de ce département et de ses coins reculés, protégés de la frénésie urbaine, ah ah. Ces paysages et cet « écosystème » sont une grande source d’inspiration pour mon travail. J’ai grandi dans les grands espaces ruraux : les isolés, les profonds, les égarés. Y ai vécu des aventures simples : celles où l’on se roule dans les pailles fraîchement coupées d’une moisson d’été, où l’on court dans les herbes hautes, où l’on flâne au gré des chemins. Des instants sensibles à tremper ses pieds dans la fraîcheur d’une rivière, à regarder les nuages défiler, à sentir l’odeur de la pluie, à écouter la mélodie des oiseaux… Autant d’images, d’odeurs, de sons, de sensations, d’émotions qui aujourd’hui motivent ma pratique du dessin et qui alimentent cette volonté de rendre hommage à ces instants quelconques, à cette légèreté de l’enfance et à ces petits riens poétiques.
Sébastien Pelon : Quand je vois certaines de tes illustrations, je crois voir les feuilles bouger et les personnages s’animer tout seuls. Est-ce que tu as déjà travaillé dans l’animation ou est-ce que c’est quelque chose qui t’attire ?
Julien Arnal : J’ai débuté et construit ma pratique en travaillant dans le cinéma d’animation, essentiellement pour des petites productions indépendantes. Ce qui m’émerveillait le plus, c’était de travailler sur les paysages et, à travers quelques petits mouvements (les chatouillements de quelques herbes folles, le frémissement des feuilles, les cliquetis lumineux de quelques reflets), d’exprimer toutes les singularités et la beauté de la nature. Mais l’animation, c’est long et exigeant :).
Julien Arnal : Tu développes dans ton travail à la fois une pratique numérique et une pratique traditionnelle. Envisages-tu ces deux pratiques de la même manière ? T’arrive-t-il de combiner les deux ? Qu’apporte le numérique que ne t’apporte pas le traditionnel ? Et inversement ?
Sébastien Pelon : Ces derniers temps, je travaille essentiellement en numérique.
À la base, j’ai commencé à travailler sur tablette pour la rapidité et la souplesse que cela apportait. Je peux modifier, recadrer, changer les couleurs plus rapidement.
Quand je commence une image, j’aime me lancer sans savoir où je vais, avec juste mon idée en tête. Je ne prépare pas de palette de couleurs en amont, sinon j’ai l’impression de faire du coloriage… J’aime bien me laisser surprendre. Ce que j’avais imaginé au départ dévie souvent, et le numérique me permet ces hésitations, ces déviations…
Quand je travaille en traditionnel (principalement à la peinture), je me trouve trop « bon élève », moins spontané.
Je m’autorise aussi plus facilement le minimalisme en numérique.
Enfin, j’étais souvent déçu par le rendu imprimé en quadri des images traditionnelles. Avec le numérique, les couleurs sont plus fidèles…
Cela dit, le numérique a nourri mon approche de la peinture, et je me sens maintenant plus libre en traditionnel. L’écriture que j’ai développée à l’ordinateur est assez artisanale et se transpose sans souci à la gouache sur papier. C’est un peu comme si l’ordinateur m’avait permis de trouver mon écriture picturale traditionnelle !
Pour le moment, je réserve la peinture pour des commandes, des expos ou des images perso. Mais j’ai très envie de revenir au traditionnel, dans un avenir proche, pour les livres aussi. J’ai dû y renoncer à regret pour mon album en cours, faute de temps…
En revanche, je n’aime pas mélanger les deux techniques ou alors très rarement. J’aime qu’une image se suffise à elle-même, je n’aime pas que la version terminée d’une peinture ne soit visible que sur l’ordi. Et puis je suis toujours tenté de zoomer et de corriger les petites imperfections et accidents qui font tout le charme des techniques traditionnelles quand je les termine en numérique.
Julien Arnal : Dans ton travail, on retrouve aussi une grande sensibilité aux paysages et à la nature. Quels sont les espaces et lieux que tu aimes le plus ? Cela est-il inspiré par ton environnement de vie ?
Sébastien Pelon : J’ai grandi à la campagne, juste à côté d’un bois où je passais une grande partie de mon temps libre. Il y avait d’anciens souterrains et les vestiges d’un château fort… Et j’ai passé tous mes étés entre la Creuse et les Cévennes, ma région de cœur. Aujourd’hui, quand je suis dans la nature, ou en face d’animaux, je les photographie et ça me fait un genre de banque d’images et d’inspirations. J’aime beaucoup retranscrire tout ça à travers mes dessins, et comme maintenant j’habite en ville, quand je travaille, dessiner ces paysages me sort un peu du bitume ! Quand je me promène ou que je prends le train et que je regarde les paysages défiler sous mes yeux, je me demande toujours comment je ferais pour dessiner cet arbre ou ce nuage ou cette petite maison au loin, et j’essaye de bien tout garder en mémoire. Cela dit, j’aime aussi beaucoup dessiner la ville, l’architecture, les immeubles, les fils électriques, la façon dont tout ça découpe l’espace et prend la lumière.
Julien Arnal : En règle générale, comment abordes-tu une illustration ? Y a-t-il en amont tout un travail de recherche et de structuration ? Ou est-ce que tu travailles de manière très instinctive ?
Sébastien Pelon : Je fais toujours beaucoup de recherches pour chaque livre, mais je commence toujours par faire des dessins avant de commencer à me documenter, pour garder la première inspiration et ne pas être influencé par les documents que je vais trouver. Ensuite, ils viendront nourrir mes idées et en apporter de nouvelles. Pour chaque album, j’ai un dossier avec des paysages, des architectures, des costumes et souvent également un moodboard de l’ambiance générale que j’imagine pour le livre.
Pour les dessins techniques où il faut être précis, je m’y réfère souvent, mais pour les autres documents plus généraux, ils me servent de base pour construire mes images, mais j’aime ensuite pouvoir m’en détacher et laisser place à l’interprétation et la spontanéité.
Bibliographie sélective de Sébastien Pelon :
- Corentin Facteur au grand cœur, album, illustration d’un texte de Nadine Brun-Cosme, ABC Melody (2024).
- Grand-Mama, album, illustration d’un texte de Corinne Fleury, Atelier des nomades (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Comète, album, texte et illustrations, Père Castor (2020), que nous avons chroniqué ici.
- La Belle au bois dormant, album, illustration d’un texte de Gaël Aymon, Nathan (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Mon petit bout du monde, album, texte et illustrations, Père Castor (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Fille de l’un, fille de l’autre, roman, illustration d’un texte de Charlotte Moundlic, L’école des loisirs (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Le voyage de Grand Ours, album, illustration d’un texte de Nadine Brun-Cosme, ABC Melody (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Caché dans la mare, documentaire, illustration d’un texte de Juliette Vallery, Amaterra (2019), que nous avons chroniqué ici.
- La Boîte à joujoux, album, illustration d’un texte d’Élodie Fondacci, d’après Claude Debussy, Gautier Languereau (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Caché dans la forêt, documentaire, texte et illustrations, Amaterra (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Caché dans la prairie, documentaire, texte et illustrations, Amaterra (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Calico Jack et Anne Bonny, pirates des mers, documentaire, illustration de textes d‘Anne-Sophie Baumann, Nathan (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Mes petites roues, album, texte et illustrations, Père Castor (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Série Brune du lac, romans, illustrations de textes de Christelle Chatel, Nathan (2014-2017), que nous avons chroniquée ici.
- Le grand rendez-vous, album, collectif, Nathan (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Robin des bois, album, illustration d’un texte de Stéphane Frattini, Milan (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Mowgli et les loups, album, illustration d’un texte d’Anne Fronsacq, Père Castor (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Le déménagement de Maryse Cocotte, album, illustration d’un texte de Mim, P’titGlénat (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Les familles de la ferme et Le mémo des légumes, jeux, Père Castor (2016), que nous avons chroniqués ici.
- Les rois malhonnêtes, album, illustration d’un texte de Reine Cioulachtjian, Magnard (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Contes de Russie, album, illustrations de textes de Robert Giraud, Père Castor (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Les fabuleuses aventures de Sinbad le marin, album, illustrations de textes de Michel Laporte, Père Castor 2014), que nous avons chroniqué ici.
- Le dodo aux plumes d’or, album, illustration d’un texte de Corinne Fleury, Atelier des nomades (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Pourquoi les éléphants aiment-ils tant leur trompe ?, album, illustration d’un texte de Rudyard Kipling, Larousse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Contes de l’Île Maurice, album, illustrations de textes de Shenaz Patel, Atelier des nomades (2013), que nous avons chroniqué ici.
- La Befana, album, illustration d’un texte de Sandra Nelson, Père Castor (2012).
- Matriochka, album, illustration d’un texte de Sandra Nelson, Père Castor (2012).
Retrouvez Sébastien Pelon sur son site : http://sebastienpelon.com et sur Instagram.
Bibliographie de Julien Arnal :
- Mouette et Chouette, album, illustration d’un texte de Sandra Le Guen, Little Urban (à paraître le 27 septembre).
- Du vent dans les cahiers, album, illustration d’un texte de Camille Osscini, Glénat Jeunesse (2024).
- Le bateau rêve, album, illustration d’un texte de Séverine Vidal, Gallimard Jeunesse (2023).
- Une glace à la mer, album, illustration d’un texte de Camille Osscini, Glénat Jeunesse (2023), que nous avons chroniqué ici.
- Des nœuds dans les cheveux, album, illustration d’un texte de Camille Osscini, Glénat Jeunesse (2023).
- Série Armelle et Mirko, BD, avec Anne Montel et Loïc Clément, Delcourt (3 tomes depuis 2023).
- Les contes du Manoir Frayeur. Garou Vampire, album, illustration d’un texte de Loïc Clément, Glénat Jeunesse (2023).
- Le rêve de mademoiselle Papillon, album, illustration d’un texte d’Alia Cardyn, Robert Laffont (2022).
- Gustave, chevalier de l’autre monde, album, illustration d’un texte d’Emmanuelle Rey, Gautier Languereau (2022).
- J’ai fait disparaître la maîtresse !, roman, illustration d’un texte de Vanina Noël, La poule qui pond (2021).
- Le vent taquin, album, illustration d’un texte de Bernard Villiot, Gautier Languereau (2021).
- Ile de plastique, album, illustration d’un texte de Mathilde Lenhert, Océan éditions (2021).
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Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !